Maria Stella Barberi (dir.), 2001, La spirale mimétique. Dix-huit leçons sur René Girard, Paris, Desclée de Brouwer, 367 p.

 

 

       Parallèlement à la publication du récent livre de René Girard intitulé Celui par qui le scandale arrive est paru un ouvrage consacré à ses théories. Rassemblant des articles produits depuis plus d’une vingtaine d’années par des chercheurs appartenant à divers domaines et s’intéressant aux multiples implications des concepts girardiens, ce livre se veut plus qu’un simple compte rendu du travail de l’anthropologue français ; il est à vrai dire une tentative pour pousser un cran plus loin la théorie en cours d’élaboration du désir mimétique. Ces articles prêchent d’ailleurs tous pour une grande liberté d’appropriation de ladite théorie, n’hésitant ni à contester des points de détail ni à recourir à des exemples insolites afin de renouveler la réflexion de René Girard. Même si chacun des auteurs prend la peine de résumer les thèses de Girard selon le point de vue qui est le sien, ces dix-huit leçons n’ont donc rien de simples tentatives de synthèse des propos girardiens, car toujours finit par se produire un glissement qui permet de situer la problématique dans une optique singulière.

       Cinq grands thèmes sont à l’honneur dans La spirale mimétique, cinq thèmes qui, en autant de parties, ouvrent le champ à moult approches critiques. Une première partie, intitulée « Méthode », regroupe trois articles dont le mandat consiste à bien situer les idées de René Girard sur un plan purement théorique. Ces idées, rappelons-le, n’ont pas acquis d’emblée l’aval de la critique, plusieurs membres de l’intelligentsia universitaire s’étant montrés plutôt réfractaires à leur fondement. S’étant aperçu que « c’est sur sa méthode que portent les contresens fondamentaux, ce qui fait qu’on ne le lit pas du tout sur le plan où il s’est lui-même situé. Et alors on lui fait dire à peu près n’importe quoi » (p. 17), Pierre Ganne, auteur du premier article, entend défendre les thèses de Girard et remettre les pendules à l’heure en ce qui concerne sa démarche. L’auteur indique en quoi la critique a eu tort de voir en Girard un faux scientifique, partant du prédicat selon lequel « son hypothèse se situe […] sur le plan de […] disciplines — ethnologie et histoire des religions — [qui] n’existent pas encore vraiment sur le plan scientifique » (p. 18). Les deux articles suivants, écrits respectivement par Raymund Schwager et Éric de Rosny, adoptent des perspectives contrastantes : le premier, dans une tentative de mise en parallèle des thèses de Roberto Calasso et de Girard sur la création et le sacrifice, montre que le penseur français élargit la vision traditionnelle héritée des Lumières et de la pensée libérale en raccordant nature et liberté à la question du sacrifice, établissant ainsi l’utilité de ce dernier. Éric de Rosny met pour sa part les théories de Girard à l’épreuve sur le terrain : l’initiation à la vision pratiquée par un guérisseur traditionnel de la côte du Cameroun révèle un recours à la violence qui trouvera son point culminant dans l’établissement d’un bouc émissaire, ce qui confirme les vues de Girard sur la finalité du processus victimaire.

       Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Modèles littéraires », quatre chercheurs appliquent les théories de René Girard à des œuvres littéraires. Qu’il s’agisse de comparer les Don Quichotte de Cervantès et d’Avellaneda pour comprendre de quelle façon le héros du premier, poussé par son désir vers une folie au cœur de laquelle affleure une pointe de conscience, renouvelle le concept périmé de folie complète qu’adopte le second, annonçant la modernité (le Don Quichotte de Cervantès « unit en lui, il incarne les deux aspects du travail de désacralisation : l’effondrement historique du vieil héros épique […] et le salut des marginaux. Ils sont les deux aspects d’un même phénomène : la désuétude historique et grandissante du mécanisme victimaire-sacrificiel » [p. 79], affirme Cesareo Bandera), ou qu’il s’agisse plutôt d’observer, avec Maria Stella Barberi, l’évolution du personnage de Sigismund dans la représentation qu’en donne Hofmannsthal au début du XXe siècle par rapport à celle que proposait Calderón dans La vie est un songe (1636) et de remarquer que le triple refus du pouvoir (mythique, initiatique et nihiliste) du personnage rend compte de l’effondrement d’un « modèle d’autosuffisance du pouvoir » (p. 100), toujours la littérature constitue un terrain propice à l’analyse girardienne. Christiane Frémont explore ensuite la dimension interne du désir mimétique tel qu’il opère en Jean Valjean, héros de Victor Hugo, qui lutte contre lui-même pour imposer son identité et finit par se proposer comme victime émissaire idéale. Éventualité que refusera Tintin, selon le commentaire proposé par Michel Serres, dont la réflexion sur la présence du fétiche dans les aventures du célèbre reporter tend à révéler que les textes de la littérature impliquent déjà un savoir que les sciences humaines leur arrachent par la suite en les étudiant, se réclamant dès lors de découvertes en réalité factices.

       Avec la troisième partie, titrée « Éducation », apparaissent des questionnements capitaux. Les théories de Girard, misant sur la mimesis, remettent en question les apports philosophiques liés à l’apprentissage, ce qu’énoncent sans faux-semblants les deux articles ici rassemblés. Giuseppe Fornari et Andrew McKenna récusent chacun à leur manière les acquis de la pédagogie occidentale, montrant comment le phénomène de médiation interne cher aux penseurs grecs de l’Antiquité (notamment les présocratiques et Platon) a été récupéré de manière néfaste par la pensée positive, ce qui a conduit à l’établissement de systèmes d’éducation où les médiateurs ne prennent plus leurs responsabilités et causent l’avènement d’une mimesis d’appropriation peu saine. La solution se trouverait-elle dans la figure du Christ qui déjà savait canaliser le désir vers une médiation externe ? À moins qu’il ne faille redécouvrir la littérature comme moyen d’apprentissage révélant les grands axes des désirs de l’individu humain ? Avec ces modèles sous la main, il devient possible de maîtriser et de diriger le désir vers des avenues sensées.

       « Amitié-inimitié », quatrième partie de l’ouvrage, comporte cinq textes adoptant des approches diversifiées (philosophie, théologie, politique). Un consensus semble toutefois se dessiner entre les auteurs : la solution au problème de la violence, problème provoqué par la mimesis d’appropriation, réside dans la focalisation vers un médiateur externe. Pour Domenica Mazzù, la conscience de soi, scindée et devenue étrangère à elle-même, doit se tourner vers la Vie, tandis que Pierre d’Elbée, se servant de la relation établie entre Jésus et Jean-Baptiste, dévoile comment il devient possible de court-circuiter le processus sacrificiel, actualisant en cela le point de vue épousé par la pensée mythique archaïque. Lucien Scubla, analysant les enjeux de la relation maître-disciple, voit de son côté que le désir mimétique est désamorcé lorsque le médiateur occupe une place extérieure dans la relation d’apprentissage. Enfin, Wolfgang Palaver se fait fort de comprendre comment la théorie politique ami/ennemi de Carl Schmitt se rattache aux mythes archaïques qui laissent reposer l’équilibre du groupe communautaire sur l’exclusion des éléments dangereux à la cohésion de l’ensemble, alors que Stefano Tomelleri aborde la question des rapports entre dominants et dominés du point de vue de Nietzsche qui a vu dans le ressentiment la morale des faibles. Le penseur allemand aurait toutefois fait fi de la question des relations entre individus, ce qui l’a conduit à prendre la cause pour l’effet.

       La dernière partie de l’ouvrage propose quatre textes qui, placés sous l’égide de la « Compassion », développent les théories plus tardives de Girard en rapport avec le message des Évangiles. Pour Anthony W. Bartlett, l’eschaton dont parle à profusion René Girard dans ses travaux est sous-tendu par un novum dont il importe de saisir la portée : par delà la récupération nocive faite par Girard de la conception platonicienne du désir, il faut voir la possibilité d’un eros de compassion — chance inouïe pour l’espèce humaine, une fois le processus révélé, de se tirer des griffes du chaos mimétique. Sandor Goodhart démontre qu’au contraire de l’éducation occidentale platonicienne, l’éducation hébraïque ne prône pas la séparation vrai/faux, mais cherche plutôt, dans sa facture « prophétique plutôt que représentationnelle, anti-idolâtre plutôt qu’ontologique, diachronique plutôt que synchronique » (p. 315), à assimiler l’individu au groupe, démarche qui ne peut conduire qu’à l’harmonie. Marie-Louise Martinez pose par la suite à sa façon la nécessité de fonder une anthropologie relationnelle : renoncement et compassion peuvent seuls permettre de déconstruire la violence qui a prévalu tout au cours du XXe siècle. Pour terminer, Mario Roberto Solarte Rodriguez réfléchit sur l’importance, en cette ère de globalisation, de réinsérer l’individu dans une éthique du marché (sorte de médiateur externe régissant de et par lui-même les échanges entre organes impersonnels, d’où la nécessité d’instaurer une éthique qui laisse place à l’implication de l’individu).

       Ces études, pour la plupart menées rondement, ouvrent des perspectives d’analyse intéressantes dans de multiples champs. Elles entretiennent toutes un lien plus ou moins étroit avec les théories de René Girard qui, dans un court avant-propos, mentionne à quel point il est important pour chaque lecteur de se les approprier et, à la manière de leurs auteurs, de repenser à partir de ses propres acquis les enjeux de la théorie mimétique. Celle-ci, selon Girard, « n’est pas une Académie ni l’une des multiples écoles ou courants post-modernes ; elle est une proposition concrète pour étudier et mieux comprendre la réalité humaine » (p. 7). Les textes rassemblés ici donnent beaucoup de matière à réflexion. Le lecteur peu familier avec les théories girardiennes s’y perdra aisément, de même que celui à qui manque une bonne base philosophique. Qu’à cela ne tienne, ne serait-ce que dans le but de s’initier à une pensée novatrice à souhait, il vaut la peine de plonger dans cette Spirale mimétique : la démarche qu’elle présente s’avère enrichissante et foisonnante de possibilités.

 

Jean-Pierre Thomas

Université de Sherbrooke

 

 

Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), 2001, La globalisation du religieux, Paris l’Harmattan, 282 p.

 

 

       Ce livre est composé des actes du colloque annuel de l’Association Française de Sociologie des Religions (AFSR) qui a eu lieu à Paris en l’an 2000. En introduction, les directeurs de la publication notent que la globalisation du religieux passe en premier lieu par la culture, par la transition de cette dernière de l’international au transnational. Ils remarquent que les stratégies d’expansion religieuses relèvent de nouvelles logiques qui ne dépendent plus du rapport entre les États et que la globalisation du religieux obéit à des logiques qui lui sont spécifiques, ce qui à leur avis en justifie une étude approfondie.

       L’article de Claude Prudhomme sur les diverses transformations de la mission chrétienne au cours du 20e siècle montre bien les particularités de la mondialisation du religieux. Au début du siècle, les missionnaires chrétiens partaient essentiellement de l’Europe et de l’Amérique du Nord pour aller vers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. Aujourd’hui, il semble que le flux migratoire soit plutôt multilatéral. Selon l’auteur, la faible capacité des congrégations occidentales à produire de nouveaux clercs fait en sorte que plusieurs congrégations nord-américaines et européennes possèdent aujourd’hui une majorité de membres d’origine asiatique ou africaine. « Européens et Américains du Nord ont cessé de monopoliser la mission. S’ils conservent une majorité très provisoire, héritée de l’histoire récente, les ressortissants de l’Afrique noire et de l’Asie acquièrent un poids croissant dans le clergé » (p. 25). Cependant, si la mission catholique est moins aggressive qu’auparavant dans les pays en voie de développement et a plutôt tendance à se fondre dans le décor, plusieurs groupes de fondamentalistes protestants continuent de prôner une politique missionnaire plus traditionnelle de prosélytisme et de conversion.

