RELIGIOLOGIQUES, 17 (printemps 1998) NOURRITURE ET SACRÉ (p. 159-173)


Poiré, sacré poiré.
La «Fête du poiré» dans le bocage normand

 

Georges Bertin[1]

[Résumé / Abstract]

 

Qu'ils le sachent ou non, qu'ils le veuillent ou non, les courants écologiques entreprennent pratiquement, à travers le concret de leurs revendications, un travail de réhabilitation du sacré dans des sociétés où l'effort de modernisation et les mutations politiques scientifiques et techniques qui en ont résulté, ont contribué à la dilution des valeurs culturelles, hors desquelles les communautés n'ont plus d'âme.

J. Ardoino[2]

 

De nos jours, à côté des fêtes à l'ancienne qui resurgissent dans des communautés rurales où des groupes sociaux - hétérogènes, mais en recherche active - tentent de recréer une animation sociale fondée sur une tentative de «revivalisme» d'expériences traditionnelles, à côté de fêtes foraines mécanisées rejetant le festif dans l'aire du travail, du circuit de la consommation et du temps productif, modèle très largement dominant dans le secteur géographique que nous avons étudié (le Passais Bas-Normand), nous avons travaillé sur un autre type de fêtes telles que pendant une dizaine d'années[3] nous les avons vues se développer et qui nous semblent se constituer, d'emblée, sur un modèle complexe.

Nous les avons appelées «fêtes écologico-communautaires», car il nous apparaissait que ces nouvelles organisations de la fête étaient portées par le projet social et culturel des communautés concernées assumant les deux repères de tout trajet anthropologique: le biologique, avec la valorisation du cadre naturel où elles se déroulent et la référence aux produits du terroir, à la terre-mère-nourricière, à l'imaginaire social avec les tentatives de mobilisation des acteurs, leur implication, l'appel à la création, à la musique et à la danse dont il est la matrice.

À la nostalgie d'un temps de l'universalité rurale de la fête, porteur de valeurs culturelles et sociales en voie de disparition, serait venu se confronter un temps de l'industrialisation de la fête locale, dont les «industriels forains» furent, un temps, les thuriféraires, superposant aux modèles archaïques des modèles mécaniques et consommatoires.

En face de cette évolution, il s'est trouvé un certain nombre de communautés locales pour en dresser le constat, regretter de voir la fête locale - dont ils sentaient bien que c'est un des lieux privilégiés de l'expression de leur personnalité sociale - leur échapper et pour tenter de trouver des réponses à cette inquiétude; celle-ci s'enracine, d'ailleurs, dans une réflexion plus large sur l'avenir du monde rural.

Comme nous disait un maire rural: «que voulez-vous, on a déjà perdu notre épicerie, notre instituteur et le curé alors, si on n'avait plus de fête...»

L'originalité de cette démarche, c'est sans doute d'avoir refusé la double tentation du repli sur les valeurs du passé, qui est le propre, comme le dit Castoriadis, des sociétés archaïques «où non seulement répétition et absence de changement semblent évidentes, mais où paraît valoir un mode de relation à leur propre passé et à leur propre avenir les distinguant radicalement des sociétés dites historiques[4]» et de la démission pure et simple de tout projet social et culturel aux mains de «spécialistes».

Nous avons ainsi observé, chez les promoteurs de ces fêtes alternatives, un souci réel de prendre en compte les données de leur environnement naturel, social et culturel, sans illusions ni mythification et de le traiter de façon communautaire, en laissant un maximum d'initiatives à toutes les composantes de la société locale. Ici le sacré est une composante indispensable à ces tentatives de renouer avec le lien social. Il s'applique, dans l'exemple que nous allons traiter, à une boisson, le poiré[5], autour duquel s'est créé voici 17 ans un véritable événement socioculturel, la Fête du poiré, à Mantilly, dans l'Orne (Normandie, France). Là, chaque année, la population locale tente de mettre en évidence le polymorphisme de ces pratiques et l'articulation de composantes hétérogènes entre elles et en rapport avec le projet de leurs promoteurs.

