Maria Stella Barberi
(dir.), 2001, La spirale mimétique. Dix-huit leçons sur René Girard, Paris, Desclée de Brouwer, 367 p.
Parallèlement à la
publication du récent livre de René Girard intitulé Celui
par qui le scandale arrive est paru un ouvrage consacré à ses théories.
Rassemblant des articles produits depuis plus d’une vingtaine
d’années par des chercheurs appartenant à divers domaines
et s’intéressant aux multiples implications des concepts
girardiens, ce livre se veut plus qu’un simple compte rendu du travail de
l’anthropologue français ; il est à vrai dire une
tentative pour pousser un cran plus loin la théorie en cours
d’élaboration du désir mimétique. Ces articles
prêchent d’ailleurs tous pour une grande liberté
d’appropriation de ladite théorie, n’hésitant ni
à contester des points de détail ni à recourir à
des exemples insolites afin de renouveler la réflexion de René
Girard. Même si chacun des auteurs prend la peine de résumer les
thèses de Girard selon le point de vue qui est le sien, ces dix-huit
leçons n’ont donc rien de simples tentatives de synthèse
des propos girardiens, car toujours finit par se produire un glissement qui
permet de situer la problématique dans une optique singulière.
Cinq grands thèmes sont
à l’honneur dans La spirale mimétique, cinq thèmes qui, en
autant de parties, ouvrent le champ à moult approches critiques. Une
première partie, intitulée
« Méthode », regroupe trois articles dont le
mandat consiste à bien situer les idées de René Girard sur
un plan purement théorique. Ces idées, rappelons-le, n’ont
pas acquis d’emblée l’aval de la critique, plusieurs membres
de l’intelligentsia universitaire s’étant montrés
plutôt réfractaires à leur fondement. S’étant
aperçu que « c’est sur sa méthode que portent
les contresens fondamentaux, ce qui fait qu’on ne le lit pas du tout sur
le plan où il s’est lui-même situé. Et alors on lui
fait dire à peu près n’importe quoi »
(p. 17), Pierre Ganne, auteur du premier article, entend défendre
les thèses de Girard et remettre les pendules à l’heure en
ce qui concerne sa démarche. L’auteur indique en quoi la critique
a eu tort de voir en Girard un faux scientifique, partant du prédicat
selon lequel « son hypothèse se situe […] sur le plan
de […] disciplines — ethnologie et histoire des religions —
[qui] n’existent pas encore vraiment sur le plan
scientifique » (p. 18). Les deux articles suivants,
écrits respectivement par Raymund Schwager et Éric de Rosny,
adoptent des perspectives contrastantes : le premier, dans une tentative
de mise en parallèle des thèses de Roberto Calasso et de Girard
sur la création et le sacrifice, montre que le penseur français
élargit la vision traditionnelle héritée des
Lumières et de la pensée libérale en raccordant nature et
liberté à la question du sacrifice, établissant ainsi
l’utilité de ce dernier. Éric de Rosny met pour sa part les
théories de Girard à l’épreuve sur le terrain :
l’initiation à la vision pratiquée par un guérisseur
traditionnel de la côte du Cameroun révèle un recours
à la violence qui trouvera son point culminant dans
l’établissement d’un bouc émissaire, ce qui confirme
les vues de Girard sur la finalité du processus victimaire.
Dans la deuxième partie
de l’ouvrage, « Modèles
littéraires », quatre chercheurs appliquent les
théories de René Girard à des œuvres
littéraires. Qu’il s’agisse de comparer les Don Quichotte de Cervantès et
d’Avellaneda pour comprendre de quelle façon le héros du
premier, poussé par son désir vers une folie au cœur de
laquelle affleure une pointe de conscience, renouvelle le concept
périmé de folie complète qu’adopte le second,
annonçant la modernité (le Don Quichotte de Cervantès
« unit en lui, il incarne les deux aspects du travail de
désacralisation : l’effondrement historique du vieil
héros épique […] et le salut des marginaux. Ils sont les
deux aspects d’un même phénomène : la
désuétude historique et grandissante du mécanisme
victimaire-sacrificiel » [p. 79], affirme Cesareo Bandera), ou
qu’il s’agisse plutôt d’observer, avec Maria Stella
Barberi, l’évolution du personnage de Sigismund dans la
représentation qu’en donne Hofmannsthal au début du XXe
siècle par rapport à celle que proposait Calderón dans La
vie est un songe
(1636) et de remarquer que le triple refus du pouvoir (mythique, initiatique et
nihiliste) du personnage rend compte de l’effondrement d’un
« modèle d’autosuffisance du pouvoir »
(p. 100), toujours la littérature constitue un terrain propice
à l’analyse girardienne. Christiane Frémont explore ensuite
la dimension interne du désir mimétique tel qu’il opère
en Jean Valjean, héros de Victor Hugo, qui lutte contre lui-même
pour imposer son identité et finit par se proposer comme victime
émissaire idéale. Éventualité que refusera Tintin,
selon le commentaire proposé par Michel Serres, dont la réflexion
sur la présence du fétiche dans les aventures du
célèbre reporter tend à révéler que les
textes de la littérature impliquent déjà un savoir que les
sciences humaines leur arrachent par la suite en les étudiant, se
réclamant dès lors de découvertes en réalité
factices.
Avec la troisième partie,
titrée « Éducation », apparaissent des
questionnements capitaux. Les théories de Girard, misant sur la mimesis, remettent en question les
apports philosophiques liés à l’apprentissage, ce
qu’énoncent sans faux-semblants les deux articles ici
rassemblés. Giuseppe Fornari et Andrew McKenna récusent chacun
à leur manière les acquis de la pédagogie occidentale,
montrant comment le phénomène de médiation interne cher
aux penseurs grecs de l’Antiquité (notamment les
présocratiques et Platon) a été
récupéré de manière néfaste par la
pensée positive, ce qui a conduit à l’établissement
de systèmes d’éducation où les médiateurs ne
prennent plus leurs responsabilités et causent l’avènement
d’une mimesis d’appropriation peu saine. La solution se trouverait-elle dans la
figure du Christ qui déjà savait canaliser le désir vers
une médiation externe ? À moins qu’il ne faille
redécouvrir la littérature comme moyen d’apprentissage
révélant les grands axes des désirs de l’individu
humain ? Avec ces modèles sous la main, il devient possible de
maîtriser et de diriger le désir vers des avenues sensées.