       Dans la cas des organisations transnationales musulmanes d’origine indienne, Marc Gaborieau note qu’historiquement ces mouvements prosélytes sont nés d’une réaction défensive face au développement du prosélytisme protestant en Inde sous le protectorat britannique. Cette défense de l’identité musulmane face à l’occidentalisation du monde oriental et aussi face à la majorité hindoue s’est peu à peu transformée en stratégie offensive d’expansion de l’islam dans les autres colonies britanniques. Véronique Altglas montre que l’hindouisme s’est transformé au cours du 20e siècle, tout d’abord en réaction à la mission chrétienne en Inde, et ensuite par le métissage interculturel avec une partie de la culture occidentale. Pour la sociologue parisienne, il s’agit bien d’un néo-hindouisme, puisque les groupes hindous présents en Occident s’éloignent de la tradition pour se centrer sur l’individu. Altglas se demande s’il s’agit d’un processus d’orientalisation de l’Occident ou d’une dilution de l’hindouisme dans les valeurs occidentales ; la réalité n’étant jamais si simple, on insiste qu’il s’agit probablement d’une conjoncture des deux phénomènes. Le néo-hindouisme semble aussi être influencé par la philosophie pseudo-scientifique du Nouvel Âge : « L’influence de la culture occidentale auprès des leaders des mouvements néo-hindous est aussi particulièrement prégnante lorsque celle-ci se réfère aux domaines scientifiques et psychologiques auprès desquels, bien plus que par le champ religieux, ils cherchent parfois à acquérir une légitimité » (p. 54). Même phénomène de marchandisation du religieux au Brésil où la religion traditionnelle, le candomblé, se transforme peu à peu d’une religion communautaire en un « groupe de clients », note Roberto Motta. Ce type de religion de participation, souple puisque peu hiérarchique, a permis l’expansion du candomblé dans d’autres pays du continent sud-américain.

       Le texte de Chantal St-Blancat pousse plus loin sur le plan théorique, en montrant que les nouveaux acteurs sociaux de la globalisation du religieux sont les réseaux du Nouvel Âge ainsi que ceux des différentes diasporas religieuses à travers le monde. « La nébuleuse du New Age, la vague pentecôtiste sont filles de la globalisation au même titre que la New Christian Right. [...] Le New Age apparaît parfaitement adapté au relâchement des liens sociaux communautaires et à leur réorganisation dans le temps et l’espace à travers de nouveaux moyens symboliques ou marchands. » (p. 76-77) L’auteur donne l’exemple d’une charité qui se globalise à travers des organisations non-gouvernementales (ONG) confessionnelles qui servent de paravent à des Églises en quête de légitimité internationale.

       De son côté, Danièle Hervieu-Léger soulève quelques paradoxes du processus de globalisation du religieux comme celui d’une certaine standardisation croissante des croyances. Selon Hervieu-Léger, plus le croire s’individualise, plus il se standardise. Cette homogénéisation permet une plus grande circulation des croyants et la fluidité des parcours permet plus d’innovations religieuses. Mais cette grande circulation des croyances fait en sorte que ces dernières déterminent et répondent de moins en moins à des appartenances concrètes et qu’elles peuvent aussi favoriser certaines formes de volontarismes communautaires, susceptibles à leur tour d’évoluer vers des formes sectaires de socialisation religieuse. Selon Hervieu-Léger, « la globalisation, qui dissout les identités culturelles, produit, comme son envers, la constitution, l’activation et même l’invention de petites identités communautaires, compactes, substantielles et compensatrices » (p. 93). La sociologue donne l’exemple des « megachurches » dont le croire est faible et flexible, mais qui disposent tout de même de très forts dispositifs d’encadrement communautaire.

       Une bonne partie du livre est justement consacrée à ces « megachurches » internationales, la plupart étant de souche pentecôtiste ou évangélique, parce qu’elles ont la capacité dans certains pays de tenir d’immenses rassemblements populaires. Jean-Pierre Bastian montre que la plupart des pentecôtismes latino-américains ont très bien intégré une logique de marché qui permet une plus grande transnationalisation du religieux. Ainsi, la multilatéralité des échanges a permis dès les années 1950 la nationalisation progressive des pentecôtismes américains en Amérique latine. Au cours des années ‘80, on assiste à la naissance d’une « économie religieuse globale » à travers l’expansion des diasporas latino-américaines pentecôtistes, principalement en Afrique et en Europe. Cette logique du marché du religieux globalisé produit chez les groupes religieux une juxtaposition de divers registres d’emprunts, incluant les contenus de croyances et les différentes formes de transmission et de communication. Cette « hybridité » des pentecôtismes fait en sorte qu’ils ont une grande capacité à créer des liens entre des traditions religieuses plutôt archaïques avec d’autres qui relèvent plutôt d’une « hyper-modernité ». Il note que la glossolalie, la thaumaturgie et l’exorcisme sont des pratiques courantes chez les groupes pentecôtistes latino-américains.

       Les trois articles suivants celui de Bastian illustrent, chacun à leur manière sous forme d’études de cas conduites dans certains pays d’Afrique et d’Amérique du Sud, les applications très variables de ces pratiques. Marion Aubrée constate que l’Église Universelle de Dieu du Brésil doit se transformer en « multinationale de biens et de services magico-religieux » pour pouvoir s’exporter à l’étranger et, ce faisant, perd une bonne partie de son identité brésilienne. Laënnec Hurbon soutient que le pentecôtisme dans les Caraïbes est en rupture avec l’ancienne tradition vaudou et ce, même s’il mélange constamment un christianisme de conversion avec des éléments magico-religieux issus des religions africaines. Même constat de David Lehmann pour le pentecôtisme brésilien qui prône un « prêche violemment anti-païen avec l’appropriation de rites et de symboles puisés dans les cultes païens [...] » (p. 139). Il semble que tous les coups et toutes les récupérations sont permises sur le nouveau marché du religieux mondialisé.

       L’exposé de Jean-Paul Willaime explique clairement les recompositions internes du protestantisme aux États-Unis où une tendance évangélique conservatrice prendrait de plus en plus le dessus sur les dénominations protestantes plus classiques et modérées telles les Églises baptistes, mennonites, épiscopaliennes ou presbytériennes. Par exemple, la National Association of Evangelicals, qui prône le retour aux valeurs familiales et religieuses traditionnelles, représentait 25% du total de la population nord-américaine en 1996. Les chrétiens évangéliques sont pieux, orthodoxes et très prosélytes, et la validation de la croyance passe moins par l’inscription dans une lignée traditionnelle de croyances que dans un milieu croyant. « L’orientation évangélique représente donc un christianisme de conversion à caractère militant, soucieux de la rectitude doctrinale et morale de l’individu chrétien » (p. 171).

       L’article de Kathy Rousselet sur la globalisation et le territoire religieux est à contre-courant des autres textes de ce collectif, puisqu’il présente un cas de résistance à la globalisation, celui de l’Église orthodoxe russe. En effet, devant les assauts de la mondialisation occidentale depuis la chute du rideau de fer, l’Église orthodoxe aurait plutôt tendance à se replier dans une position de « raidissement identitaire » qui prône la défense d’un territoire canonique et juridictionnel pour l’institution face aux recompositions religieuses nationales. Il s’agit d’un bon exemple de pays où l’identité nationale passe encore, en bonne partie, par une religion traditionnelle. Ceci a une influence sur les stratégies œcuméniques dans un contexte de mondialisation, comme le souligne l’article de Yves Bizeul, et le cas la stratégie de la « diversité réconciliée » en est l’exemple le plus probant. Car même si les grandes Églises sont loin d’un accord théologique, elles cherchent une « coexistence pacifique » à travers de multiples réseaux œcuméniques qui se présentent de plus en plus sous la forme d’organisations non-gouvernementales confessionnelles dispensatrices de services à travers le monde.

       La dernière partie du livre traite de la relation entre la religion et le politique, surtout en Europe, dans un contexte de mondialisation. Matthias Köning, qui adopte une position « néo-institutionnaliste » pour analyser la restructuration des relations entre la religion et la citoyenneté en Europe, souligne la création européenne d’une catégorie conceptuelle de la religion qui signifie « l’Autre » de la modernité, celle-ci s’incarnant sous la forme de la démocratie. Il constate une institutionnalisation progressive des droits de l’homme qui limite de plus en plus l’autorité de l’État et amène une redéfinition des fonctions publiques de l’État en matière de régulation du religieux. Claire De Galembert montre comment le glissement des pouvoirs étatiques de la norme collective à celle de l’individu, spécialement en France et en Allemagne, a influencé l’institutionnalisation d’un islam réfractaire au contrôle étatique. Par ailleurs, Martine Cohen souligne que la constitution d’un espace européen semble, jusqu'à maintenant, mieux servir les musulmans français que les juifs du même pays, justement parce la création d’un islam européen est jugé comme un des principaux facteurs d’intégration des musulmans à l’Union européenne. Alors que l’article de Solange Wydmush montre que l’Église catholique romaine tente d’utiliser la nouvelle Europe dans le cadre d’une « stratégie de reconquête et d’évangélisation ».

       L’ouvrage se termine avec quelques réflexions générales de Bertrand Badie et James Beckford sur les différents textes du recueil. Badie trouve plusieurs points communs dans les divers articles du recueil permettant un début de théorisation du phénomène de la mondialisation du religieux : 1) déterritorialisation et délocalisation des liens communautaires ; 2) diversification des pertinences politiques ; 3) un début de réflexion sur les relations entre le centre et la périphérie ; 4) la glocalisation (la question du local dans une logique de mondialisation) ; 5) la question des frontières culturelles ; 6) le phénomène des replis identitaires ; 7) la multispacialisation et 8) la création d’un espace public international. Synthèse fort intéressante, mais qui ne relève pas vraiment les particularités de la mondialisation du religieux. C’est ici que le manque apparent d’unité théorique de ce type d’ouvrage freine les possibilités de théorisation de la mondialisation du religieux. Le problème principal de ce livre collectif réside dans la définition de la modernité qui diffère énormément d’un texte à l’autre. « Hyper-modernité », « ultra-modernité », « modernité avancée » ou même « post-modernité », la modernité y est servie à toutes les sauces ! Pour pouvoir qualifier les nouveaux phénomènes religieux dans un contexte de mondialisation, il faut dépasser une notion de modernité basée sur son antagonisme avec le religieux. Et si, comme le souligne Martin Albrow, l’âge moderne était bel et bien terminé ? L’étude du phénomène de la mondialisation du religieux est pertinente justement parce qu’elle révèle, plus que tout autre aspect social, la fin de la modernité et le début de l’âge « global ». Mais le débat sur cette question est loin d’être terminé. Et cet ouvrage ouvre plusieurs bonnes pistes de recherche.

 

Martin Geoffroy

Fordham University

 

 

 

 

 

Nancy Bouchard (dir.), 2002, Pour un renouvellement des pratiques d’éducation morale Six approches contemporaines, Préface d’Anita Caron, Québec, Presses de l’Université du Québec, XXIII + 199 p.

 

 

       Nancy Bouchard est une professeure-chercheure, spécialiste en didactique de l’éducation morale. Elle a déjà publié, en 2000, L’éducation morale à l’école (Presses de l’Université du Québec). Une approche par le jeu dramatique et l’écriture. Cette fois-ci, elle a eu l’heureuse idée de faire connaître six approches contemporaines en éducation morale qui sont examinées de façon approfondie par six spécialistes dans le domaine. Toutes les personnes impliquées dans la formation morale seront fort captivées par la découverte de ces différentes manières de procéder.

       Tout d’abord, Raymond Laprée présente l’approche de la Clarification des valeurs selon une « nouvelle manière ». Il est attentif à nous faire connaître cette approche introduite au cours des années 1960 par trois psychologues américains Louis Raths, Merrill Harmin et Sydney Simon et à nous signaler les modifications qu’ils n’ont cessé d’y apporter jusqu’à aujourd’hui. En tablant sur l’expérience vécue, l’approche consiste à clarifier, « en quelque sorte objectiver les raisons et les sentiments personnels qui supportent notre façon d’expérimenter la vie » (p. 39). Elle suppose un processus en trois étapes: choisir, apprécier et agir, où l’identification des indices de valeurs — huit selon les auteurs — joue un rôle primordial. L’éducateur cherche donc à rendre le jeune maître de ses choix et à l’outiller le mieux possible en ce sens (p. 43).

       Claude Gendron, pour sa part, fait connaître la sollicitude, comme une éthique relationnelle. C’est avec l’ouvrage In a Different Voice (1982) de Carol Gilligan en psychologie développementale que l’« ethic of care », traduit en français par « éthique de sollicitude », a pris son essor. D’autres théoriciennes l’ont appliquée telles Nel Noddings en philosophie de l’éducation, Joan Tronto en philosophie politique, Jean Watson en sciences infirmières. L’éthique de sollicitude propose comme dimension essentielle à la vie morale celle de l’intersubjectivité, la nécessité d’une réceptivité de l’autre. « C’est à travers le dialogue que se cristallise l’éthique relationnelle de sollicitude. » (p. 70)

       Une troisième approche est axée sur l’éducation du caractère, qui est une forme de retour à l’apprentissage de la vertu. Se référant à L’Éthique à Nicomaque d’Aristote, d’autres penseurs américains actuels, William Bennett, William Kilpatrick, Thomas Lickona, Marva Collins, William Honig, proposent « que seule une “ transfusion ” de vertus et en dose massive, peut sauver la société et l’école d’aujourd’hui » (p. 89). Lucille Roy Bureau fait une critique rigoureuse de ce genre d’éducation morale qui confère aux adultes responsables de la formation des jeunes une « autorité » en pouvoir sur les élèves. Elle s’interroge sur la place laissée aux élèves qui ne sont pas considérés comme des sujets qui peuvent interagir, participer à une prise de décision libre et éclairée.