À travers cette présentation, nous nous efforcerons de poser la question, soulevée par Jacques Ardoino[6], de la recherche du sens du sacré dans nos sociétés contemporaines, non pas en nous demandant s'il y a, dans telle ou telle pratique, référence ou recours à des objets magiques surdéterminant nos activités, mais plus profondément, si les tentatives culturelles que nous avons analysées et auxquelles nous avons participé, manifestent notre capacité, celle des ensembles sociaux concernés, à prendre en compte tout ce qui échappe au domaine du pratico-pratique, à faire un sort à ce qui résiste tout en reconnaissant les lois du fonctionnement et de la Nature et des sociétés humaines.

 

La Fête du poiré à Mantilly

Commune du canton de Passais la Conception, Mantilly, la plus occidentale du département de l'Orne, se trouve au contact immédiat de celui de la Manche, au Sud de la Basse-Normandie, dans une région qui fait marche entre Petite Bretagne, Normandie et Pays de Loire: le Passais, du latin passus, le passage.

Sa population, au dernier recensement, était de 874 habitants contre 1005 en 1975. Elle a donc perdu 126 personnes, soit environ 12% de sa population en 7 ans.

Sa population active (50%) se compte à hauteur de 444 personnes dont 259 employés aux travaux agricoles, soit 58,3% des actifs. Les personnes âgées de plus de soixante ans représentent 28,4% de la population.

Il s'agit donc d'une commune rurale, dont les habitants ont les préoccupations de toutes les communes rurales du Passais, mais dont le nom est en quelque sorte emblématique d'une certaine psychologie collective, reflet du particularisme du Bocage. En effet, c'est à Mantilly que, depuis le XVIIe siècle, éclatent, périodiquement, les insurrections paysannes du Passais (des va-nu-pieds de Mantilly prenant les armes contre la gabelle aux révoltes des bouilleurs de cru au XXe siècle). Cet état d'esprit se manifeste aussi par une solidarité accrue de ses habitants; ainsi, l'Église actuelle du village a été entièrement construite par eux grâce au système d'entraide collective.

Définissant le caractère de sa commune, le maire de Mantilly, Monsieur Lévêque, la décrivait ainsi en 1981: «un peu révolutionnaire, une cohésion, du bon sens». On ne niera point que ces qualificatifs participent, tant soit peu, de la définition même de l'autonomie sociale et culturelle d'une région qui a toujours su inscrire en lettres de désespoir et de sang ses révoltes et sa résistance aux pouvoirs centraux.

Il sera donc intéressant, au regard de la perspective qui est la nôtre, de tenter, en pratiquant l'analyse culturelle de la Fête du poiré de Mantilly, de voir si ce particularisme s'y traduit et en même temps de comprendre comment l'incorporation d'un modèle complexe a pu s'y opérer autour d'une pratique gustative.

 

Ce qu'on en sait

L'origine de la Fête du poiré est à rechercher, paradoxalement, à l'occasion d'un voyage d'études pour animateurs culturels, bénévoles et professionnels que nous avions organisé dans le cadre de l'O.F.Q.J. au Québec, en 1979. Un des responsables du comité des fêtes de Mantilly y participait: Jean Foucher, éditeur de musique (les éditions Pluriel) installé dans sa commune natale et soucieux de la voir se développer sur le plan culturel.

La rencontre, au Québec, de nombreuses expériences incorporant le divers dans des projets de développement devait le provoquer à se poser la question de l'animation de sa commune. Il le manifesta en notre présence, quelques mois plus tard, lors d'une rencontre avec un comité des fêtes plutôt désabusé, se lamentant sur la désaffection du public vis-à-vis de la fête locale, la Saint Michel, fête patronale et foraine, qui se tient chaque année en septembre.

Questionnés sur les éléments culturels, les richesses locales qui pourraient être mises en valeur dans le cadre de la fête, nous entendîmes les membres du comité établir un constat d'échec et un aveu d'impuissance quasi généralisé à imaginer autre chose.

Enfin, un agriculteur déjà âgé qui occupait une place en bout de table prit la parole pour déclarer: «que voulez-vous, à Mantilly, il n'y a rien, rien que le poiré».