« Amitié-inimitié »,
quatrième partie de l’ouvrage, comporte cinq textes adoptant des
approches diversifiées (philosophie, théologie, politique). Un
consensus semble toutefois se dessiner entre les auteurs : la solution au
problème de la violence, problème provoqué par la mimesis d’appropriation,
réside dans la focalisation vers un médiateur externe. Pour
Domenica Mazzù, la conscience de soi, scindée et devenue
étrangère à elle-même, doit se tourner vers la Vie,
tandis que Pierre d’Elbée, se servant de la relation
établie entre Jésus et Jean-Baptiste, dévoile comment il
devient possible de court-circuiter le processus sacrificiel, actualisant en cela
le point de vue épousé par la pensée mythique
archaïque. Lucien Scubla, analysant les enjeux de la relation
maître-disciple, voit de son côté que le désir
mimétique est désamorcé lorsque le médiateur occupe
une place extérieure dans la relation d’apprentissage. Enfin,
Wolfgang Palaver se fait fort de comprendre comment la théorie politique
ami/ennemi de Carl Schmitt se rattache aux mythes archaïques qui laissent
reposer l’équilibre du groupe communautaire sur l’exclusion des
éléments dangereux à la cohésion de
l’ensemble, alors que Stefano Tomelleri aborde la question des rapports
entre dominants et dominés du point de vue de Nietzsche qui a vu dans le
ressentiment la morale des faibles. Le penseur allemand aurait toutefois fait
fi de la question des relations entre individus, ce qui l’a conduit
à prendre la cause pour l’effet.
La dernière partie de
l’ouvrage propose quatre textes qui, placés sous
l’égide de la « Compassion »,
développent les théories plus tardives de Girard en rapport avec
le message des Évangiles. Pour Anthony W. Bartlett, l’eschaton dont parle à profusion
René Girard dans ses travaux est sous-tendu par un novum dont il importe de saisir la
portée : par delà la récupération nocive faite
par Girard de la conception platonicienne du désir, il faut voir la
possibilité d’un eros de compassion — chance inouïe pour
l’espèce humaine, une fois le processus
révélé, de se tirer des griffes du chaos mimétique.
Sandor Goodhart démontre qu’au contraire de l’éducation
occidentale platonicienne, l’éducation hébraïque ne
prône pas la séparation vrai/faux, mais cherche plutôt, dans
sa facture « prophétique plutôt que
représentationnelle, anti-idolâtre plutôt
qu’ontologique, diachronique plutôt que synchronique »
(p. 315), à assimiler l’individu au groupe, démarche
qui ne peut conduire qu’à l’harmonie. Marie-Louise Martinez
pose par la suite à sa façon la nécessité de fonder
une anthropologie relationnelle : renoncement et compassion peuvent seuls permettre
de déconstruire la violence qui a prévalu tout au cours du XXe
siècle. Pour terminer, Mario Roberto Solarte Rodriguez
réfléchit sur l’importance, en cette ère de
globalisation, de réinsérer l’individu dans une
éthique du marché (sorte de médiateur externe
régissant de et par lui-même les échanges entre organes
impersonnels, d’où la nécessité d’instaurer
une éthique qui laisse place à l’implication de
l’individu).
Ces études, pour la
plupart menées rondement, ouvrent des perspectives d’analyse
intéressantes dans de multiples champs. Elles entretiennent toutes un
lien plus ou moins étroit avec les théories de René Girard
qui, dans un court avant-propos, mentionne à quel point il est important
pour chaque lecteur de se les approprier et, à la manière de
leurs auteurs, de repenser à partir de ses propres acquis les enjeux de
la théorie mimétique. Celle-ci, selon Girard,
« n’est pas une Académie ni l’une des multiples
écoles ou courants post-modernes ; elle est une proposition
concrète pour étudier et mieux comprendre la
réalité humaine » (p. 7). Les textes rassemblés
ici donnent beaucoup de matière à réflexion. Le lecteur
peu familier avec les théories girardiennes s’y perdra
aisément, de même que celui à qui manque une bonne base
philosophique. Qu’à cela ne tienne, ne serait-ce que dans le but
de s’initier à une pensée novatrice à souhait, il
vaut la peine de plonger dans cette Spirale mimétique : la démarche
qu’elle présente s’avère enrichissante et foisonnante
de possibilités.
Jean-Pierre Thomas
Université de Sherbrooke
Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy
Rousselet (dir.), 2001, La
globalisation du religieux, Paris l’Harmattan, 282 p.
Ce livre est composé des
actes du colloque annuel de l’Association Française de Sociologie
des Religions (AFSR) qui a eu lieu à Paris en l’an 2000. En
introduction, les directeurs de la publication notent que la globalisation du
religieux passe en premier lieu par la culture, par la transition de cette
dernière de l’international au transnational. Ils remarquent que
les stratégies d’expansion religieuses relèvent de
nouvelles logiques qui ne dépendent plus du rapport entre les
États et que la globalisation du religieux obéit à des
logiques qui lui sont spécifiques, ce qui à leur avis en justifie
une étude approfondie.