       L’éthique de la discussion expérimentée par Claudine Leleux dans des classes d’éducation à la citoyenneté offre cette possibilité de s’ouvrir à l’intercompréhension. L’auteure du quatrième chapitre parcourt d’abord les principales « représentations » morales des cinquante dernières années avant de présenter l’éthique de Jürgen Habermas. Cette « théorie discursive de la morale » s’appuie sur la conviction que le « Je » du monde subjectif ne peut advenir qu’au sein d’un monde social en prenant en compte les interactions des autres humains dans un monde social. Une situation idéale de parole est présupposée, la personne qui argumente se situe dans une communauté de communication idéale. Ainsi, l’activité communicationnelle vise à former les élèves à l’argumentation rationnelle et à l’adoption d’un point de vue universel. Il s’agit de respecter un dispositif de discussion selon des règles précises afin de parvenir à résoudre des dilemmes moraux. Cette morale qui est résolument cognitiviste invite les pédagogues à « veiller à l’ancrage affectif du jugement moral par un enseignement spécifique » (p. 131).

       L’approche narrative offre une autre façon en éducation morale de se placer dans une interaction. Cette fois-ci, Ronald W. Norris soutient que « le sens moral est le fruit de l’interaction entre le récit de soi et les histoires d’autrui » (p. 137). La narration par l’élève d’une histoire qui relate une expérience morale marquante peut jouer un rôle important dans son développement moral. Les apprenants tireront aussi avantage à puiser dans d’autres histoires d’autrui, dans les romans, les pièces de théâtre, la poésie, les biographies et les films, où ils peuvent s’identifier en tant qu’humains. Une attention particulière sera donnée aux narrations relatives à la maladie et à la déficience ainsi qu’à ce qui peut susciter la fantaisie créatrice.

       Finalement, Nancy Bouchard fait une présentation de l’approche reconstructive développée par Jean-Marc Ferry qui intègre la narration et l’argumentation. Il s’agit d’« une philosophie de la communication dont l’aboutissement permet la reconnaissance réciproque des personnes » (p. 176) dans un monde où les récits et les visions du monde sont multiples, en l’absence d’un récit fondateur comme « socle de l’identité ». L’identification des quatre registres de discours : narratif, interprétatif, argumentatif et reconstructif s’avère pertinente dans le développement des compétences communicationnelles et réflexives dans le contexte éducatif.

       « Former la personne au mieux-être et au vivre ensemble » (p. XV) demeure un défi important ; cet ouvrage fournit aux responsables en éducation morale des éléments substantiels d’une grande densité et avec une belle clarté pour y répondre.

 

Monique Dumais

Université du Québec à Rimouski

 

 

Pierre Bréchon et Jean-Paul Willaime (dir.), 2000, Médias et religions en miroir, série « Politique d’Aujourd’hui », Presses Universitaires de France, 330 p.

 

 

       If media experts seldom approach the subject of religion, the same seems equally true for sociologists of religion and the media. This book redresses this situation by exploring four angles of the relationship between media and religion. The book is based on a series of conferences from the Colloque de l’Association française de sciences sociales des religions (AFSR) in 1998. From the introduction by Pierre Brechon, we are invited to conceive media as a technical means of diffusion — TV, radio, newspapers, etc. — and from this perspective, religion is not a media. Religion is restricted to its recognized institutional forms. The stance adopted here is founded on a certain disdain for those who would espouse a too inclusive conception of religion.

       For Brechon, it is this partial relationship between the object media and the object religion, the points where the media intersect with religious phenomenon that is of particular interest. Of course, the inherent problem is that religion — no longer associated with its general precepts of social cohesion, sacralisation, and individual construction, to « avoid religion being some universal dimension of all societies », is left a vague notion determined solely by what each author selects as a socially recognized religious phenomenon. Alas, the problems inherent in such a denuded concept, for any research, tend to run throughout the book.

       The ensemble of researchers in this book is varied : political science, theology, sociology of religion and media experts. The analyses stem from multiple points of view. Each article includes bibliographies of works cited as well as texts influencing the theoretical dimensions of the specific analyses. And yet the variety of points of view never seems to surmount a certain ideological convergence that expresses, at times implicitly, that the media — especially television in France — has a negative impact on these marginal socio-cultural institutions, considered the religious phenomenon of contemporary France. Despite these more academic considerations, the articles, overall, adequately raise the complexities inherent in their respective sections.

       The first theme, the longest section of the book, is consecrated to the images of religion in the media ; French television and advertising are the specific objects of the analyses. The four articles cover prime time satirical shows, religious images in advertising, positive and negative representations of Islam, and finally, images of Budhism in French TV. French television is inequal in its representation of the various religions. The underlying relationship the French have with Islam and Buddhism is somewhat clarified through the two analyses. But can a satirical show and an advert both be used to adequately determine the presence of religion in the media ? If one is tempted to suggest a positive response, the analyses presented here remain particularly uninformed on such concepts as context and audience reception, and consequently fail to provide any insight or tools to answer this question. They merely confirm what most of us already know : that « religious » images are used to mock, to entertain, and to sell. If the images are of stereotypes, then it is the media that is to blame. This can be interpreted as simplistic reductionism at best.

       The second theme, the second largest section of the book, contains six articles on the strategies of religious actors with respect to the media, as well as the legal status of religion in the media systems in major european countries. This section covers such diverse subjects as the uses of the media by different groups (TV evangelism, charismatic groups and their ban of TV for their members) as well as the judicially sanctioned access to TV for religions in major european countries. The articles in this section are short yet raise a serious number of issues for the overall theme. Indeed, the article by Jacques Gutwirth on TV evangelism is particularly noteworthy for its ability to get beyond the usual stereotypes associated with such groups by locating the rise and practices of such notables like Billy Graham in a socio-historical perspective of media development, and the practice and injunction to preach. This section is well worth the read for those interested in grasping the complexity of the issues inherent in defining the relationships between the roles the media assume, and those assumed by religious institutions.

       Pursuing this reflection, the third section starts with an article that suggests a link between religious integration and the use of television. Indeed, this section, with its four short articles, addresses the issue of reception of the media, and the needs of their respective publics. The other articles address the issues around a distinction between diffused religion and the dissolution of religion, the catholic press and its problems for a viable future as well as an interesting article by Michel Souchon on interpreting audiometric analyses. Souchon’s final remarks, and the reflections they open, are, in my opinion, stimulating and refreshing in the overall economy of this book. By asking the question of whether the religious only exists in religious shows as opposed to its reception in movies and historical series, for example, points us towards a broader comprehension of the images of religion in the media without speaking of « religious » shows. Cultural heritage shows generally have less success with a French audience… Consequently, the question of the relationship between shows of cultural heritage and a « cultural present » and the reception of their « religious » content seems particularly promising.

       The final section of the book outlines how the media inform the public about religion — and in the same process, define religion. The three articles propose an ensemble of subjects that include media events such as rituals or, perhaps, television as a contemporary mode of constructing ritual as well as the topic of regulation of what is acceptable or expected of religious institutions, and an analysis of the roots of religious traditions in the historical construction of Europe and their role for its future. Whether one agrees or disagrees with the general theses proposed in these articles, they do evoke the complex relationships existing between a technological society with its dependence on the media in order to participate in the construction of a worldview, and the contested place of religion in that worldview. Failure to truly appreciate these complexities is to abdicate any implication in the definition of a representation of religion, and the future.

       Finally, does this book make interesting contributions to our understanding of the media with respect to religion ? Are the initial conceptual limitations useful ? The answer, from this reader’s point of view, is mitigated. It must be kept in mind that the book is merely a starting point — a call to further reflection and analysis. In this respect, the book succeeds in raising an awareness of the complexities of the contemporary religious scene and its relation with the media, and is effective in calling our attention to the amount of work left to be done. However, I wonder if the rather vague idea of what constitutes a religious phenomenon and the net separation of religion and the media — clearly a major value laden sign vehicule — is a viable option. Does such a distinction render the sociological study of religion a sociological study of minority groups ? And does this not, in the final analysis, contribute to the maintenance of mediatized stereotypes of religious phenomenon ?

 

Kevin Shelton

Université du Québec à Montréal

 

 

Élian Cuvillier, 2002, L’évangile de Marc, coll. « Bible en face », Paris, Bayard/Genève, Labor et Fides, 324 p.

 

 

       L’auteur n’est pas inconnu des lecteurs des travaux sur le plus ancien des évangiles. Il a notamment fait paraître en 1993 une édition révisée de sa thèse de doctorat dans la prestigieuse collection « Études Bibliques » (éditions Gabalda) : Le concept de parabolê dans le second évangile. Pour répondre à la demande de rédiger un commentaire accessible de Marc pour la collection « Bible en face » dirigée par Daniel Marguerat et Thomas Römer, l’auteur a mis provisoirement entre parenthèse un autre commentaire (plus technique) de l’évangile de Matthieu. Le présent commentaire de Marc est donc pour lui une manière de retour aux sources. Bien lui en pris, car le résultat est beau. La mission d’un tel commentaire : « aider celles et ceux qui, dimanche après dimanche ou occasionnellement, sont amenés à “ dire la Parole ” (Mc 2,2 ; 4,34 ; 8,32b), c’est-à-dire à prêcher l’Évangile de Jésus Christ, dans lequel tout auditeur attentif peut trouver le secret de son existence » (p. 6). Ainsi, pour chaque péricope commenté de l’évangile, des pistes d’interprétation pour aujourd’hui font suite au commentaire proprement dit.

       À travers les actes et les paroles de Jésus, Marc reconnaît la manifestation du Christ. Ce que Marc raconte est une « bonne nouvelle ». Cette expression, euangelion, figure au premier verset de l’évangile. Dans la narration, Marc explique en quoi la vie d’un homme mort de façon misérable est « bonne nouvelle » du Règne de Dieu qui s’approche des êtres humains (Mc 1,14-15). Selon Cuvillier, l’évangéliste aborde ce problème sous cinq aspects principaux, développés tout au long du commentaire. D’abord, pour Marc, Jésus enseigne avec autorité et non pas comme les scribes (1,27). Si bien que, dans la Galilée et les régions avoisinantes, sa renommée va grandissante (3,7-8). On le reconnaît comme thaumaturge et exorciste efficace (3,9-12). Jésus réconcilie l’individu avec Dieu (2,5), avec lui-même (5,15) et avec les autres (1,44-45). Voilà, certes, une heureuse nouvelle !

       Deuxièmement, l’attitude de Jésus est aussi une bonne nouvelle en ce qu’elle instaure un nouveau rapport à la Loi de Moïse et à l’institution religieuse du Temple, un rapport plus libérateur. En Jésus un temps nouveau est inauguré (2,18-22) où le Temple se trouve en quelque sorte disqualifié comme « Maison de Dieu » (11,14-19) au profit de la relation de foi du croyant devant son Dieu (11,20-25).

       Troisièmement, c’est la prédication même de Jésus qui est une bonne nouvelle. Il ressort des deux discours de l’évangile — celui en paraboles (4,1-34) et celui sur la fin des temps (13,1-37), auxquels se greffent les collections de paroles qui font suite aux annonces de la Passion (8,34-9,1 ; 9,33-50 ; 10,35-45) — que la venue du Règne de Dieu ne procède pas d’un savoir objectif sur le monde et le sens de l’histoire. Elle constitue une double révélation, sur Dieu dans la personne de Jésus, et sur l’être humain appelé à le suivre. Au surplus, le cœur de la prédication de Jésus réside dans la conviction que sa mort est le lieu où le Règne de Dieu dévoile son mystère et où l’existence humaine trouve son sens.