Nous eûmes alors beau jeu, partant de cette affirmation, pour relancer le débat sur le produit, son histoire, sa production passée et actuelle, sa commercialisation, la richesse qu'il représentait pour le terroir bas-normand. L'idée de la Fête du poiré était née, en quelques mois, elle souleva l'intérêt de toute la population et le comité qui n'était, à l'époque de notre rencontre, en décembre 1979, fort que de sept membres, passa à soixante-dix actifs dans les mois qui suivirent. Depuis cette date, la préparation et l'organisation de cette fête mobilisent chaque année plus de deux cents personnes qui rencontrent un succès jamais démenti.

Sur les images du poirier et de la poire, ainsi mises en évidence à l'occasion d'un échange assez banal, allait se greffer un «rejet» culturel dont le succès montre à quel point celui-ci était enfoui profondément dans l'imaginaire collectif de cette région du bocage.

Image très symbolique, «la fleur du poirier est parfois utilisée en Chine comme symbole de deuil, parce qu'elle est blanche, et surtout comme symbole du caractère éphémère de l'existence car elle dure peu, et est d'une extrême fragilité[7]».

Dans les rêves, la poire est un symbole typiquement érotique, plein de sensualité. Ceci est probablement dû à sa saveur douce, à son abondance de suc, mais aussi à sa forme qui évoque quelque chose de féminin.

Pausanias raconte que les statues de Héra visibles à Mycènes et Tyrinthe étaient taillées dans le bois de poirier[8].

Ce thème est présent dans de nombreuses légendes dont rendent compte Sir James George Frazer, dans son ouvrage intitulé Le Rameau d'Or[9] et Pierre Saintyves[10] dans les Contes de Perrault et les récits parallèles. Il est à chaque fois associé aux thèmes de la fécondité, de la féminité et de l'abondance, la forme évasée vers le bas évoquant la silhouette d'une femme au large bassin.

Voici donc que, paradoxalement, ce petit fruit sec et dur, cet arbre noueux au profil désolé allaient être le motif et l'origine d'une aventure culturelle qui connaît aujourd'hui des prolongements économiques non négligeables.

Le succès actuel de la fête du poiré tient sans doute, en dehors des aspects liés à l'Imaginaire, au fait que ses organisateurs ont su également faire la synthèse des savoirs collectifs véhiculés par le milieu rural sur la fête.

Peut-être se sont-ils souvenus qu'une foire était à l'origine de leur fête patronale, puisque le jour de la Saint Michel s'y tenait, jadis, un grand marché aux bestiaux. En tout cas, la fête du Poiré est en même temps foire, avec la promotion de produits fermiers dont le poiré que l'on vient, ce jour-là, chercher de très loin, festin, avec l'organisation d'un gigantesque repas (plus de deux mille repas sont servis chaque année et les menus proposés vraiment gargantuesques) et fête, avec son cortège de jeux, de stands, de spectacles les plus divers, les radios locales, etc.

Jours fastes, donc, que ceux auxquels se tient la fête du poiré, entre le 10 et le 14 juillet, en pleine canicule, et l'on sait que les jours fastes sont de l'ordre du sacré dans la mesure où ils s'opposent aux jours néfastes, non autorisés par les dieux.

Ici, le choix d'une date en juillet coïncide désormais avec la période estivale, celle des congés, du retour des « parisiens » au pays, période de cessation d'activités, l'usage social de la fête venant consacrer des conduites collectives.

Après une période très acculturante dans l'histoire de ses fêtes, Mantilly, qui a vu successivement passer le cinéma permanent (dans les années trente), puis les industriels forains dont le dernier avatar est l'implantation des «super-dancings-disco-mobiles» succédant aux bals à l'enseigne de la Tour Eiffel des années cinquante, au mois de juillet de chaque année s'engage dans un alliage pour le moins inattendu de mise en valeur des traditions cidricoles avec celle des néo-artisans, des chanteurs de folk ou de rock, le tout au milieu d'un véritable marché de produits du terroir et d'expositions-démonstrations constituant une ethnographie vivante du poiré.

À nouveau, la mémoire des anciens a été sollicitée, les savoirs d'hier ont été transmis et la fête, alliant retour aux sources et modernité, s'engage dans la voie des grands rassemblements, de la joie de la rencontre comme le relatent les manchettes des journaux:

 

Ouest-France
29 07 80: Première fête du Poiré: en flagrant délices.
29 07 81: À Mantilly, 5000 palais en fête.
27 07 82: La troisième fête du Poiré: un bon cru.
26 07 83: La quatrième fête du Poiré à Mantilly, un cru toujours bonifié.
24 07 84: Mantilly, la Fête qui pétille.
16 07 85: Fête du poiré, on n'a pas pesé le gros sel.
15 07 86: Fête du poiré à Mantilly, une division par quatre[11].