L’article de Claude
Prudhomme sur les diverses transformations de la mission chrétienne au
cours du 20e siècle montre bien les particularités de
la mondialisation du religieux. Au début du siècle, les
missionnaires chrétiens partaient essentiellement de l’Europe et
de l’Amérique du Nord pour aller vers l’Afrique,
l’Asie et l’Amérique latine. Aujourd’hui, il semble
que le flux migratoire soit plutôt multilatéral. Selon
l’auteur, la faible capacité des congrégations occidentales
à produire de nouveaux clercs fait en sorte que plusieurs
congrégations nord-américaines et européennes
possèdent aujourd’hui une majorité de membres
d’origine asiatique ou africaine. « Européens et
Américains du Nord ont cessé de monopoliser la mission. S’ils
conservent une majorité très provisoire, héritée de
l’histoire récente, les ressortissants de l’Afrique noire et
de l’Asie acquièrent un poids croissant dans le clergé
» (p. 25). Cependant, si la mission catholique est moins aggressive
qu’auparavant dans les pays en voie de développement et a
plutôt tendance à se fondre dans le décor, plusieurs
groupes de fondamentalistes protestants continuent de prôner une
politique missionnaire plus traditionnelle de prosélytisme et de
conversion.
Dans la cas des organisations
transnationales musulmanes d’origine indienne, Marc Gaborieau note
qu’historiquement ces mouvements prosélytes sont nés
d’une réaction défensive face au développement du
prosélytisme protestant en Inde sous le protectorat britannique. Cette
défense de l’identité musulmane face à
l’occidentalisation du monde oriental et aussi face à la
majorité hindoue s’est peu à peu transformée en
stratégie offensive d’expansion de l’islam dans les autres
colonies britanniques. Véronique Altglas montre que l’hindouisme
s’est transformé au cours du 20e siècle, tout
d’abord en réaction à la mission chrétienne en Inde,
et ensuite par le métissage interculturel avec une partie de la culture
occidentale. Pour la sociologue parisienne, il s’agit bien d’un
néo-hindouisme, puisque les groupes hindous présents en Occident
s’éloignent de la tradition pour se centrer sur l’individu.
Altglas se demande s’il s’agit d’un processus
d’orientalisation de l’Occident ou d’une dilution de
l’hindouisme dans les valeurs occidentales ; la réalité
n’étant jamais si simple, on insiste qu’il s’agit
probablement d’une conjoncture des deux phénomènes. Le
néo-hindouisme semble aussi être influencé par la
philosophie pseudo-scientifique du Nouvel Âge :
« L’influence de la culture occidentale auprès des
leaders des mouvements néo-hindous est aussi particulièrement prégnante
lorsque celle-ci se réfère aux domaines scientifiques et
psychologiques auprès desquels, bien plus que par le champ religieux,
ils cherchent parfois à acquérir une
légitimité » (p. 54). Même
phénomène de marchandisation du religieux au Brésil
où la religion traditionnelle, le candomblé, se transforme peu
à peu d’une religion communautaire en un « groupe de
clients », note Roberto Motta. Ce type de religion de participation,
souple puisque peu hiérarchique, a permis l’expansion du
candomblé dans d’autres pays du continent sud-américain.
Le texte de Chantal St-Blancat
pousse plus loin sur le plan théorique, en montrant que les nouveaux
acteurs sociaux de la globalisation du religieux sont les réseaux du
Nouvel Âge ainsi que ceux des différentes diasporas religieuses
à travers le monde. « La nébuleuse du New Age, la
vague pentecôtiste sont filles de la globalisation au même titre
que la New Christian Right. [...] Le New Age apparaît parfaitement adapté
au relâchement des liens sociaux communautaires et à leur
réorganisation dans le temps et l’espace à travers de
nouveaux moyens symboliques ou marchands. » (p. 76-77)
L’auteur donne l’exemple d’une charité qui se
globalise à travers des organisations non-gouvernementales (ONG)
confessionnelles qui servent de paravent à des Églises en
quête de légitimité internationale.
De son côté,
Danièle Hervieu-Léger soulève quelques paradoxes du
processus de globalisation du religieux comme celui d’une certaine
standardisation croissante des croyances. Selon Hervieu-Léger, plus le
croire s’individualise, plus il se standardise. Cette
homogénéisation permet une plus grande circulation des croyants
et la fluidité des parcours permet plus d’innovations religieuses.
Mais cette grande circulation des croyances fait en sorte que ces
dernières déterminent et répondent de moins en moins
à des appartenances concrètes et qu’elles peuvent aussi
favoriser certaines formes de volontarismes communautaires, susceptibles
à leur tour d’évoluer vers des formes sectaires de
socialisation religieuse. Selon Hervieu-Léger, « la
globalisation, qui dissout les identités culturelles, produit, comme son
envers, la constitution, l’activation et même l’invention de
petites identités communautaires, compactes, substantielles et
compensatrices » (p. 93). La sociologue donne l’exemple
des « megachurches » dont le croire est faible et
flexible, mais qui disposent tout de même de très forts
dispositifs d’encadrement communautaire.
Une bonne partie du livre est
justement consacrée à ces « megachurches »
internationales, la plupart étant de souche pentecôtiste ou
évangélique, parce qu’elles ont la capacité dans
certains pays de tenir d’immenses rassemblements populaires. Jean-Pierre
Bastian montre que la plupart des pentecôtismes latino-américains
ont très bien intégré une logique de marché qui
permet une plus grande transnationalisation du religieux. Ainsi, la
multilatéralité des échanges a permis dès les
années 1950 la nationalisation progressive des pentecôtismes
américains en Amérique latine. Au cours des années ‘80,
on assiste à la naissance d’une « économie
religieuse globale » à travers l’expansion des
diasporas latino-américaines pentecôtistes, principalement en
Afrique et en Europe. Cette logique du marché du religieux
globalisé produit chez les groupes religieux une juxtaposition de divers
registres d’emprunts, incluant les contenus de croyances et les
différentes formes de transmission et de communication. Cette
« hybridité » des pentecôtismes fait en
sorte qu’ils ont une grande capacité à créer des
liens entre des traditions religieuses plutôt archaïques avec
d’autres qui relèvent plutôt d’une
« hyper-modernité ». Il note que la glossolalie,
la thaumaturgie et l’exorcisme sont des pratiques courantes chez les
groupes pentecôtistes latino-américains.