       Quatrièmement, les disciples de Jésus, compagnons de route, déploient au fil de la narration une compréhension particulière qui révèle la communauté croyante. C’est un appel gratuit et totalement injustifié qui les constitue comme disciples, indépendamment de toute qualification préalable (1,16-20 ; 2,13-17). De plus, ils bénéficient de façon privilégiée de l’enseignement du maître, sans pour autant en bien saisir la portée (4,13.40 ; 6,52 ; 8,21…). Quant au groupe des Douze, il est le paradigme de l’incrédulité de tout disciple. Leur parcours s’achève dans la fuite générale (14,50), la trahison de l’un des Douze (14,10-11) et le reniement de leur chef de file (14,66-72). La bonne nouvelle, car il y en a une, celle véhiculée par la parole de Jésus offrant un avenir et une espérance aux disciples (14,29 ; voir 16,7), cette bonne nouvelle est portée par des disciples sans cesse vacillants et par une communauté qui est à leur image.

       Dernièrement, l’événement pascal est au plus haut point bonne nouvelle de salut, en ce sens que quiconque reconnaît dans le crucifié la manifestation de Dieu dans la personne de son « fils bien-aimé » découvre une nouvelle compréhension de Dieu et un chemin de vie ouvert face à la mort.

       Ce commentaire sera un outil précieux pour celui ou celle qui, sur les pas du maître, désire aller plus à fond dans la connaissance de cette nouvelle, encore bonne aujourd’hui.

 

Guy Bonneau

Université de Sudbury

 

 

Richard Dawkins, 2000, Les mystères de l’arc-en-ciel, traduit de l’anglais par Camille Cantoni-fort, coll. « Sciences de la vie », Paris, Bayard.

 

 

       Richard Dawkins, vulgarisateur scientifique et important penseur du néo-darwinisme, livre dans ce volume ses dernières réflexions sur l’importance de la science dans la culture contemporaine. L’A. s’insurge contre les attaques à l’égard de la science. Attaques selon lesquelles celle-ci serait lugubre, froide et désenchanteresse. Selon l’A., tout au contraire, la science peut et doit être source d’émerveillement et de poésie. La science doit noter les analogies et les métaphores appropriées pour stimuler l’imagination portant l’esprit au-delà de la simple compréhension des faits.

       Afin de montrer en quoi la science doit ménager une place à la poésie, l’A. propose douze chapitres au contenu pérégrinant de la vulgarisation scientifique, à l’apologie de la science, en passant par la dénonciation des parasciences (par exemple l’astrologie) et des mauvais scientifiques. Tout d’abord, l’A. précise que la science peut dissiper cette anesthésie du familier, qui occulterait les merveilles de l’existence. C’est là également le rôle de la poésie, qui a trop longtemps négligé le filon de la science comme source d’inspiration. L’A. cite de nombreux poètes qui, à son avis, auraient créé de grandes œuvres en s’inspirant de thèmes scientifiques, et décrie l’antipathie exprimée par ceux-ci et par d’autres envers la science. Pour illustrer le potentiel poétique de la science, l’A. entreprend un long parcours qui débute par l’arc-en-ciel pour se terminer avec les bénéfices légaux de la science. De nombreuses connaissances scientifiques sont vulgarisées et présentées de façon à susciter l’émerveillement chez le lecteur. C’est là tout l’opposé, selon l’A., des croyances au paranormal qui émerveillent à l’aide de mensonges les esprits crédules. Les allégations des pseudo-scientifiques seraient d’ailleurs facilement invalidées par l’utilisation des lois de probabilité. Enfin, l’A. illustre ce que doit être la bonne poésie scientifique en vulgarisant certains aspects de sa spécialité : gènes, évolution, fonctionnement du cerveau, spécificité de l’être humain.

       Si l’ouvrage livre bon nombre d’informations à caractère scientifique intéressantes et faciles à saisir, il laisse songeur quant à son intention profonde. En effet, l’A. insiste à de nombreuses reprises sur les risques de la mauvaise poésie et entend démontrer que sa propre poésie scientifique est bonne, c’est-à-dire qu’elle aide à la compréhension. Or, il est étonnant de lire que la poésie doive démontrer ses qualités et de penser que sa fonction serait d’aider à la compréhension. Plutôt qu’à la poésie, l’A. semble faire référence au pouvoir évocateur des métaphores et à leur capacité d’émerveillement.

       Cet aspect symbolique intéressera davantage le lecteur des sciences des religions. L’ouvrage, en effet, peut prendre un tout nouveau sens à partir d’une lecture religiologique. Les critiques de l’A. envers les parascientifiques emploient des méthodes scientifiques pour distinguer le vrai du faux, conduisant ainsi le néo-darwinien à porter des jugements ontologiques sur l’existence de tel ou tel fait, jugements sous-tendus par une description scientifique, et accompagnés de maintes marques de mépris. La science, pour cet A., c’est la connaissance juste et vraie, visant la totalité du réel. Elle est même en mesure de s’adjoindre à la poésie pour s’exprimer. Si le lecteur examine les différentes hypothèses sur la spécificité de l’humain proposées par l’A. (par exemple l’art, le calcul de trajectoire, l’agriculture, le langage), il y verra immédiatement le lien : toutes supposent une capacité symbolique. Or celle-ci est centrale pour la religion. Ainsi en fin de parcours se retrouve-t-on avec un ouvrage traversé de part en part par la question du symbolisme, mais qui ne pose jamais la problématique liée à ce symbolisme. À vouloir faire de la science une source d’émerveillement et de vérité, l’A. entre de plain-pied dans des fonctions de la religion. Poésie ? Sans doute, pour un scientifique orthodoxe, peu féru d’épistémologie, pour qui science et religion sont radicalement séparées, il aurait été malaisé d’admettre la fonction de construction de sens et de symbolisation du monde de cette science qu’il décrit. Après tout, l’A. a aussi pour mission de s’attaquer aux parasciences, ces ennemis farouches, et, dans ce combat, doit fonder une vérité ; de la sorte, cet ouvrage ressemble plus à un traité de théologie scientifique orthodoxe nanti d’un vigoureux appendice antihérétique.

 

Gabriel Lefebvre

Université du Québec à Montréal

 

 

Han F. de Wit, 2002, Le lotus et la rose, le bouddhisme dialogue avec l’Occident, Traduit du néerlandais par Charles Franken, Kunchab, 240 p.

 

 

       Le bouddhisme est une religion à la mode. Pour cette raison, on retrouve sur le marché une quantité d’ouvrages sur le sujet. Il est cependant important de bien reconnaître la nature de ceux-ci afin de ne pas être déçu quant à leur contenu. Par exemple, il est inutile de chercher des recettes de mieux-vivre dans un livre traitant de l’histoire du bouddhisme ou bien d’adopter une attitude très critique lorsqu’il s’agit d’une œuvre de vulgarisation. Le livre d’Han F. de Wit, Le lotus et la rose, n’est définitivement pas un livre scientifique qui recherche l’interprétation exacte et historique des idées et des pratiques du bouddhisme. Son œuvre suggère plutôt des idées qui peuvent améliorer notre vie. En d’autres mots, ce ne sont pas des « faits » sur le bouddhisme, mais des enseignements à mettre en pratique. Ainsi, il ne faut pas monter sur ses grands chevaux si, par hasard, l’auteur omet telle donnée que l’on juge importante ou bien si sa description du bouddhisme reflète une interprétation sectaire. Dans la mesure où le but du discours est de créer une connaissance permettant une transformation spirituelle, d’atteindre ou de laisser épanouir « sa véritable humanité », pour utiliser l’expression de l’auteur, on ne peut lui reprocher son manque de rigueur du point de vue de l’étude académique des religions.

       Le livre de de Wit se veut également un dialogue avec l’Occident. Le dialogue interreligieux est aussi une idée à la mode. Toutefois, ce terme peut être interprété de diverses façons. Si notre idée de dialogue se limite à un échange d’informations, de « faits », Le lotus et la rose n’est pas, de par la perspective que l’auteur a choisie, une œuvre à conseiller. En fait, ce type de dialogue vient en contradiction avec tout discours visant à faire des choix et à agir. D’une certaine façon, parce que la vision du bouddhisme de de Wit est avant tout une vision engagée, son discours pourrait être facilement jugé comme offensant par une personne qui ne partage pas la problématique de l’école bouddhiste dont il s’inspire. Par exemple, l’idée de la souffrance universelle, telle qu’affirmée par la Première Noble Vérité, n’est pas une « découverte » mais bien une création, une adaptation pour être plus précis, du bouddhisme dans le but de définir le problème fondamental de l’homme. C’est sur la base de cette définition que reposent les moyens pour atteindre l’« éveil » (le mot « éveil » étant également le produit de la problématique bouddhique.) Sur ce point, l’auteur serait d’accord pour dire que son interprétation du bouddhisme est un upâya, c’est-à-dire un moyen dont la véracité réside surtout dans l’habileté à produire une transformation de l’individu et non pas dans la réalité de ce qu’il décrit ou à laquelle il réfère. Cette problématique, basée sur la soi-disant idée universelle de la souffrance, n’est cependant pas la seule disponible. D’autres religions, voire même d’autres écoles du bouddhisme, par exemple celle de la Terre Pure développée par le moine japonais Shinran (1173-1262), nous proposent des problématiques complètement différentes qui, si l’on croit les dires de leurs défenseurs, ont produit des résultats très remarquables.

       Si le livre de de Wit est un dialogue, il faut donc comprendre ce dernier dans la perspective du processus de l’intégration religieuse ou de l’inculturation, pour utiliser un terme déjà consacré dans le domaine de la propagation des religions. Ce processus est à certains égards très proche de l’application de la doctrine du upâya mentionnée plus haut. Ce processus vise à infuser un nouveau sens religieux ou spirituel dans des formes culturelles déjà existantes. En d’autres termes, il s’agit de redéfinir un ou plusieurs éléments de la culture d’une société afin de les utiliser comme outil de transmission d’un message religieux ou spirituel souvent étranger à cette même société. Un exemple concret de ce processus serait celui des tentatives de l’Église catholique d’enseigner le message chrétien à une population de culture et de religion bouddhique. Ainsi, les fondements de la doctrine chrétienne seraient présentés à travers les notions bouddhistes de karma, samsâra, nirvâna, etc. D’un certain point de vue, il s’agit d’un processus de traduction entre deux cultures. D’un autre point de vue, l’inculturation consiste en une appropriation des composantes culturelles d’une société. Cette appropriation, même si elle est faite avec les meilleures intentions du monde, est toujours une forme de violence contre la société qui a produit et défini ses propres composantes culturelles.

       La porte d’entrée qu’a choisie de Wit pour faire comprendre le bouddhisme aux Occidentaux est celle de la psychothérapie. Par exemple, la doctrine bouddhique des Six Royaumes ou mondes (gati) est réinterprétée par l’auteur et devient ainsi une description des différents troubles névrotiques qui peuvent nous affliger. Plus précisément, le monde des enfers est une sorte de névrose créée par notre agressivité. Par le processus d’inculturation décrit plus haut, les Six Royaumes acquièrent donc une valeur purement symbolique. Il est à noter toutefois que, de façon générale, les descriptions de monde des enfers que l’on retrouve dans la littérature bouddhique traditionnelle vont au-delà de la simple valeur symbolique ; elles veulent produire un effet. Même si cela ne correspond pas à l’idée que l’on peut se faire du bouddhisme, ce dernier a souvent fait appel à nos émotions telles que la peur pour encourager l’assiduité dans la pratique de ses voies vers l’émancipation.

       Il existe déjà plusieurs ouvrages, surtout de langue anglaise, qui ont entamé ce rapprochement entre les techniques de méditation du bouddhisme et les diverses psychothérapies occidentales. Ce rapprochement est basé sur une interprétation du bouddhisme qui date de quelques décennies déjà et selon laquelle ce dernier est perçu comme une religion, ou plutôt, une philosophie conduisant à une pratique scientifique de transformation émotionnelle et cognitive. Beaucoup de passages dans la littérature bouddhique semblent supporter cette interprétation. Elle n’est pas, cependant, sans problèmes. Pour ne nommer qu’un seul, elle n’explique pas comment la dualité entre l’état pathologique et l’état normal peut être dissoute. Du point de vue de certaines écoles du Bouddhisme, cette approche thérapeutique basée sur la présupposition dualiste maladie/santé n’est que préliminaire. Pour d’autres écoles, elle est complètement inutile. De façon simple, tandis que de Wit nous propose un bouddhisme où la motivation, le savoir-faire, et l’assiduité à la pratique conduisent à l’épanouissement de l’être humain, il y a d’autres visions du bouddhisme qui considèrent que la pratique spirituelle n’est possible qu’après l’épanouissement. C’est une inversion totale des présuppositions du bouddhisme dit scientifique. Selon cette perspective, la foi joue un rôle plus important que celui que de Wit veut bien accorder dans Le lotus et la rose. Ceci dit, on peut se demander si l’ouvrage de de Wit est vraiment un livre sur le bouddhisme. D’un certain point de vue, il s’agirait d’une tentative de faire accepter les présuppositions de la psychothérapie moderne par l’intermédiaire de la symbolique bouddhique.