Le Publicateur Libre
19 07 85: Poiré, sacré poiré, le couronnement d'une fête à Mantilly.
17 07 86: Le poiré pétille à Mantilly.

 

À Mantilly, tout le monde le sait désormais, ça pétille, on y boit du cru, c'est-à-dire qu'on s'abreuve aux sources mêmes du pays en même temps qu'à la nature originelle, on y mange, également, et sans compter, puisqu'on ne se donne pas la peine de peser le gros sel qui accompagne le boeuf, plat principal du repas de la fête. Le poiré est bien une liqueur «sacrée», signe d'abondance, de plaisir et de joie de vivre.

Les préoccupations hédonistes certes dominent et la symbolique de la poire, utilisée pour promouvoir l'image de la foire renvoie bien au substrat mythologique qui est le sien. Pour les gens du pays, bien plus encore pour ceux qui, habitant au loin, font ce jour-là le voyage aux origines, la fête a quelque chose à voir avec la terre nourricière, avec la longévité, la vitalité que procure ce nectar source de vie dispensé par un fruit dont la forme évoque les rondeurs et le galbe du corps de la mère, dans un terroir dont les particularités le définissent comme une «façon de vivre en cercle».

 

Les langages de la fête du poiré

Les organisateurs de la fête du poiré ont fait le choix de marquer leur différence avec les autres fêtes locales de la région en y accueillant les modes d'expression les plus divers, exercice périlleux qui consiste à faire coexister, en un même lieu, des langages hétérogènes entre eux.

Ce sont, par exemple, les productions des néo-artisans implantés dans le bocage et venant ce jour-là faire étalage et démonstration de leurs fabrications: bracelets de cuir, poterie, émaux, laines tissées, bijoux, avec les productions de l'édition régionale, les produits fermiers ou un artisanat plus traditionnel tel que celui du sabotier, du vannier, sans parler bien sûr des productions plus directement ethnologiques inspirées par l'histoire de la production du poiré et par ses transformations ni du stand d'Amnesty International.

Côté artistes, c'est aussi la profusion, le mélange des genres délibéré puisque les attractions proposées englobent des chanteurs engagés tels Gilles Servat à Ricet Barrier, en passant par des groupes plus traditionnels comme les Tri Yann, par Gwendal, (groupe rock breton), par Casthelhemis, ou encore le chanteur acadien Zacharie Richard, jusqu'aux groupes ou individualités implantées plus localement tels Les Poinchevaux, Naphtaline et son orgue de barbarie, P'tit Jean, P'tit Pierre, Pause Calva, le conteur normand Victor Vivier, le Père Madeleine, ou l'orchestre de jazz de Philippe Vanden, le groupe de variétés «Pourquoi Pas?», des bateleurs, etc.

On a tant fait, tant et si bien que la fête du poiré s'est acquis, comme cela, au fil des ans, la réputation d'un festival de chanson et de musique qui draine des milliers de spectateurs (de 5000 à 7000 le dimanche après-midi).

Foin du cloisonnement entre les disciplines, entre les genres musicaux et les styles, il est admis, une fois pour toutes, qu'à la fête du poiré chacun peut trouver à étancher sa soif, quels que soient ses goûts. Il existe d'ailleurs plusieurs variétés de poiré: sec, doux, demi-sec ou demi-doux!

Puissamment relayée par les radios locales qui portent son message dans toute la région, c'est-à-dire aux marches de Bretagne, de Normandie et du Maine, la Fête du poiré compose avec la mode, elle s'en sert pour vulgariser ses contenus et ne dédaigne pas les coups de publicité, disposant d'un réseau d'affichage animé par des bénévoles; sur un rayon d'environ cent cinquante kilomètres, nul ne peut ignorer qu'elle a bien lieu!

Elle a intégré, dans son discours, les modèles spectaculaires que les gens qui la fréquentent viennent d'abord rechercher; ils sont mis au service de son but premier: faire connaître les produits du terroir et d'abord le poiré.