Les trois articles suivants
celui de Bastian illustrent, chacun à leur manière sous forme
d’études de cas conduites dans certains pays d’Afrique et
d’Amérique du Sud, les applications très variables de ces
pratiques. Marion Aubrée constate que l’Église Universelle
de Dieu du Brésil doit se transformer en « multinationale de
biens et de services magico-religieux » pour pouvoir
s’exporter à l’étranger et, ce faisant, perd une
bonne partie de son identité brésilienne. Laënnec Hurbon
soutient que le pentecôtisme dans les Caraïbes est en rupture avec
l’ancienne tradition vaudou et ce, même s’il mélange
constamment un christianisme de conversion avec des éléments
magico-religieux issus des religions africaines. Même constat de David
Lehmann pour le pentecôtisme brésilien qui prône un
« prêche violemment anti-païen avec l’appropriation
de rites et de symboles puisés dans les cultes païens
[...] » (p. 139). Il semble que tous les coups et toutes les
récupérations sont permises sur le nouveau marché du
religieux mondialisé.
L’exposé de
Jean-Paul Willaime explique clairement les recompositions internes du
protestantisme aux États-Unis où une tendance
évangélique conservatrice prendrait de plus en plus le dessus sur
les dénominations protestantes plus classiques et modérées
telles les Églises baptistes, mennonites, épiscopaliennes ou
presbytériennes. Par exemple, la National Association of Evangelicals,
qui prône le retour aux valeurs familiales et religieuses traditionnelles,
représentait 25% du total de la population nord-américaine en
1996. Les chrétiens évangéliques sont pieux, orthodoxes et
très prosélytes, et la validation de la croyance passe moins par
l’inscription dans une lignée traditionnelle de croyances que dans
un milieu croyant. « L’orientation évangélique
représente donc un christianisme de conversion à caractère
militant, soucieux de la rectitude doctrinale et morale de l’individu
chrétien » (p. 171).
L’article de Kathy
Rousselet sur la globalisation et le territoire religieux est à
contre-courant des autres textes de ce collectif, puisqu’il
présente un cas de résistance à la globalisation, celui de
l’Église orthodoxe russe. En effet, devant les assauts de la
mondialisation occidentale depuis la chute du rideau de fer,
l’Église orthodoxe aurait plutôt tendance à se
replier dans une position de « raidissement identitaire »
qui prône la défense d’un territoire canonique et
juridictionnel pour l’institution face aux recompositions religieuses
nationales. Il s’agit d’un bon exemple de pays où
l’identité nationale passe encore, en bonne partie, par une
religion traditionnelle. Ceci a une influence sur les stratégies
œcuméniques dans un contexte de mondialisation, comme le souligne
l’article de Yves Bizeul, et le cas la stratégie de la
« diversité réconciliée » en est
l’exemple le plus probant. Car même si les grandes Églises
sont loin d’un accord théologique, elles cherchent une
« coexistence pacifique » à travers de multiples
réseaux œcuméniques qui se présentent de plus en plus
sous la forme d’organisations non-gouvernementales confessionnelles
dispensatrices de services à travers le monde.
La dernière partie du
livre traite de la relation entre la religion et le politique, surtout en
Europe, dans un contexte de mondialisation. Matthias Köning, qui adopte
une position « néo-institutionnaliste » pour
analyser la restructuration des relations entre la religion et la
citoyenneté en Europe, souligne la création européenne
d’une catégorie conceptuelle de la religion qui signifie
« l’Autre » de la modernité, celle-ci
s’incarnant sous la forme de la démocratie. Il constate une
institutionnalisation progressive des droits de l’homme qui limite de
plus en plus l’autorité de l’État et amène une
redéfinition des fonctions publiques de l’État en
matière de régulation du religieux. Claire De Galembert montre
comment le glissement des pouvoirs étatiques de la norme collective
à celle de l’individu, spécialement en France et en
Allemagne, a influencé l’institutionnalisation d’un islam
réfractaire au contrôle étatique. Par ailleurs, Martine
Cohen souligne que la constitution d’un espace européen semble,
jusqu'à maintenant, mieux servir les musulmans français que les
juifs du même pays, justement parce la création d’un islam
européen est jugé comme un des principaux facteurs
d’intégration des musulmans à l’Union européenne.
Alors que l’article de Solange Wydmush montre que l’Église
catholique romaine tente d’utiliser la nouvelle Europe dans le cadre
d’une « stratégie de reconquête et
d’évangélisation ».
L’ouvrage se termine avec
quelques réflexions générales de Bertrand Badie et James
Beckford sur les différents textes du recueil. Badie trouve plusieurs
points communs dans les divers articles du recueil permettant un début
de théorisation du phénomène de la mondialisation du religieux :
1) déterritorialisation et délocalisation des liens
communautaires ; 2) diversification des pertinences politiques ;
3) un début de réflexion sur les relations entre le centre
et la périphérie ; 4) la glocalisation (la question du local
dans une logique de mondialisation) ; 5) la question des frontières
culturelles ; 6) le phénomène des replis identitaires ;
7) la multispacialisation et 8) la création d’un espace public
international. Synthèse fort intéressante, mais qui ne
relève pas vraiment les particularités de la mondialisation du
religieux. C’est ici que le manque apparent d’unité
théorique de ce type d’ouvrage freine les possibilités de
théorisation de la mondialisation du religieux. Le problème
principal de ce livre collectif réside dans la définition de la
modernité qui diffère énormément d’un texte
à l’autre. « Hyper-modernité »,
« ultra-modernité », « modernité
avancée » ou même
« post-modernité », la modernité y est
servie à toutes les sauces ! Pour pouvoir qualifier les nouveaux
phénomènes religieux dans un contexte de mondialisation, il faut
dépasser une notion de modernité basée sur son antagonisme
avec le religieux. Et si, comme le souligne Martin Albrow, l’âge
moderne était bel et bien terminé ? L’étude du
phénomène de la mondialisation du religieux est pertinente
justement parce qu’elle révèle, plus que tout autre aspect
social, la fin de la modernité et le début de l’âge
« global ». Mais le débat sur cette question est
loin d’être terminé. Et cet ouvrage ouvre plusieurs bonnes pistes
de recherche.