       Un dernier mot sur cette idée de foi que l’auteur veut éviter à tout prix dans sa description de la pratique bouddhique. De Wit nous informe que les fondements de l’éthique bouddhique reposent sur un « un désir universel et transculturel qui habite tout être humain » (p. 181). Il semble que l’auteur désigne par cette description le concept de bodhicitta, un des concepts centraux de la spiritualité du bouddhisme Mahâyâna. Ce concept n’est pas universel mais fait plutôt partie d’une problématique de salut bien spécifique. Cette problématique ne peut produire les résultats escomptés que si elle est tenue comme unique et vraie. Elle repose donc sur un acte de foi. Comme cet acte de foi précède l’expérience, il doit reposer sur les dires d’une autre personne, à savoir, le Bouddha, les sages bouddhistes ou un maître spirituel. Dans ce sens, certaines écoles du bouddhisme ne sont pas tellement différentes des autres religions qui donnent une place importante à la foi. Je crois qu’il est inutile de jouer sur les mots pour dorer la pilule, c’est-à-dire, pour éviter de choquer les sensibilités de la culture occidentale imbue des présuppositions de la méthode scientifique. Si l’on veut engager un vrai dialogue, il faut éviter le type de discours qui subtilement discrédite les fondements des autres traditions religieuses. Ces fondements sont universels que pour ceux qui y adhèrent et ils ont toujours un sens que dans le contexte de leur problématique. Cette idée semble avoir échappé à de Wit.

 

Francis Brassard

Miyazaki International College, Japon.

 

 

Roger Grainger, 2002, Health Care and Implicit Religion, Londres, Middlesex University Press, 230 p.

 

 

       Roger Grainger, chercheur anglais appartenant au réseau de recherche sur la religion implicite, met à profit, dans cet ouvrage, dix-huit années d’expérience en tant que Chaplain dans deux hôpitaux anglais, l’un général, l’autre psychiatrique. Il nous livre ici une analyse des liens à tisser entre religion et santé en tentant de repérer les attitudes implicitement religieuses qui gouvernent les structures sociales présentes dans les soins de santé.

       En posant sa problématique et son cadre théorique, l’A. présente au lecteur les difficultés qui ont été siennes : les concepts de religions et de santé sont, l’un comme l’autre, diversement définis dans la littérature. Le survol que l’A. fait de ces débats ne lui permet pas de poser clairement le cadre dans lequel il a choisi de se situer et, de fait, l’ensemble de l’ouvrage réunit en courtepointe plusieurs applications de grilles divergentes. L’A. commence son analyse des liens entre santé et religion en considérant l’experience of personal wholeness comme point d’articulation. Il résume ici plusieurs approches explicitement religieuses en psychothérapie (logothérapie ou théologie clinique par exemple), puis passe à une relation implicite présente dans la pratique de la psychologie transpersonnelle. Il introduit également le concept de root metaphor du philosophe Pepper pour qui toute description du sens de la vie ne peut s’exprimer que par quatre métaphores de bases. L’A. applique ensuite ces métaphores au concept de santé dans un contexte de guérison (healing).

       L’A réserve cependant cet ingrédient pour plus loin et poursuit avec une analyse de la figure de l’hôpital en tant qu’institution sacrée, dans un nouveau cadre théorique acoquinant Simmel, Berger, Luckmann et Bailey. Il ajoute ainsi un point de vue sociologique aux points de vue théologique, psychologique et philosophique déjà abordés. Toujours sur le plan sociologique, l’hospitalisation est analysée en tant qu’expérience religieuse implicite. L’A. en repère le symbolisme et tente d’interpréter celui-ci comme relevant du rite de passage. Il examine également au passage le rôle des infirmières, qu’il compare à celui des chaplains.

       Les chapitres suivants versent vers un point de vue plus wébérien où l’A. tente de poser une structural congruence implicite entre la religion et les soins de santés, et cela en présentant deux religions, le confucianisme et le judaïsme, et en les comparant l’une à l’autre. Il relie ensuite chacune de ces religions à chacun des hôpitaux où il a travaillé et où il a procédé à un travail de terrain plus en profondeur pour mener à bien cet ouvrage. Il propose ensuite une métaphore de Pepper pour rendre compte du fonctionnement de chacun d’eux. Ainsi, le confucianisme est rapproché de l’hôpital général, tous deux relevant d’une métaphore formiste (qui s’exprime dans l’opposition de l’individu face au groupe), tandis que le judaïsme est comparé à l’hôpital psychiatrique, relevant à la fois d’une métaphore mécanique (fonctionnant comme un tout organique) et historique (l’histoire personnelle dont le sens est livré par le contexte). Pour chacun des hôpitaux, l’A. compare plus attentivement la relation des patients et des employés à l’institution, le « ton » de l’institution, le sentiment d’appartenance des employés, les sentiments d’acceptation ou de rejet, les réactions caractéristiques d’espoir et de peur, et les structures de pouvoir. Il tentera également de trouver des éléments de comparaison de ces points dans les religions qui lui servent de témoin.

       En fin d’ouvrage, l’A. revient sur la notion de root metaphor et insiste sur le fait que l’hôpital n’a pas qu’un rôle limité au talent de ses employés mais qu’il livre également un message religieux. L’hôpital guérit métaphoriquement.

       Ce parcours en zigzag est complété par deux annexes, l’une sur le concept de rituel comme transformation existentielle, et l’autre sur la religiosité des approches scientifiques en psychothérapie, en psychanalyse par exemple. L’A. a soulevé de nombreux points intéressants en abordant cette question difficile des liens entre santé et religion. Il a lancé plusieurs pistes de comparaison, mais sans épuiser chacun de ses filons.

       Lorsque le livre m’est échu entre les mains, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un recueil de textes de différents auteurs. Ma première impression ne tombait pas loin de ce que la structure bigarrée de cet ouvrage laisse paraître. Si l’A. relève d’excellents points sur les rapports entre religion et santé, notamment sur le processus d’hospitalisation comme expérience religieuse, il est desservi par la multiplication indue de cadres théoriques divergents. Chaque chapitre laisse le lecteur sur sa faim pour le déposer abruptement au chapitre suivant. En outre, la formation de théologien de l’A. lui joue quelques tours, en particulier sur l’inflexion théologique (remarquable par l’emploi réducteur de la notion du divin ou du pardon) de plusieurs points d’analyse.

       D’une certaine façon, le matériel présenté reste encore au niveau de l’impression, de l’intuition. Sa puissance d’évocation est néanmoins suffisante pour susciter le désir d’analyses en profondeur de la question des liens entre santé et religion et pour un tel projet, cet ouvrage reste un incontournable. Peu nombreuses en effet sont les études sur ces liens qui ne versent pas directement dans la théologie ou dans l’apologie de médecines alternatives.

 

Gabriel Lefebvre

Université du Québec à Montréal

 

 

Gerard Leclerc, 2000, La Mondialisation culturelle : Les civilisations à l’épreuve, Paris, PUF, 486 p.

 

 

       La question de la mondialisation est sur toutes les lèvres. Non seulement sur celles qui prêchent les incommensurables vertus de l’ouverture des marchés mondiaux, mais aussi sur celles des militants anti-mondialisation. L’ouvrage du maître de conférences en sociologie et chercheur au CNRS discute, quant à lui, du phénomène de la mondialisation culturelle. Leclerc exclut de son discours, pour deux raisons, la dimension économique de la mondialisation. La première concerne les aspects négligés de la mondialisation culturelle, car ils sont « encore plus complexes et plus difficiles encore à évaluer que la mondialisation économique ». Quelle est la différence entre un bien culturel et un bien économique ? À cette question, Leclerc répond, en ce qui a trait aux religions, que celles-ci sont « des symboles, des signes, mais aussi des biens qui sont produits [] qui circulent (sous formes de paroles, de mots imprimés) [] et qui sont consommés ». Qui plus est, les symboles culturels ont une relation étroite avec la « Vérité », et à « travers la Vérité, le Salut ». Selon l’auteur, il ne faut pas perdre de vue que les grandes religions du monde ont en commun une « prétention ethnocentrique à l’universalisme ».

       La deuxième raison évoquée par Leclerc est la suivante : la « mondialité culturelle représente [] l’état final de la mondialisation économique, la dimension politique, culturelle, religieuse et idéologique d’un phénomène abordé le plus souvent sous l’angle de l’économie et de la géopolitique ». Il est à noter qu’il faut attendre la page 26 avant de trouver une définition de la mondialité ; elle « signifiera de facto l’ensemble formé par l’Occident et par l’Orient asiatique, où j’ai retenu, à titre de grandes civilisations exemplaires, l’Islam, l’Inde, la Chine et le Japon ». A cet effet, l’auteur essaye de « comprendre ce que signifie la mondialité culturelle et la notion d’histoire universelle ». Pour ce faire, il va s’en tenir aux relations entre l’Europe et l’Orient, mettant ainsi au banc une portion importante de l’humanité. Concrètement, l’auteur se penche sur l’histoire du regard européen de l’altérité asiatique, ainsi que sur l’impact de la modernité sur l’Islam (en fait sur les pays musulmans du Moyen-Orient et non sur l’ensemble du monde islamique), l’Inde, la Chine et le Japon. Ces trois centres de civilisation sont les principaux terrains de l’investigation. Il consacre 8 chapitres (p. 79-283) sur 26 à cette question. Du même coup, l’auteur (il aborde cette partie de l’ouvrage en tant qu’historien des sciences humaines et sociales) brosse un tableau, dans ces chapitres, de la rencontre des civilisations, ou plutôt le « choc des civilisations », selon l’expression consacrée. D’ailleurs, le sous-titre de l’ouvrage (Les civilisations à l’épreuve) se veut sans doute un écho du célèbre livre de Samuel Huntington (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996). En plus de consacrer une partie importante de son livre à cette question, Leclerc discute de l’épineux sujet de l’impérialisme européen (les États-Unis ont pris, selon l’auteur, la succession de l’Europe, comme étant la « civilisation hégémonique »), de la colonisation, ainsi que des mutations tant culturelles que technologiques engendrées par « le choc des civilisations ».

       Dans l’optique de l’auteur, la mondialité possède plusieurs visages, plusieurs facettes, à première vue, insoupçonnés. À cet effet, la problématique de la mondialité comprend, en plus de ce qui a été décrit plus haut, « une dialectique incontournable de la pluralité et de l’unité [], de l’isolement [], des échanges, des traditions particularistes et de la modernité universaliste, des religions et de sciences, des réactions “ identitaires ” [] et des nécessités de l’échange et de la communication ». L’auteur souligne aussi que la mondialité est responsable d’« une révolution des moyens de communication ».

       Dans un tout autre registre d’idées, la mondialité possède une dimension humaniste. Celle-ci, selon la perspective de l’auteur, est « un appel à la tolérance, à la reconnaissance du pluralisme et à la construction d’un monde nouveau où tous les hommes seront frères et concitoyens ». Ce nouvel évangile selon Leclerc peut laisser les lecteurs perplexes devant le visage humanitaire attribué à la soi-disant mondialité. Selon l’auteur, ce sont les intellectuels du monde entier qui devraient jouer le rôle de médiateur. Ces « agents de la mondialisation » portent sur leurs épaules en quelque sorte l’avenir d’une humanité gouvernée selon les vertus d’un capitalisme revu et corrigé par les tenants de la mondialisation. Les intellectuels vont nécessairement entrer en conflit avec les autres groupes ayant des prétentions à l’universalité (par exemple, les diverses religions du monde). Selon l’auteur, la tolérance doit devenir une valeur universelle. La clef de voûte de la cathédrale de la mondialité se trouve donc justement à la jonction de la prétention à l’universalité et de la tolérance.

       En guise de conclusion, ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire de l’étude des religions (en particulier à ce que l’on désigne habituellement par orientalisme) tireront un certain profit de la lecture du livre de Leclerc. À cet effet, l’auteur offre une synthèse intéressante de la « rencontre inégalitaire » entre les civilisations que l’on appelait jadis orientales, et celles de l’Occident.

 

Michel Gardaz

Université d'Ottawa

 

 

Bernard Lewis, 2002, Que s’est-il passée ? L’Islam, l’Occident et la modernité, Paris, Gallimard, 230 p.