Son espace est immense, elle s'étend sur plusieurs hectares dans un clos de pommiers et de poiriers, à quelques centaines de mètres du bourg de Mantilly; il est bien délimité, et une répartition fonctionnelle établie entre la sphère du spectacle, celle du repas, celle des jeux et celle du commerce de produits locaux, tout étant disposé de telle sorte que personne ne peut en ressortir sans avoir vu l'ensemble.

Nous avons noté, au fur et à mesure que les années passaient, une évolution des répertoires, d'abord très tournés vers la mise en valeur de la terre, des traditions locales, d'un certain rapport des participants à la Nature, ils ont aujourd'hui tendance à incorporer de plus en plus les modèles du «show business», tandis que prolifèrent les références à l'imagerie nord-américaine. Évolution que nous retrouvons ailleurs, signe d'une tendance nette à l'acculturation.

Alors, au vu de ce constat sur l'évolution des langages, on peut se demander à quel avenir sont condamnés ceux qui adoptent un parti pris d'ouverture dans la détermination du contenu de leurs fêtes locales et si l'accueil des messages diffusés par un environnement médiatique dans le cadre de telles manifestations ne risque pas, à terme, d'en pervertir le sens, d'en dévaluer l'intérêt, par exténuation de ce qui en fait le lien originel, justement le sentiment d'un sacré partagé.

 

L'organisation

Il est assez difficile de recueillir auprès de ses organisateurs une statistique assez exacte sur la fréquentation de la Fête du poiré, et ce pour deux raisons:

 

- la publier ou l'avouer publiquement les entraînerait à rendre des comptes à certains organismes publics et privés prélevant des droits calculés en fonction du nombre d'entrées, d'où une certaine discrétion observée, avec constance, depuis 1980; le sacré et le secret ont toujours fait cause commune;

 

- les postes de travail comme le budget étant répartis, par le comité, entre plusieurs secteurs de la fête, rendent quasi impossible la restitution de données exactes, ceci renforçant cela.

 

Compte tenu de notre propre expérience de ce genre de manifestations et des renseignements glanés sur le terrain, nous évaluons le public présent, les bonnes années, à environ dix mille personnes, toutes manifestations confondues. Soit une multiplication par dix de la population de la commune. Nous trouvons là un autre des caractères festifs, le rassemblement, la foule, sans lesquels il n'est de fête qui vaille.

L'organisation de la fête repose sur un comité d'environ deux cents personnes, l'équipe de coordination étant formée du Conseil d'Administration du Comité des Fêtes.

La fête commence le samedi soir par la nuit des jeunes, laquelle se concrétise par un grand spectacle et un bal «moderne». Dès ce premier soir, les tentes du restaurant champêtre sont ouvertes au public, une animation est organisée, avec les musiciens de la région, musiciens de routine ou chanteurs, les conteurs du terroir, etc.

Le dimanche, la matinée s'ouvre par la messe solennelle célébrée sur le terrain de la fête avec la participation d'un ensemble de cuivres, trompettes ou cors de chasse.

À midi, tous se retrouvent sous les tentes pour le repas «boeuf gros sel» arrosé de poiré tandis que les artisans, les producteurs et les artistes prennent position à l'extérieur sur les stands et podiums préparés à cet effet.

C'est vers quinze heures que le spectacle commence, il se poursuit jusque vers dix-huit heures tandis que les stands de vente des produits locaux, de dégustation de poiré et de démonstration des techniques agricoles et artisanales accueillent le public de façon permanente.

La journée s'achève en soirée par le «bal à Papa», musette et accordéon clôturant la fête.

La technique mise en oeuvre pour la réussite de l'opération est importante: 1600 mètres carrés de bâches, 1 kilomètre de tables et de nappes, 300 bénévoles, secouristes, gendarmes et pompiers, des sonorisations, une estrade géante entièrement fabriquée sur place, des parcs à voitures installés dans les champs alentour, tout cela représente une forte mobilisation et demande une organisation sans faille.

Le budget est, lui aussi, à l'avenant. Frôlant les trois cent mille francs, il s'autofinance entièrement de par la seule activité de la fête: entrées sur le terrain, repas et participations diverses. C'est dire que, la fête étant en plein air, les variations atmosphériques peuvent entamer la fiabilité de l'opération, sur ce plan là au moins.