Martin Geoffroy
Fordham University
Nancy Bouchard (dir.), 2002, Pour un renouvellement des pratiques d’éducation
morale Six approches contemporaines, Préface d’Anita Caron, Québec,
Presses de l’Université du Québec, XXIII + 199 p.
Nancy Bouchard est une
professeure-chercheure, spécialiste en didactique de
l’éducation morale. Elle a déjà publié, en
2000, L’éducation morale à l’école (Presses de
l’Université du Québec). Une approche par le jeu dramatique
et l’écriture. Cette fois-ci, elle a eu l’heureuse
idée de faire connaître six approches contemporaines en
éducation morale qui sont examinées de façon approfondie
par six spécialistes dans le domaine. Toutes les personnes impliquées
dans la formation morale seront fort captivées par la découverte
de ces différentes manières de procéder.
Tout d’abord, Raymond
Laprée présente l’approche de la Clarification des
valeurs selon une « nouvelle
manière ». Il est attentif à nous faire
connaître cette approche introduite au cours des années 1960 par
trois psychologues américains Louis Raths, Merrill Harmin et Sydney
Simon et à nous signaler les modifications qu’ils n’ont
cessé d’y apporter jusqu’à aujourd’hui. En
tablant sur l’expérience vécue, l’approche consiste
à clarifier, « en quelque sorte objectiver les raisons et les
sentiments personnels qui supportent notre façon
d’expérimenter la vie » (p. 39). Elle suppose un
processus en trois étapes: choisir, apprécier et agir, où
l’identification des indices de valeurs — huit selon les auteurs
— joue un rôle primordial. L’éducateur cherche donc
à rendre le jeune maître de ses choix et à l’outiller
le mieux possible en ce sens (p. 43).
Claude Gendron, pour sa part,
fait connaître la sollicitude, comme une éthique relationnelle.
C’est avec l’ouvrage In a Different Voice (1982) de Carol Gilligan en
psychologie développementale que l’« ethic of
care », traduit en français par « éthique
de sollicitude », a pris son essor. D’autres théoriciennes
l’ont appliquée telles Nel Noddings en philosophie de
l’éducation, Joan Tronto en philosophie politique, Jean Watson en
sciences infirmières. L’éthique de sollicitude propose
comme dimension essentielle à la vie morale celle de
l’intersubjectivité, la nécessité d’une
réceptivité de l’autre. « C’est à
travers le dialogue que se cristallise l’éthique relationnelle de
sollicitude. » (p. 70)
Une troisième approche
est axée sur l’éducation du caractère, qui est une
forme de retour à l’apprentissage de la vertu. Se
référant à L’Éthique à Nicomaque d’Aristote,
d’autres penseurs américains actuels, William Bennett, William
Kilpatrick, Thomas Lickona, Marva Collins, William Honig, proposent
« que seule une “ transfusion ” de vertus et
en dose massive, peut sauver la société et l’école
d’aujourd’hui » (p. 89). Lucille Roy Bureau fait
une critique rigoureuse de ce genre d’éducation morale qui
confère aux adultes responsables de la formation des jeunes une
« autorité » en pouvoir sur les
élèves. Elle s’interroge sur la place laissée aux
élèves qui ne sont pas considérés comme des sujets
qui peuvent interagir, participer à une prise de décision libre
et éclairée.
L’éthique de la
discussion expérimentée par Claudine Leleux dans des classes
d’éducation à la citoyenneté offre cette
possibilité de s’ouvrir à
l’intercompréhension. L’auteure du quatrième chapitre
parcourt d’abord les principales
« représentations » morales des cinquante
dernières années avant de présenter l’éthique
de Jürgen Habermas. Cette « théorie discursive de la
morale » s’appuie sur la conviction que le
« Je » du monde subjectif ne peut advenir qu’au
sein d’un monde social en prenant en compte les interactions des autres
humains dans un monde social. Une situation idéale de parole est
présupposée, la personne qui argumente se situe dans une
communauté de communication idéale. Ainsi,
l’activité communicationnelle vise à former les
élèves à l’argumentation rationnelle et à
l’adoption d’un point de vue universel. Il s’agit de
respecter un dispositif de discussion selon des règles précises
afin de parvenir à résoudre des dilemmes moraux. Cette morale qui
est résolument cognitiviste invite les pédagogues à
« veiller à l’ancrage affectif du jugement moral par un
enseignement spécifique » (p. 131).
L’approche narrative offre
une autre façon en éducation morale de se placer dans une
interaction. Cette fois-ci, Ronald W. Norris soutient que « le sens
moral est le fruit de l’interaction entre le récit de soi et les
histoires d’autrui » (p. 137). La narration par
l’élève d’une histoire qui relate une
expérience morale marquante peut jouer un rôle important dans son
développement moral. Les apprenants tireront aussi avantage à
puiser dans d’autres histoires d’autrui, dans les romans, les
pièces de théâtre, la poésie, les biographies et les
films, où ils peuvent s’identifier en tant qu’humains. Une
attention particulière sera donnée aux narrations relatives
à la maladie et à la déficience ainsi qu’à ce
qui peut susciter la fantaisie créatrice.
Finalement, Nancy Bouchard fait une présentation de l’approche reconstructive développée par Jean-Marc Ferry qui intègre la narration et l’argumentation. Il s’agit d’« une philosophie de la communication dont l’aboutissement permet la reconnaissance réciproque des personnes » (p. 176) dans un monde où les récits et les visions du monde sont multiples, en l’absence d’un récit fondateur comme « socle de l’identité ». L’identification des quatre registres de discours : narratif, interprétatif, argumentatif et reconstructif s’avère pertinente dans le développement des compétences communicationnelles et réflexives dans le contexte éducatif.