 

 

       L’ouvrage du Cleveland E. Dodge Professor of Near Eastern Studies Emeritus de l’Université Princeton a été initialement publié par Oxford Press, en 2002, sous le titre de What Went Wrong ? Western Impact and Middle Eastern Response. Ce livre est le fruit d’une série de trois conférences prononcées à Vienne en 1999. Celles-ci ont été initialement publiées en allemand sous le titre de Kultur und Modernisierung im Nahen Osten. Au dire de l’auteur, les chapitres 1 à 3 — sur un total de sept — ont été refondus et réécrits. Les quatre chapitres suivant « comportent des passages tirés de publications antérieures ». Pour plus de détails, nous renvoyons les lecteurs (trices) au post-scriptum à la page 223.

       L’ouvrage pourrait être arbitrairement divisé en deux parties. Dans la première, les sujets abordés dans les chapitres 1 à 7 sont dans la lignée d’ouvrages érudits tels Comment l’islam à découvert l’Europe (1984) et Histoire du Moyen-Orient (1997). L’introduction et la conclusion constituent la deuxième partie. Celles-ci détonnent avec le reste du livre, elles semblent avoir été artificiellement greffées au corps de l’ouvrage. Sa facture est différente et l’attitude de l’auteur envers l’islam est parfois, disons-le, méprisante. Lewis utilise des « passages » tirés de publications antérieures. En fait, le nombre de soi-disant passages est substantiel. Par exemple, la conclusion du livre reprend un article intitulé What Went Wrong ? publié dans The Atlantic en janvier 2002. Il utilise aussi un autre texte, The Roots of Muslim Rage, publié dans la même revue en septembre 1990. L’auteur n’a pas indiqué ces détails bibliographiques. L’ouvrage n’a d’ailleurs pas de bibliographie et on compte à peine une centaine de notes de bas de pages. Le livre est, en quelque sorte, un bricolage de publications remaniées.

       En substance, la thèse de Lewis se résume comme suit. Le monde islamique a été à la fine pointe de la culture pendant des siècles. À une certaine époque, elle fut la « première puissance économique du monde ». Dans le domaine scientifique et artistique, elle « pouvait s’enorgueillir d’un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’humanité ». Quant à elle, la civilisation européenne traînait de la patte. Soudainement, comme l’affirme Lewis, la situation « s’inversa ». À partir de la Renaissance, les Européens « accomplirent de grands bonds en avant ». La supériorité technologique (en particulier dans le domaine militaire), les découvertes des nouvelles routes maritimes entre l’Europe, l’Asie et le Nouveau Monde, l’ouverture de nombreux comptoirs commerciaux qui devinrent éventuellement des colonies, et l’expansion de la Russie en Asie centrale, s’avérèrent déterminantes pour la graduelle ascension de l’Europe. La civilisation islamique vint à occuper la seconde place. Le dix-neuvième et le vingtième siècles témoignèrent du triomphe de l’Occident sur sa rivale de toujours. Lewis déclare qu’en comparaison « à la Chrétienté […), l’Islam s’est appauvri, affaibli et enfoncé dans l’ignorance », et que « la glorieuse civilisation d’autrefois est tombée bien bas ». Maintenant, c’est le Moyen-Orient qui traîne de la patte, non pas derrière l’Occident, comme l’allègue l’auteur, mais derrière le Japon et les nouveaux pays émergeants d’Asie. Comment expliquer le manque de circonspection de Lewis ? Pourquoi s’acharne-t-il à rabaisser ainsi le monde islamique ?

       À la question « quelles sont les causes du déclin de la civilisation islamique ? », Lewis reprend les thèses les plus souvent avancées. Les mots clefs sont les suivants : les invasions mongoles du 13e siècle, la montée du nationalisme, l’impérialisme européen, l’hégémonie américaine, le complot « juif », les intégristes qui accusent les croyants d’avoir épousé des idées contraires à l’islam, et une kyrielle d’autres causes secondaires (à ce sujet voir les pages 218-219). En outre, Lewis prétend que les musulmans refusent de reconnaître leur responsabilité. Ils n’ont rien à se reprocher, car selon la célèbre formule sartrienne, l’enfer, c’est les autres ! La réponse des musulmans à la question n’a engendré, selon Lewis, que « des délires névrotiques et des théories du complot ». Selon lui, c’est le manque de liberté « qui est à la base des maux dont souffre le monde musulman ». Le remède est simple, il faut que les musulmans renoncent à leurs querelles intestines et s’unissent afin que le Moyen-Orient « redeviennent un haut lieu de civilisations ».

       En guise de conclusion, l’érudition de l’auteur est, comme toujours, au rendez-vous. En revanche, le livre manque de cohésion. Certes, Lewis discute du choc de la modernité dans le monde musulman et fournit aux lecteurs(trices) des données historiques de première importance. Mais il est dommage que l’ouvrage soit un bricolage de diverses publications. En conséquence, un manque d’unité se dégage de l’ensemble. Par ailleurs, il est important de souligner que le livre a été écrit avant les attentats terroristes du 11 septembre. Or, la réflexion de l’auteur ne tient pas compte de ces événements tragiques. En complément de lecture, nous renvoyons les lecteurs (trices) au compte-rendu de E. W. Said paru dans Harper’s au mois de juillet 2002.

 

Michel Gardaz

Université d’Ottawa

 

 

Guy Marchessault, 2002, Médias et foi chrétienne : deux univers à concilier. Divergences et convergences, Montréal, Fides, 18  p.

 

 

       Sécularisation ou pas, désenchantement du monde ou pas, religions et médias sont loin d’avoir fini de croiser le fer. Le XXe siècle en est un probant témoignage : presse catholique, prédication radiophonique, télévangélistes, Web chrétien, etc. Or, le siècle qui débute ne paraît nullement en rupture avec son prédécesseur. À ce chapitre, l’actualité récente parle par elle-même : couverture médiatique du 11 septembre 2001, bandes audio ou vidéo d’Oussama Ben Laden, raéliens et Clonaid, etc.

       Depuis quelques années, cette relation entre religion et médias retient l’attention de nombreux spécialistes. En histoire, on peut par exemple penser au colloque tenu à l’UQAM en septembre 2001, sous le thème Média de masse et religion au XXe siècle. En fait, cette problématique est si vaste et féconde qu’on est encore loin d’avoir épuisé le réel. C’est pourquoi des chercheurs de tous horizons se sont intéressés à ce thème. L’ouvrage de Guy Marchessault s’inscrit dans cette « mouvance » intellectuelle.

       Ancien journaliste et chrétien engagé, Guy Marchessault est professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Depuis une trentaine d’années, il s’intéresse au dialogue entre culture religieuse et culture médiatique. Médias et foi chrétienne est en quelque sorte le « couronnement » d’une longue réflexion sur cette question. En fait, il s’agit d’un ouvrage où se conjuguent effort d’introspection et analyse critique. Toutefois, la neutralité axiologique n’est pas toujours au rendez-vous, l’auteur sombrant ça et là dans les envolées « lyriques ». S’étant jadis préparé à la prêtrise, Marchessault peine à se détacher de préoccupations purement pastorales… L’ouvrage semble d’ailleurs destiné à deux publics bien précis : 1) les autorités ecclésiastiques (catholiques) ; 2) les militants chrétiens des communautés de base. Aux premiers comme aux seconds, Marchessault espère fournir des considérations théoriques et pratiques aptes à assurer une présence chrétienne « efficace » dans les médias.

       Malgré ces défauts, l’ouvrage présente une analyse intéressante. La question de départ de l’auteur est la suivante : est-il possible de réconcilier culture médiatique et culture chrétienne dans la société québécoise actuelle ? À cette question lancinante, Marchessault répond par l’affirmative, prenant ainsi ses distances de toute une littérature ouvertement pessimiste (pour plusieurs auteurs, en effet, il ne saurait y avoir compatibilité entre des médias jugés « idolâtres » et une foi chrétienne qu’on espère authentique). Ainsi, sans nier leurs profondes divergences, Marchessault se convainc d’une certaine convergence entre christianisme et médias. Le point de départ de son enquête est le catholicisme issu de Vatican II. Comme plusieurs, Marchessault constate la largeur du fossé séparant l’Église catholique de la société actuelle. Or, à une Église encore recroquevillée sur elle-même, l’auteur propose une pastorale davantage tournée vers les gens et la culture d’aujourd’hui. Dès lors, des questions lourdes de sens se posent : qui sont vraiment ces gens à qui l’Église souhaite s’adresser ? Dans quel genre de monde vivent-ils ? Comment « rejoindre » ces gens ? Comment susciter chez eux un questionnement spirituel ? Dans quel langage leur annoncer l’Évangile ?

       Marchessault commence d’abord par se pencher sur la culture, reconnaissant que « la médiation culturelle est la base même de toute communication humaine » (p. 29). Cela l’amène à montrer les rapports historiquement houleux entre catholicisme et culture moderne. Se croyant « propriétaire-mécène » de la culture occidentale, l’Église s’est longtemps méfié des formes culturelles issues de la modernité (humanisme, sciences modernes, arts « profanes », médias de masse, etc.). Incapable de se concevoir autrement que comme vision du monde englobante et totalisante, l’Église catholique rompt bientôt les amarres avec une culture en pleine gestation. Elle se replie sur elle-même, dénonce, exhorte et finit par perdre la partie. Mais n’en déplaise à l’Église, la culture est devenue multiple. L’heure d’imposer étant aujourd’hui révolue, le catholicisme doit s’adapter à un « marché sémantique » où plusieurs visions du monde se côtoient et sollicitent notre adhésion. Or, la prise de parole publique étant désormais « l’affaire » des médias, l’Église doit s’assurer d’être « présente sur ce nouveau marché des “ choses dont on parle ”, [sinon] elle n’existera plus » (p. 46).

       La postmodernité constituant selon lui un contexte favorable pour l’Église (ouverture au réenchantement du monde, disponibilité pour l’expérientiel, etc.), Marchessault exhorte les autorités religieuses à « inventer de nouvelles expressions culturelles » (p. 63), les anciennes formules s’avérant tout à fait éculées. Pour l’auteur, il en va de l’avenir du catholicisme, les jeunes croyants n’arrivant pas à nommer leur foi dans des termes qui puissent être signifiants dans la culture actuelle. Or, ces nouvelles expressions culturelles devront nécessairement « transiter » par les médias de masse.

       La « table » étant ainsi mise, Marchessault s’attaque au vif du sujet, c’est-à-dire la culture médiatique actuelle, culture dans laquelle il espère assurer une présence à l’Évangile. Le défi demeure toutefois imposant, puisque les médias sont d’abord et avant tout des entreprises à but lucratif. Cela est particulièrement vrai chez les médias électroniques, lesquels nécessitent des investissements énormes pour être en mesure de se procurer le matériel et le personnel nécessaires. C’est pourquoi ces médias sont généralement entre les mains de conglomérats financiers puissants, lesquels se soucient avant tout du profit de leurs entreprises médiatiques. Il en résulte une propension chez les médias à priviligier le spectacle, le divertissement et l’entertainment. L’idée est évidemment d’attirer un public aussi vaste que possible, de sorte à maximiser les cotes d’écoute et les revenus publicitaires. Pour divertir ce public, on a recours à tout l’arsenal de la « manipulation » psychologique, via le binôme mimesis-catharsis. Ainsi, les médias proposent des modèles à imiter (mimesis), tout en permettant au public d’échapper un instant — par le recours au rêve, au jeu ou à la métaphore — à l’épuisante et sclérosante routine du monde profane (catharsis). Les médias sont donc loin d’être exempts de rhétorique, que celle-ci soit ouverte (mimesis) ou « subversive » (catharsis). À terme, cela constitue un sérieux problème pour les Églises, d’autant que les médias jouent « un rôle non négligeable dans la mise à la mode des thèmes discutés dans l’opinion publique […], construisant ainsi à leur façon la réalité sociale perçue par les publics » (p. 78). Qui plus est, ce langage médiatique — centré sur le spectacle et le divertissement — semble de prime abord « incompatible » avec le langage religieux.