 

Comment c'est vécu: «en flagrants délices»

Freud[12] voyait dans la fête la violation solennelle d'un interdit, un excès; or, notre vécu de la fête du poiré ne nous a guère conduit à identifier de transgression dans cette manifestation champêtre. Point d'orgie ni de viols, point d'assassinats, comme au Carnaval de Rio, point de remise en cause flagrante de l'ordre établi, d'inversion des rôles, comme dans la Fête des Fous au Moyen-Âge, point de ces phénomènes de transe qui s'emparent des foules méditerranéennes ou africaines à l'occasion des célébrations collectives.

Ici, au contraire, l'observateur est frappé d'une certaine propension à la gentillesse, au respect de l'ordre imposé par les organisateurs, chacun prenant docilement sa place au spectacle ou dans la file d'attente au restaurant champêtre en devisant gaiement avec ses voisins. Tous mes interlocuteurs, interrogés, soulignent «l'ambiance familiale» de la fête mais l'on sait que la famille est aussi le lieu de tous les refoulements.

On peut trouver à cette attitude plusieurs types d'explication.

La première a trait aux tabous, décrits par de nombreux auteurs, qui portent, en Bocage, sur le langage, la sexualité, la religion, en général toutes les manifestations physiques et émotionnelles dans les contacts interindividuels.

La seconde tient au fait que le bal n'est plus aujourd'hui le lieu des rencontres de la jeunesse des deux sexes; c'est maintenant la boîte de nuit.

Il y en a justement une au village de Mantilly et lors de la réunion du comité déjà mentionnée, il s'est élevé plusieurs voix pour dire la difficulté qu'il y a «à tirer les jeunes des boîtes aujourd'hui».

La Fête du poiré n'offre aucune possibilité de mise en scène des affects qui traversent les groupes de jeunes. Elle a bien pensé à cette clientèle, mais en termes de spectacles, et tout se passe plus par projection-identification sur la vedette présente que par implication personnelle active.

Entrant dans la sphère de la consommation, la Fête du poiré s'est fermée à l'expression collective de son public. Sa taille, atteinte d'emblée, la rendait incapable de gérer une telle situation.

Cependant, elle a connu, à l'occasion de certains spectacles tels le Tri Yann, Zacharie Richard ou le samedi soir, sous les tentes du restaurant, des moments d'exaltation collective, les gens commençant à sortir de leur quant à soi, se levant pour danser sur les tables ou entre les chaises, applaudissant et reprenant des couplets en choeur, comme un air de fête au coeur de la fête!

Quand toute la jeunesse d'une micro-région se donne rendez-vous dans un concert de rock ou de folk, la démarche en elle-même ressortit d'une des constantes de la fête qui est celle du grand «concours de peuple»; il s'agit certes d'une présence, pour le plus grand nombre passive, et l'on touche ici à l'ambiguïté de la mise en place de tels modèles.

 

La société en miettes, dit Alfred Simon[13] , laisse l'homme seul avec son désir ou plutôt les morceaux de son désir impossibles à coller ensemble. De la crise de la raison émerge le désir nu, aussitôt exhibé par les pornographes de la foire, contre argent comptant... Il n'en reste pas moins que le désir de la fête est là et n'échappe qu'à ceux qui sont intéressés à ne pas le voir. Le théâtre est présent au principe de la fête et celle-ci ne se trouve qu'en trouvant son théâtre.

 

Autre aspect de la fête du poiré: cette convivialité débordante, ce partage presque pantagruélique de la boisson et de la nourriture très clairement manifesté dans la complaisance avec laquelle le comité des fêtes détaille les tonnages de boeuf et de poiré nécessaires à cette communion collective. Ici, le stade oral est très largement valorisé, dont Mélanie Klein nous a appris le rapport qu'il entretient avec le sein maternel. Pour reprendre la typologie de Gilbert Durand, le réflexe d'avalage polarise un régime de l'Imaginaire déterminé par les dominantes digestives avec ses adjuvants gustatifs.