« Former
la personne au mieux-être et au vivre ensemble » (p. XV)
demeure un défi important ; cet ouvrage fournit aux responsables en
éducation morale des éléments substantiels d’une
grande densité et avec une belle clarté pour y répondre.
Monique Dumais
Université
du Québec à Rimouski
Pierre Bréchon et Jean-Paul Willaime (dir.), 2000, Médias et religions en miroir, série « Politique d’Aujourd’hui », Presses Universitaires de France, 330 p.
If media experts seldom approach
the subject of religion, the same seems equally true for sociologists of
religion and the media. This book redresses this situation by exploring four
angles of the relationship between media and religion. The book is based on a
series of conferences from the Colloque de l’Association française
de sciences sociales des religions (AFSR) in 1998. From the introduction by
Pierre Brechon, we are invited to conceive media as a technical means of
diffusion — TV, radio, newspapers, etc. — and from this
perspective, religion is not a media. Religion is restricted to its recognized
institutional forms. The stance adopted here is founded on a certain disdain
for those who would espouse a too inclusive conception of religion.
For Brechon, it is this partial
relationship between the object media and the object religion, the points where
the media intersect with religious phenomenon that is of particular interest.
Of course, the inherent problem is that religion — no longer associated
with its general precepts of social cohesion, sacralisation, and individual
construction, to « avoid religion being some universal dimension of
all societies », is left a vague notion determined solely by what
each author selects as a socially recognized religious phenomenon. Alas, the
problems inherent in such a denuded concept, for any research, tend to run
throughout the book.
The ensemble of researchers in
this book is varied : political science, theology, sociology of religion
and media experts. The analyses stem from multiple points of view. Each article
includes bibliographies of works cited as well as texts influencing the
theoretical dimensions of the specific analyses. And yet the variety of points
of view never seems to surmount a certain ideological convergence that
expresses, at times implicitly, that the media — especially television in
France — has a negative impact on these marginal socio-cultural
institutions, considered the religious phenomenon of contemporary France.
Despite these more academic considerations, the articles, overall, adequately
raise the complexities inherent in their respective sections.
The first theme, the longest
section of the book, is consecrated to the images of religion in the
media ; French television and advertising are the specific objects of the
analyses. The four articles cover prime time satirical shows, religious images
in advertising, positive and negative representations of Islam, and finally,
images of Budhism in French TV. French television is inequal in its
representation of the various religions. The underlying relationship the French
have with Islam and Buddhism is somewhat clarified through the two analyses.
But can a satirical show and an advert both be used to adequately determine the
presence of religion in the media ? If one is tempted to suggest a
positive response, the analyses presented here remain particularly uninformed
on such concepts as context and audience reception, and consequently fail to
provide any insight or tools to answer this question. They merely confirm what
most of us already know : that « religious » images
are used to mock, to entertain, and to sell. If the images are of stereotypes,
then it is the media that is to blame. This can be interpreted as simplistic
reductionism at best.
The second theme, the second
largest section of the book, contains six articles on the strategies of
religious actors with respect to the media, as well as the legal status of
religion in the media systems in major european countries. This section covers
such diverse subjects as the uses of the media by different groups (TV
evangelism, charismatic groups and their ban of TV for their members) as well
as the judicially sanctioned access to TV for religions in major european
countries. The articles in this section are short yet raise a serious number of
issues for the overall theme. Indeed, the article by Jacques Gutwirth on TV
evangelism is particularly noteworthy for its ability to get beyond the usual
stereotypes associated with such groups by locating the rise and practices of
such notables like Billy Graham in a socio-historical perspective of media
development, and the practice and injunction to preach. This section is well
worth the read for those interested in grasping the complexity of the issues
inherent in defining the relationships between the roles the media assume, and
those assumed by religious institutions.
Pursuing this reflection, the
third section starts with an article that suggests a link between religious
integration and the use of television. Indeed, this section, with its four
short articles, addresses the issue of reception of the media, and the needs of
their respective publics. The other articles address the issues around a
distinction between diffused religion and the dissolution of religion, the catholic
press and its problems for a viable future as well as an interesting article by
Michel Souchon on interpreting audiometric analyses. Souchon’s final
remarks, and the reflections they open, are, in my opinion, stimulating and
refreshing in the overall economy of this book. By asking the question of
whether the religious only exists in religious shows as opposed to its
reception in movies and historical series, for example, points us towards a
broader comprehension of the images of religion in the media without speaking
of « religious » shows. Cultural heritage shows generally
have less success with a French audience… Consequently, the question of
the relationship between shows of cultural heritage and a « cultural
present » and the reception of their
« religious » content seems particularly promising.
The final section of the book
outlines how the media inform the public about religion — and in the same
process, define religion. The three articles propose an ensemble of subjects
that include media events such as rituals or, perhaps, television as a
contemporary mode of constructing ritual as well as the topic of regulation of
what is acceptable or expected of religious institutions, and an analysis of
the roots of religious traditions in the historical construction of Europe and
their role for its future. Whether one agrees or disagrees with the general
theses proposed in these articles, they do evoke the complex relationships
existing between a technological society with its dependence on the media in
order to participate in the construction of a worldview, and the contested
place of religion in that worldview. Failure to truly appreciate these
complexities is to abdicate any implication in the definition of a
representation of religion, and the future.
Finally, does this book make
interesting contributions to our understanding of the media with respect to
religion ? Are the initial conceptual limitations useful ? The
answer, from this reader’s point of view, is mitigated. It must be kept
in mind that the book is merely a starting point — a call to further
reflection and analysis. In this respect, the book succeeds in raising an
awareness of the complexities of the contemporary religious scene and its
relation with the media, and is effective in calling our attention to the
amount of work left to be done. However, I wonder if the rather vague idea of
what constitutes a religious phenomenon and the net separation of religion and
the media — clearly a major value laden sign vehicule — is a viable
option. Does such a distinction render the sociological study of religion a
sociological study of minority groups ? And does this not, in the final
analysis, contribute to the maintenance of mediatized stereotypes of religious
phenomenon ?