       Marchessault s’attaque ensuite aux langages traditionnels de la foi chrétienne (le témoignage, le rituel, la prédication, les écrits sacrés, la théologie, les dogmes, les langages spirituels, l’art sacré). Cette étude l’amène à « disqualifier » des langages dont l’utilité pastorale semble discutable dans la culture actuelle. C’est notamment le cas de la prédication, de la théologie et du dogme. Apologétiques, intellectuels, normatifs et autoritaires, ces langages constituent des repoussoirs : ils heurtent autant la religiosité soft de nos contemporains, que le sens du spectacle des médias. Marchessault fonde d’ailleurs beaucoup d’espoir sur les autres langages de la foi, notamment sur les témoignages individuels et sociaux. Pour lui, seuls des témoins charismatiques et prophétiques sont en mesure d’assurer une présence chrétienne « efficace » dans les médias. Il parle bien sûr de personnalités charismatiques capables de raconter, de susciter l’intérêt et d’attirer l’attention des médias. Cas-types : le pape Jean-Paul II ou Monseigneur Jean-Claude Turcotte. Ces témoignages peuvent aussi être sociaux. De nature prophétique, ces témoignages peuvent servir à dénoncer des abus ou engager à transformer la société. Cas-type : les œuvres caritatives, les mouvements chrétiens pour la paix, ou ceux militant pour l’abolition de la torture. Marchessault constate également l’extrême pauvreté des Églises chrétiennes en matière d’expressions symboliques et artistiques, ce qui empêche celles-ci de « toucher » les gens, au sens propre et figuré. Aussi espère-t-il qu’on multiplie les rencontres entre artistes et hommes d’Église. Il s’agit ni plus ni moins d’articuler metanoïa et catharsis : pour provoquer des « chocs transformants » et des revirements durables, les Églises doivent s’assurer d’être présentes dans tous les médias, en plus d’en maîtriser les langages et rouages. Ça ne semble pas actuellement être le cas en matière d’expression artistique.

       Toutefois, le christianisme est solidement implanté sur Internet. Ce média semble d’ailleurs plutôt en phase avec la sensibilité religieuse postmoderne, d’autant qu’il est propice à la participation directe et à l’interactivité. De plus, Internet permet de diffuser différents langages de la foi (image, textes, son, etc.), tout en n’étant ni assujetti aux horaires de programmation, ni soumis au « contrôle » des grandes entreprises médiatiques. Ce n’est donc pas un hasard si les groupes religieux ont si rapidement et si massivement investi le réseau Internet.

 

Frédéric Barriault

Université de Sherbrooke

 

 

Edgar Morin, 2001, La méthode 5. L’humanité de l’humanité : L’identité humaine, Paris, Seuil, 287 p.

 

 

       Rares sont les lectures qui, spontanément, nous donneraient presque le goût d’écrire un livre, qui nous stimulent et nous inspirent au point de nous disposer à considérer autrement notre façon de concevoir notre discipline et de mener nos propres recherches. L’Identité humaine d’Edgar Morin fait partie de ces ouvrages exceptionnels, proposant un voyage fascinant à travers le savoir humain.

       Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce cinquième tome de La méthode, consacré spécifiquement à L’Identité humaine, ne conclut pas immédiatement une gigantesque synthèse amorcée il y a un quart de siècle (La Méthode. La nature de la nature, Tome 1, date de 1977) par l’un des philosophes français les plus prolifiques et les plus respectés ; l’ouvrage ne constitue pas non plus le point final d’une aventure intellectuelle assez unique dans la francophonie. Déjà, l’auteur annonce la préparation d’un prochain tome de La méthode, le sixième, qui sera consacré à l’éthique et qui clôturera cette série.

       Le présent ouvrage porte trois titres et sous-titres, mais je crois que L’Identité humaine indique plus précisément le propos de l’auteur, qui veut décrire l’homme d’une manière plurielle, en reliant les approches biologiques (génétiques), individuelles et collectives (l’histoire, les civilisations), en incluant les dimensions sociales et symboliques. Malgré ce que pourrait laisser sous-entendre le titre de cette série (« La méthode »), ce livre ne traite pas de méthodologie, mais veut mettre en évidence la réflexion privilégiée par un auteur au sommet de son art, dont le but est de relier les connaissances afin de mieux comprendre les phénomènes complexes auxquels nous sommes depuis toujours confrontés. L’interdisciplinarité inhérente aux ouvrages d’Edgar Morin fait interagir, dès les premières pages, un ensemble de connaissances et de questionnements issus des sciences, mais aussi de l’histoire, la culture, de la politique, en incluant les dimensions religieuses et symboliques qui définissent et motivent constamment l’agir humain. Cette approche totalisante fait en soi toute l’originalité de La Méthode. Ce quarante-quatrième livre d’Edgar Morin me semble être le meilleur de cette prodigieuse série, le plus complet et le mieux documenté, et j’estime qu’il n’est pas absolument essentiel d’avoir lu les quatre premiers tomes de La Méthode pour pouvoir suivre le parcours du cinquième. Nonobstant cette remarque, il est toujours stimulant de lire et de relire un ouvrage d’Edgar Morin, surtout dans leurs versions remaniées, comme par exemple l’un de ses premiers livres, L’Homme et la mort, souvent réédité et réécrit depuis un demi-siècle, et régulièrement cité ici.

       L’ouvrage L’humanité de l’humanité : L’identité humaine débute par une formule qui, déjà, nous plonge dans un abîme d’interrogations et de réflexions : « Nous demeurons un mystère à nous-mêmes » (p. 10), peut-on lire dans les « préliminaires ». S’inspirant d’abord de Pascal et aussi de plusieurs philosophes modernes qu’il cite généreusement, Edgar Morin situe son propos très vaste entre ces deux infinis que sont le cosmos (sujet de plusieurs de ses articles récents) et la microphysique. Sa définition assez large de la culture sert de point de départ à plusieurs chapitres : « ensemble des habitudes, coutumes, pratiques, savoir-faire, savoirs, règles, interdits, stratégies, croyances, idées, valeurs, mythes, qui se perpétue de génération en génération, se reproduit en chaque individu, génère et régénère la complexité sociale » (p. 29). Les liens entre culture, esprit, cerveau et langage permettent d’articuler une première méditation sur l’intelligence et ultimement, sur les limites et le statut de l’individu.

       La première partie du livre s’intitule « La trinité humaine » ; celle-ci constitue pour l’auteur un emboîtement de différentes formes de trinités, examinées successivement (p. 45). L’homme y est défini et présenté de diverses manières, avec ses contradictions et ses multiples interprétations, mais toujours selon une volonté de le considérer d’une manière unifiée, en évitant la réduction disciplinaire. On parcourt sans les fragmenter l’ensemble des savoirs qui ont tenté de circonscrire l’essence de l’humain. La synthèse opérée dans cette délimitation séparant l’imaginaire, le mythe, la technique, les religions et l’histoire me semble parfaitement définie et positionnée. Ainsi, l’auteur écrit : « Le mythe s’est introduit dans la pensée rationnelle au moment où celle-ci a cru l’avoir chassé » (p. 36). Ici, la complexité — si souvent évoquée — ne constitue ni un obstacle ni une difficulté insurmontable, mais au contraire une source d’inspiration, de réflexion, une invitation à un examen plus profond des dynamiques à la fois logiques et contradictoires ayant marqué l’humanité. Les ambivalences, les paradoxes, les mystères, l’incertitude sont les nourritures premières de cette réflexion.

       Dans la seconde partie du livre (portant sur l’identité), Edgar Morin poursuit son interrogation sur les caractéristiques de l’humain (inséparable de sa société, de sa culture, de son héritage génétique), mais aussi sur la mort, la foi religieuse, les idéologies, les rites, le sacrifice. La rationalité humaine ne peut exister sans ce que Morin nomme métaphoriquement « l’étoffe imaginaire/symbolique qui co-tisse notre réalité » (p. 96). Il faudrait vraiment réaffirmer le rôle déterminant de ce que Morin nomme « la réalité de l’imaginaire » (p. 121). Dans ses explications et ses démonstrations, l’auteur du livre Le cinéma ou l’homme imaginaire (1956) fait abondamment référence à divers travaux scientifiques, mais aussi à des films et à des œuvres littéraires ; il nous rappelle avec justesse que « notre esprit sécrète sans cesse de l’imaginaire » (p. 121). En fait, Morin aborde beaucoup de concepts répandus dans les sciences exactes, humaines et sociales, mais il le fait en articulant de manière utile ces notions imbriquées et complexes. Chose assez rare chez les auteurs français, Edgar Morin fournit au fil des pages de généreuses définitions des concepts auxquels il se réfère. Qu’il s’agisse du mythe, de la culture, du paradigme, il rappelle la portée des notions, les redéfinit, en souligne telle ou telle dimension. Ses hypothèses — multiples, originales, voire audacieuses — sont à la fois claires et assurées : « Les fantasmes allègent provisoirement le poids et la contrainte du réel. Le mythe fortifie l’humain en lui masquant l’incompréhensibilité de son destin, et en remplissant le néant de la mort. » (p. 134)

Le troisième et avant-dernier chapitre porte sur l’identité sociale, un concept assez répandu que Morin relie avec deux modèles développés antérieurement (dans les tomes précédents), dont les éléments sont identifiés comme étant soit de haute complexité ou de basse complexité. Ici, l’auteur présente plusieurs types d’identité (sociale, multiple, historique, planétaire), ce qui lui permet par exemple d’aborder les questions de mondialisation et d’échanges culturels. En suivant les raisonnements de l’auteur, on examine comment s’effectue l’organisation des sociétés, parfois comparées à des machines bienfaisantes ou infernales. En réalité, c’est l’histoire en marche qui y est analysée, et ces machines correspondent autant à des ordinateurs, une intelligence artificielle, un État, ou tout autre système complexe : « La méga-machine n’est pas une machine seulement physique, elle est vivante et humaine. » (p. 178) L’ordre, le désordre et l’organisation sont reliés dans leurs complémentarités et leurs antagonismes, à l’aide de nombreux exemples. Mais dans sa description des mécanismes qui régissent et contrôlent les sociétés (parfois de manière abusive et injuste), l’auteur demeure pragmatique et reconnaît néanmoins que « nulle société ne saurait éliminer toute contrainte, ni toute subordination » (p. 184).

       La quatrième partie, plus brève, est consacrée au complexe humain et part d’une interrogation sur le statut de la liberté : « Ne sommes-nous pas agis quand nous croyons agir ? La liberté n’est-elle pas notre plus grande illusion subjective ? » (p. 248) Les dernières pages posent la question du devenir humain, qu’il faut examiner sereinement. L’opposition entre la biologie et la sociologie sert à comprendre les comportements, qui seraient déterminés par la génétique, ou au contraire organisés par des règles, des codes et des normes, d’après les sociologues. Toutefois, la liberté, le libre arbitre, la spontanéité, le hasard existent vraiment et pour tous ; malgré nos codes génétiques, nos choix, nos limites et notre volonté de nous intégrer jusqu’à un certain point, nous ne sommes pas totalement déterminés. « La liberté étant choix, et tout choix étant aléatoire, nous prenons nos libres décisions dans l’incertitude et le risque. » (p. 260) Nos vies peuvent changer à tout moment, par le rêve ou par des événements très concrets dont la portée peut d’abord nous échapper. Un autre constat est énoncé : « Nous sommes sans doute victimes de notre mode de concevoir qui disjoint et oppose le réel et l’irréel, et banalise chacun de ces termes » (p. 263).

       Le style d’Edgar Morin atteint ici sa plénitude. Deux points forts caractérisent ses écrits récents : premièrement, sa volonté interdisciplinaire et transdisciplinaire, qui lui permet de passer par exemple de l’anthropologie des religions à la philosophie des sciences, de la sociologie à la philosophie, du général au particulier, et deuxièmement, son sens de la formule qui assure souvent une grande netteté aux idées qu’il évoque. L’ouvrage L’Identité humaine donne en outre l’occasion à l’auteur de revenir sur certains de ses livres précédents. Ainsi, à propos de son livre L’Homme et la mort (1951), Edgar Morin explique comment il s’était progressivement distancé de sa conclusion initiale, en rédigeant en 1970 une préface à la troisième édition qui réorientait ses premières conceptions sur certains aspects de la mort ; mais qu’il avait par la suite reconsidéré sa volte-face, à la lumière de découvertes récentes en biologie et de travaux subséquents sur la mort, réalisés par d’autres chercheurs français (dont Jean-Claude Ameisen). L’auteur pouvait assumer de nouveau la conclusion initiale qu’il avait pour un temps reniée. Cette capacité exceptionnelle de réflexivité et d’autocritique sur une œuvre déjà célébrée témoigne d’une grande humilité et d’une étonnante possibilité de cheminement de la part du chercheur.