La quasi douceur constatée dans les comportements collectifs renforce ici les polarités féminines de son régime imaginaire. Sous la figure archétype de la poire, c'est vers une régression que s'acheminent ceux qui pénètrent dans la pénombre des tentes que l'on appelle ici des «chaumières», venant retrouver l'impression délicieuse de prise en charge qui était celle de leur rapport à la mère, l'intimité rassurante du groupe social et les effets de la boisson produisant ce décrochage.

Cet isomorphisme des symboles de la descente et de l'intimité a été mis en évidence par Gilbert Durand quand il a analysé le conte populaire «Maman l'eau» et ses thèmes de la mère et de l'eau, de la plongée, de la liaison des contenants et des contenus alimentaires, illustration des structures mystiques de l'Imaginaire, lesquelles «se révèlent dans le trajet imaginaire qui descend dans l'intimité des objets et des êtres[14]».

Reprenant les travaux de plusieurs psychanalystes, il montre qu'il y a un trajet continu du fluide à la coupe qui ressortit du trajet alimentaire de l'avalage et que le symbolisme alimentaire est contaminé par les images cosmiques et cycliques d'origine agraire, justement ici tout à fait présentes.

Dans cette optique, l'expression «sacré poiré» relevée dans les gazettes locales est peut-être finalement très juste. Elle met bien en relation cette recherche du breuvage sacré qui n'est en fait que celle du délice de l'intimité retrouvée.

«Le symbole de la boisson sacrée est lourd de significations, écrit Gilbert Durand[15], puisqu'il est relié aux schèmes cycliques du renouvellement, au symbolisme de l'arbre, comme aux schèmes de l'avalage et de l'intimité».

Si la Fête du poiré de Mantilly possède un particularisme, c'est sans doute celui-là. Privilégiant les archétypes alimentaires, elle renvoie au culte de la déesse mère, lactifère et nourricière, dont les images sécurisantes font ici collusion avec celles du poirier, porteur de fruits figurant par leur forme les images nourricières, lesquelles font lien avec le cosmos, les saisons du ciel.

«Mantille sous poiriers» participe de l'idée non moins sécurisante du renouveau de la végétation, du cycle naturel de la fécondité, et tend à conjurer cette angoisse de l'avenir qui s'empare des bocains au moment de la floraison des poiriers, à la vue de leurs fleurs blanches fragiles et éphémères.

À l'occasion d'un temps qui se trouve libéré, suspendu, la religion implicite sous-tendue par la tenue de la fête du poiré est créatrice de ces enjeux: contribuer à dresser pour l'homme vivant là un temps différent contre la pourriture de la mort et le destin. Elle vient à point pour souligner l'effet de rupture qu'elle produit, aux jours «hernus», c'est-à-dire les plus chauds de l'été, période où les celtes célébraient Lugnasad, la fête royale, assemblée de Lug où justement il était question de : «goûter chaque fruit célèbre».

Fête instituée par Lug, dit la légende irlandaise, pour honorer la mémoire de celle qui l'avait nourri et élevé: Lugnasad, chez les celtes, inaugurait ainsi le mois consacré à la Terre-Mère[16].

Pour Régis Boyer[17], l'homme érige en sacré les représentations grâce auxquelles il veut vivre et accepte de mourir en paix, qui lui permettent d'admettre la temporalité, la justifient et l'incitent à savoir et à comprendre pourquoi il veut savoir.

La quête du sacré est ainsi le geste le plus fondamental que nous portions en nous dans la recherche du mythe, figure anhistorique où le sacré existait à part entière dans la perfection.

L'espérance du sacré est pour lui visitée dans deux dimensions:

- la vie, notre bien le plus précieux: nous avons montré ce que le poiré, élixir de vie, issu de la poire, figure maternelle, avait à voir avec la source vitale;

- l'âme, qui présente diverses images: l'on a vu qu'à Mantilly, au coeur du bocage, elle prend ici figure collective, communautaire, dans le culte des racines d'une région, dans sa fonction de reliance où le repas arrosé de poiré tient la place centrale.

 

Certes, l'observateur avisé ne reconnaîtra que des formes atténuées de manifestation du sacré, dans ces gestes communiels qui regroupent les bocains autour du poiré et des banquets pantagruéliques auxquels elle convie les bocains, mais la nature entière s'y révèle en tant que totalité cosmique.