Kevin Shelton
Université du
Québec à Montréal
Élian Cuvillier, 2002, L’évangile de Marc, coll. « Bible en face », Paris, Bayard/Genève, Labor et Fides, 324 p.
L’auteur n’est pas
inconnu des lecteurs des travaux sur le plus ancien des évangiles. Il a
notamment fait paraître en 1993 une édition révisée
de sa thèse de doctorat dans la prestigieuse collection
« Études Bibliques » (éditions
Gabalda) : Le concept de parabolê dans le second évangile. Pour répondre à
la demande de rédiger un commentaire accessible de Marc pour la collection
« Bible en face » dirigée par Daniel Marguerat et
Thomas Römer, l’auteur a mis provisoirement entre parenthèse
un autre commentaire (plus technique) de l’évangile de Matthieu.
Le présent commentaire de Marc est donc pour lui une manière de
retour aux sources. Bien lui en pris, car le résultat est beau. La
mission d’un tel commentaire : « aider celles et ceux
qui, dimanche après dimanche ou occasionnellement, sont amenés
à “ dire la Parole ” (Mc 2,2 ; 4,34 ;
8,32b), c’est-à-dire à prêcher
l’Évangile de Jésus Christ, dans lequel tout auditeur
attentif peut trouver le secret de son existence » (p. 6).
Ainsi, pour chaque péricope commenté de l’évangile,
des pistes d’interprétation pour aujourd’hui font suite au
commentaire proprement dit.
À travers les actes et
les paroles de Jésus, Marc reconnaît la manifestation du Christ.
Ce que Marc raconte est une « bonne nouvelle ». Cette
expression, euangelion, figure au premier verset de l’évangile. Dans la
narration, Marc explique en quoi la vie d’un homme mort de façon
misérable est « bonne nouvelle » du Règne
de Dieu qui s’approche des êtres humains (Mc 1,14-15). Selon
Cuvillier, l’évangéliste aborde ce problème sous
cinq aspects principaux, développés tout au long du commentaire.
D’abord, pour Marc, Jésus enseigne avec autorité et non pas
comme les scribes (1,27). Si bien que, dans la Galilée et les
régions avoisinantes, sa renommée va grandissante (3,7-8). On le
reconnaît comme thaumaturge et exorciste efficace (3,9-12). Jésus
réconcilie l’individu avec Dieu (2,5), avec lui-même (5,15)
et avec les autres (1,44-45). Voilà, certes, une heureuse
nouvelle !
Deuxièmement,
l’attitude de Jésus est aussi une bonne nouvelle en ce
qu’elle instaure un nouveau rapport à la Loi de Moïse et
à l’institution religieuse du Temple, un rapport plus
libérateur. En Jésus un temps nouveau est inauguré
(2,18-22) où le Temple se trouve en quelque sorte disqualifié
comme « Maison de Dieu » (11,14-19) au profit de la
relation de foi du croyant devant son Dieu (11,20-25).
Troisièmement,
c’est la prédication même de Jésus qui est une bonne
nouvelle. Il ressort des deux discours de l’évangile — celui
en paraboles (4,1-34) et celui sur la fin des temps (13,1-37), auxquels se
greffent les collections de paroles qui font suite aux annonces de la Passion
(8,34-9,1 ; 9,33-50 ; 10,35-45) — que la venue du Règne
de Dieu ne procède pas d’un savoir objectif sur le monde et le
sens de l’histoire. Elle constitue une double révélation,
sur Dieu dans la personne de Jésus, et sur l’être humain
appelé à le suivre. Au surplus, le cœur de la
prédication de Jésus réside dans la conviction que sa mort
est le lieu où le Règne de Dieu dévoile son mystère
et où l’existence humaine trouve son sens.
Quatrièmement, les
disciples de Jésus, compagnons de route, déploient au fil de la
narration une compréhension particulière qui révèle
la communauté croyante. C’est un appel gratuit et totalement
injustifié qui les constitue comme disciples, indépendamment de
toute qualification préalable (1,16-20 ; 2,13-17). De plus, ils
bénéficient de façon privilégiée de
l’enseignement du maître, sans pour autant en bien saisir la
portée (4,13.40 ; 6,52 ; 8,21…). Quant au groupe des
Douze, il est le paradigme de l’incrédulité de tout
disciple. Leur parcours s’achève dans la fuite générale
(14,50), la trahison de l’un des Douze (14,10-11) et le reniement de leur
chef de file (14,66-72). La bonne nouvelle, car il y en a une, celle
véhiculée par la parole de Jésus offrant un avenir et une
espérance aux disciples (14,29 ; voir 16,7), cette bonne nouvelle
est portée par des disciples sans cesse vacillants et par une
communauté qui est à leur image.
Dernièrement,
l’événement pascal est au plus haut point bonne nouvelle de
salut, en ce sens que quiconque reconnaît dans le crucifié la manifestation
de Dieu dans la personne de son « fils bien-aimé »
découvre une nouvelle compréhension de Dieu et un chemin de vie
ouvert face à la mort.
Ce commentaire sera un outil
précieux pour celui ou celle qui, sur les pas du maître,
désire aller plus à fond dans la connaissance de cette nouvelle,
encore bonne aujourd’hui.
Guy Bonneau
Université de Sudbury
Richard Dawkins,
2000, Les mystères de l’arc-en-ciel, traduit de l’anglais
par Camille Cantoni-fort, coll. « Sciences de la vie »,
Paris, Bayard.
Richard Dawkins, vulgarisateur
scientifique et important penseur du néo-darwinisme, livre dans ce
volume ses dernières réflexions sur l’importance de la
science dans la culture contemporaine. L’A. s’insurge contre les
attaques à l’égard de la science. Attaques selon lesquelles
celle-ci serait lugubre, froide et désenchanteresse. Selon l’A.,
tout au contraire, la science peut et doit être source
d’émerveillement et de poésie. La science doit noter les
analogies et les métaphores appropriées pour stimuler
l’imagination portant l’esprit au-delà de la simple
compréhension des faits.