       Il va sans dire que cette série d’ouvrages touche une multitude de disciplines (biologie, sociologie, philosophie, histoire) et que ceux-ci sauront rejoindre des chercheurs de plusieurs domaines. L’auteur insiste sur la dimension symbolique de la rationalité humaine et du quotidien, en nous rappelant avec éloquence le rôle (primordial et pourtant négligé) de la culture, des religions, des mythes, de l’imaginaire dans notre manière d’organiser nos vies. Ce livre dense sera particulièrement utile aux étudiants qui songent à amorcer une recherche de 2e ou 3e cycles, en histoire, en sciences humaines et sociales ou même en études littéraires. On sort de la lecture de La Méthode ébloui, enrichi, inspiré, presque envieux face à l’extraordinaire capacité de communiquer dont fait à nouveau preuve ce penseur à l’esprit vif, à la fois incomparable et inclassable.

 

Yves Laberge

Institut québécois des Hautes études internationales (Québec)

 

 

Guy Vanhoomissen, 2002, En commençant par Moïse, coll. « Écritures », Bruxelles, Lumen Vitae, 254 p.

 

 

       Se lancer dans des questions entourant le Pentateuque constitue de nos jours un véritable défi. Depuis la parution du célèbre ouvrage Le Pentateuque en question de A. De Pury et Th. Römer, qui a porté son coup de grâce à la théorie documentaire, le chantier paraît parfois encombré et désorganisé. Guy Vanhoomissen ose pourtant s’y aventurer dans son livre En commençant par Moïse. L’auteur n’entend cependant pas apporter de solutions aux problèmes en suspens : ce n’est pas son propos. Il propose plutôt une lecture à la fois éclairante et bien équilibrée des premiers livres de la Bible. Jésuite, l’auteur enseigne au Centre Lumen Vitae, où il occupe le poste de Directeur des études à l’École Supérieure de Catéchèse.

       Le titre de l’ouvrage, tiré du récit des pèlerins d’Emmaüs (Lc 24, 27), indique bien dans quelle optique l’auteur traite son sujet. Il cherche à mettre en valeur les écrits de la Torah comme porteurs des traditions fondatrices et comme clé de lecture de la foi judéo-chrétienne. Pour ce faire, il s’attache au « fil conducteur de ce grand livre d’images dans lequel a puisé la culture occidentale » (p. 5), à savoir le personnage de Moïse. Le livre se divise en deux grandes parties. La première propose un bilan des recherches récentes sur la composition du Pentateuque, sur l’histoire et l’archéologie et des points de repères pour une lecture croyante de cet ensemble. La deuxième offre un parcours du texte biblique qui s’attarde plus spécifiquement à la figure de Moïse et à cinq moments-clé: la révélation au Buisson ardent, la sortie d’Égypte, le don de la Loi, la marche au désert et les dernières paroles de Moïse.

       Divisée en trois chapitres, la première partie s’intitule « Situer le texte » et offre des clés méthodologiques pour une lecture éclairée et croyante du Pentateuque : histoire de sa rédaction, problèmes d’ordre historique et questions littéraires. Pour la personne initiée, ces pages sont tout à fait abordables et parviennent bien au but, c’est-à-dire à situer le texte. L’auteur affronte les questions délicates, de datation par exemple, et se montre équilibré et prudent dans ses jugements. Il présente clairement les positions les plus radicales en la matière, se gardant toutefois de leur donner son aval. Le chapitre premier, consacré à l’histoire de la rédaction du Pentateuque, se révèle précieux pour quiconque souhaite un bon aperçu des hypothèses classiques et des remises en questions plus récentes. Les mêmes qualités se retrouvent au chapitre trois, qui aborde les questions complexes de l’historicité des récits de la Torah. On applaudit, dans le chapitre trois, lorsque l’auteur relève les dérives des lectures fondamentalistes. Beaucoup de chrétiens et de chrétiennes dans les milieux pastoraux d’ici auraient avantage à parcourir ces lignes. La tendance à aborder les textes bibliques comme des comptes-rendus fidèles de faits historiques est encore bien présente, malgré des années de progrès dans la recherche biblique.

       La deuxième partie, plus longue, s’intitule « Au fil du texte ». Chacun des cinq chapitres qui la composent scrute un récit ou une section importante du Pentateuque, en gardant les projecteurs braqués sur Moïse. L’auteur peut parfois donner l’impression de tomber dans le piège fondamentaliste lorsqu’il examine comment le récit met en place le personnage, comment celui-ci réagit et quelles sont les conséquences de ses divers gestes. Or il n’en est rien. Il cherche plutôt à plonger dans la dynamique du texte et à en dégager du sens pour une lecture actuelle. D’ailleurs, il prend la peine de s’arrêter à quelques reprises pour identifier certains problèmes soulevés par les approches par trop littérales. Ainsi en est-il pour le récit des plaies d’Égypte. Il montre jusqu’à quel point il est futile de tenter de reconstituer les événements comme s’il s’agissait d’une suite de catastrophes naturelles, ce que de nombreux auteurs ont cherché à faire au cours des âges. Il n’hésite d’ailleurs pas à signaler les incohérences du texte, comme ces insectes qui attaquent des troupeaux qui viennent pourtant d’être décimés par la plaie précédente! Par contre, l’auteur se garde aussi d’attribuer à ces épisodes le simple statut de pure fiction littéraire. Il y voit plutôt des récits à valeur symbolique, mais inspirés de phénomènes connus à l’époque. Et, surtout, il parvient à proposer des pistes pour donner du sens à ces écrits et se réconcilier, notamment, avec le fait que Dieu s’y montre si cruel envers les Égyptiens.

       Dans l’ensemble, cet ouvrage n’apporte sans doute pas beaucoup quant aux questions actuelles entourant le Pentateuque. Ce n’est d’ailleurs pas son propos. Par contre, ses qualités en font un livre recommandable, qui devrait trouver place dans les bibliographies de cours de premier cycle universitaire sur l’Ancien Testament (introduction à la Bible, Pentateuque, traditions anciennes d’Israël, et autres). Les étudiants et étudiantes de deuxième et troisième cycles le consulteront aussi à profit, en gardant à l’esprit que l’auteur limite sa recherche au monde francophone, si on en juge à la bibliographie.

       Signalons aussi la présence de notes en bas de pages pertinentes et non surchargées, conformes à l’esprit de la collection dans laquelle le livre paraît. La qualité de l’édition est sans reproche, tout comme celle du français. La langue est claire et l’auteur parvient à se faire comprendre, même lorsqu’il aborde des questions particulièrement complexes ou arides. Pour terminer, c’est avec plaisir que nous trouvons dans la bibliographie (p. 249) une invitation à consulter, sur Internet, le site Interbible, géré par le Centre biblique de Montréal.

 

Jean Grou

Revue Univers (Québec)

 

 

Martine Xiberras, 2002, Pratique de l’imaginaire — Lecture de Gilbert Durand, coll. « Lectures », Québec, Les Presses de l’Université Laval, 178 p.

 

Chaoying Sun, 2000, Rabelais - Mythes, images et sociétés, coll. « Sociologie du quotidien », Paris, Desclée de Brouwer, 268 p.

 

 

       Pour qui s’intéresse à l’étude de l’imaginaire en général et du mythe en particulier, les travaux de Gilbert Durand constituent, depuis maintenant plusieurs décennies, un repère essentiel dont l’intérêt et la valeur ne peuvent être ignorés. Sa méthode qui a, entre autres mérites, celui de dépasser la persistante opposition entre logos et muthos propose, notamment, une classification systématique des symboles et des archétypes à partir des notions désormais classiques de régimes diurne et nocturne. Elle permet, surtout, de tenir compte de ce que Durand appelle le « trajet anthropologique », soit ce va-et-vient constant qui relie les imaginaires individuels et collectifs.

       Publié dans la très belle collection « Lectures », l’ouvrage de Martine Xiberras constitue une excellente introduction à l’œuvre de Durand. En présentant, dans le premier chapitre, les facteurs, les influences, qui ont contribué à l’élaboration de la position épistémologique de Durand, Martine Xiberras offre une indispensable mise en perspective qui permet au lecteur de mieux apprécier les ressorts et les enjeux de l’œuvre de Durand, d’autant que de nombreuses références sont offertes au lecteur soucieux d’explorer cette avenue. La suite propose, d’abord, une présentation claire et concise des concepts essentiels à la compréhension de cette œuvre comme les notions d’image, de symbole, de mythe. Une fois ces concepts exposés, on trouvera, au troisième chapitre, la fameuse classification présentée à la fin des Structures anthropologiques de l’imaginaire, sans doute la mieux connue des contributions de Durand. Vient ensuite la présentation d’une notion moins connue mais tout aussi féconde, celle de « bassin sémantique » qui tente de définir les orientations sémantiques d’une culture donnée à une époque donnée de son histoire. La présentation, ici, n’est pas que théorique mais reprend trois exemples proposés par Durand : le renouveau religieux des franciscains, l’apparition du romantisme et, enfin, la remythologisation du vingtième siècle. Le dernier chapitre aborde, finalement, la question des rapports entre imaginaire individuel et collectif en proposant une comparaison entre la notion de topique proposée par Freud et celle de topique socioculturelle de Durand. Et, comme pour rappeler que Durand ne propose pas seulement une théorie mais aussi une pratique de l’imaginaire, l’ouvrage contient en annexe un test d’évaluation de la personnalité imaginative d’un individu, test conçu par un psychologue ami de Durand. Le tout constitue une remarquable synthèse, claire, concise et intelligente qui permet à celui qui ignore tout de Durand d’aborder son œuvre ambitieuse et qui donne, à celui qui l’aurait lu trop rapidement, le désir d’y retourner et de l’approfondir.

       Chaoying Sun, pour sa part, offre justement dans son Rabelais — Mythes, images et sociétés, une illustration des applications possibles de l’approche de Durand. C’est d’ailleurs ce dernier qui en signe la préface. L’entreprise est d’autant plus intéressante que le siècle de Rabelais, le seizième, constitue une période privilégiée de la renaissance du mythe en Occident. La mythologie classique, qu’elle soit grecque, latine ou biblique, devient, à cette époque, la référence première des humanistes et des artistes européens. L’œuvre de Rabelais en témoigne d’ailleurs éloquemment : sur les quelque quatre cents personnages relevés dans les cinq Livres, on retrouve, souligne Chaoying Sun, 137 noms provenant des Grecs ou des Latins et, dans une moindre mesure, de la mythologie biblique. C’est dire qu’il y a là un terrain fertile à la mythanalyse !

       Dans un premier temps, Chaoying Sun, tente donc, en recourant à une méthode « bachelardienne », de cerner les influences culturelles qui ont nourri la jeunesse de Rabelais. Cet héritage, elle le classe en trois catégories : influences savantes, populaires et techniques (Rabelais n’était pas que médecin mais aussi astrologue, juriste, botaniste, diplomate…) et distingue nettement, au passage, mythes manifestes et mythes latents, reprenant ainsi, et c’est heureux, la distinction établie par le sociologue Roger Bastide. A certains moments, le caractère extrêmement détaillé de cette analyse apparaît presque excessif au lecteur : non seulement parce qu’elle exige une excellente connaissance de l’œuvre de Rabelais mais aussi parce que les associations de Chaoying Sun, allant de Kant à l’imaginaire musulman en passant par la culture chinoise et les traités de Galien, comporte, à la longue, quelque chose d’étourdissant. On a l’impression, parfois, à forces de détails et de détours, de perdre la vue d’ensemble.

       L’auteure passe ensuite à l’étude des structures mentales et cognitives qui déterminent, de 1533 à 1564, la publication des cinq Livres. Elle démontre, ce faisant, comment l’espace et le temps qu’habite Rabelais n’est ni ce temps composé d’unités homogènes successives propre à la modernité, ni celui de Pétrarque ou de Ronsard. La troisième partie constitue une sorte de synthèse des deux premières et s’applique à retracer ce que Gilbert Durand appellerait le « trajet anthropologique » de Rabelais, c’est-à-dire quels choix l’écrivain a faits parmi les matériaux proposés par l’imaginaire collectif de son temps. Et si l’influence de Durand est manifeste tout au long de l’ouvrage, c’est sans doute là qu’elle est la plus marquée. Chaoying Sun retient en effet la philosophie et la spiritualité franciscaines comme l’un des vecteurs principaux de la sensibilité rabelaisienne. Elle reprend ainsi l’un des exemples-clés avancés par Durand pour illustrer sa notion de bassin sémantique. D’autres l’avaient fait avant lui mais sur un ton, apparemment, plus polémique. Ici encore, Chaoying Sun, fait preuve de beaucoup de rigueur et nourrit sa démonstration d’une remarquable érudition. L’ensemble, convaincant, constitue un ouvrage très dense qui permet, à travers une lecture de l’œuvre du curé de Meudon, de sonder l’esprit et la sensibilité d’une époque charnière de l’histoire occidentale.

 

Robert Verreault

Université du Québec à Montréal