La Fête du poiré est aussi un lieu sacré, dans la mesure où elle produit une rupture tout à fait inhabituelle avec l'homogénéité d'espaces consacrés d'ordinaire aux activités de production.

Au coeur du Passais, elle est le lieu d'un passage entre divers groupes sociaux, entre intérêts différents, entre le rural et l'urbain, entre les gestes et les métiers d'hier et les nécessités économiques d'aujourd'hui, elle est encore celui d'une communication.

Toutefois, la fête du poiré nous paraît rester dans le monde profane, dans la mesure où le tabou, le sacré, coexistants du sacré, n'y apparaissent pas comme composantes indispensables de son évolution, laquelle utilitaire, l'entraîne dans la sphère de la consommation en même temps qu'elle a servi de lieu de cristallisation d'initiatives de développement économique (coopérative des producteurs de poiré, route du poiré, maison de la pomme et de la poire, etc., en sont nées).

Le détour qu'elle a produit, un temps, dans l'histoire culturelle du bocage a eu des effets de reliance, de redécouverte de solidarités oubliées, référencées à la redécouverte de solidarités nouvelles et anciennes, oubliées.

Derrière la poire, se profile l'image toujours présente de la communauté villageoise qui contribue à définir la socialité bocaine dans son altérité. Cela s'opère sur la base de connaissances produites ici spontanément, fondant un consensus sur une tradition.

Parce qu'elle vit dans le temps et en même temps hors du temps, parce qu'elle interroge à la fois le social et le psychologique, parce qu'elle est une et diverse, la Fête du poiré est ainsi un objet culturel à propos duquel nous pouvons continuer à nous poser les questions les plus fondamentales. La Fête du poiré, dans sa propension à proposer une nouvelle mystique fondée sur la gestion paradoxale de l'archaïque et du moderne, atteste d'un besoin de révolte contre un monde étroitement domestiqué qui passe nécessairement par un ressourcement de l'Imaginaire.



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[1] Georges Bertin est professeur et vice-recteur à l'Université catholique de l'Ouest (Angers) et membre du Groupe de Recherches sur l'Imaginaire dans l'Ouest.

[2] Préface à La formation à l'écologie et à l'environnement, dans Pratiques de formation-Analyses, no 7, Université de Paris VIII, juin 1984.

[3] Georges Bertin, L'Imaginaire dans les pratiques d'animation socio-culturelles, l'exemple de la fête locale, thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 1989, 847 p.

[4] C. Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Paris: Seuil, 1975, p. 257.

[5] Le poiré est un cidre de poire, au goût délicat. Il s'obtient à partir d'une variété très particulière de poires, petites et dures, impropres à la consommation comme fruits à couteau et dont les poiriers ne poussent que dans des terroirs très circonscrits, comme précisément celui du Passais, où se trouvent réunies un certain nombre de conditions ayant trait à la composition des sols, à l'hygrométrie et au climat. Produit très fin, le poiré est parfois appelé le «champagne normand».

[6] J. Ardoino, dans Pratiques de formation, op. cit., p. 7.

[7] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris: Seghers, p. 41.

[8] Michel Cazenave, Encyclopédie des symboles, Paris: Livre de Poche, 1996, p. 542.

[9] J. G. Frazer, Le Rameau d'Or, Paris: Robert Laffont, réed. Bouquins, 1984, p. 320 et 372.

[10] P. Saintyves, Les contes de Perrault et les récits parallèles, Paris: Robert Laffont, réed. Bouquins, 1987, p. 55 ss.

[11] Il s'agit d'une division par quatre du nombre de spectateurs due à deux facteurs cumulés: une pluie diluvienne et une mauvaise récolte de poiré.

[12] S. Freud, Totem et Tabou, Paris: Payot, 1979, p. 161.

[13] A. Simon, Les signes et les songes. Essai sur le Théatre et la Fête, Paris: Seuil, 1976, p. 167-168.

[14] G. Durand, Les structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris: Dunod, 10e éd., 1975, p. 320.

[15] Ibid., p. 410.

[16] F. Leroux et Ch. Guyonwarc'h, Les fêtes celtiques, Rennes: Ouest-France-Université, 1995.

[17] R. Boyer, Anthropologie du sacré, Paris: Mentha, 1992.