Afin de montrer en quoi la
science doit ménager une place à la poésie, l’A.
propose douze chapitres au contenu pérégrinant de la
vulgarisation scientifique, à l’apologie de la science, en passant
par la dénonciation des parasciences (par exemple l’astrologie) et
des mauvais scientifiques. Tout d’abord, l’A. précise que la
science peut dissiper cette anesthésie du familier, qui occulterait les
merveilles de l’existence. C’est là également le
rôle de la poésie, qui a trop longtemps négligé le
filon de la science comme source d’inspiration. L’A. cite de
nombreux poètes qui, à son avis, auraient créé de
grandes œuvres en s’inspirant de thèmes scientifiques, et
décrie l’antipathie exprimée par ceux-ci et par
d’autres envers la science. Pour illustrer le potentiel poétique
de la science, l’A. entreprend un long parcours qui débute par
l’arc-en-ciel pour se terminer avec les bénéfices
légaux de la science. De nombreuses connaissances scientifiques sont
vulgarisées et présentées de façon à
susciter l’émerveillement chez le lecteur. C’est là
tout l’opposé, selon l’A., des croyances au paranormal qui
émerveillent à l’aide de mensonges les esprits
crédules. Les allégations des pseudo-scientifiques seraient
d’ailleurs facilement invalidées par l’utilisation des lois
de probabilité. Enfin, l’A. illustre ce que doit être la
bonne poésie scientifique en vulgarisant certains aspects de sa
spécialité : gènes, évolution, fonctionnement
du cerveau, spécificité de l’être humain.
Si l’ouvrage livre bon
nombre d’informations à caractère scientifique
intéressantes et faciles à saisir, il laisse songeur quant
à son intention profonde. En effet, l’A. insiste à de
nombreuses reprises sur les risques de la mauvaise poésie et entend
démontrer que sa propre poésie scientifique est bonne,
c’est-à-dire qu’elle aide à la compréhension.
Or, il est étonnant de lire que la poésie doive démontrer
ses qualités et de penser que sa fonction serait d’aider à
la compréhension. Plutôt qu’à la poésie,
l’A. semble faire référence au pouvoir évocateur des
métaphores et à leur capacité
d’émerveillement.
Cet aspect
symbolique intéressera davantage le lecteur des sciences des religions.
L’ouvrage, en effet, peut prendre un tout nouveau sens à partir
d’une lecture religiologique. Les critiques de l’A. envers les
parascientifiques emploient des méthodes scientifiques pour distinguer
le vrai du faux, conduisant ainsi le néo-darwinien à porter des
jugements ontologiques sur l’existence de tel ou tel fait, jugements
sous-tendus par une description scientifique, et accompagnés de maintes
marques de mépris. La science, pour cet A., c’est la connaissance
juste et vraie, visant la totalité du réel. Elle est même
en mesure de s’adjoindre à la poésie pour s’exprimer.
Si le lecteur examine les différentes hypothèses sur la
spécificité de l’humain proposées par l’A.
(par exemple l’art, le calcul de trajectoire, l’agriculture, le
langage), il y verra immédiatement le lien : toutes supposent une
capacité symbolique. Or celle-ci est centrale pour la religion. Ainsi en
fin de parcours se retrouve-t-on avec un ouvrage traversé de part en
part par la question du symbolisme, mais qui ne pose jamais la
problématique liée à ce symbolisme. À vouloir faire
de la science une source d’émerveillement et de
vérité, l’A. entre de plain-pied dans des fonctions de la
religion. Poésie ? Sans doute, pour un scientifique orthodoxe, peu
féru d’épistémologie, pour qui science et religion
sont radicalement séparées, il aurait été
malaisé d’admettre la fonction de construction de sens et de
symbolisation du monde de cette science qu’il décrit. Après
tout, l’A. a aussi pour mission de s’attaquer aux parasciences, ces
ennemis farouches, et, dans ce combat, doit fonder une vérité ;
de la sorte, cet ouvrage ressemble plus à un traité de
théologie scientifique orthodoxe nanti d’un vigoureux appendice
antihérétique.
Gabriel Lefebvre
Université du
Québec à Montréal
Han F. de Wit,
2002, Le lotus et la rose, le bouddhisme dialogue avec l’Occident, Traduit du
néerlandais par Charles Franken,
Kunchab, 240 p.
Le
bouddhisme est une religion à la mode. Pour cette raison, on retrouve
sur le marché une quantité d’ouvrages sur le sujet. Il est
cependant important de bien reconnaître la nature de ceux-ci afin de ne
pas être déçu quant à leur contenu. Par exemple, il
est inutile de chercher des recettes de mieux-vivre dans un livre traitant de
l’histoire du bouddhisme ou bien d’adopter une attitude très
critique lorsqu’il s’agit d’une œuvre de vulgarisation.
Le livre d’Han F. de Wit, Le lotus et la rose,
n’est définitivement pas un livre scientifique qui recherche
l’interprétation exacte et historique des idées et des
pratiques du bouddhisme. Son œuvre suggère plutôt des
idées qui peuvent améliorer notre vie. En d’autres mots, ce
ne sont pas des « faits » sur le bouddhisme, mais des
enseignements à mettre en pratique. Ainsi, il ne faut pas monter sur ses
grands chevaux si, par hasard, l’auteur omet telle donnée que
l’on juge importante ou bien si sa description du bouddhisme
reflète une interprétation sectaire. Dans la mesure où le
but du discours est de créer une connaissance permettant une
transformation spirituelle, d’atteindre ou de laisser épanouir
« sa véritable humanité », pour utiliser
l’expression de l’auteur, on ne peut lui reprocher son manque de
rigueur du point de vue de l’étude académique des
religions.
Le
livre de de Wit se veut également un dialogue avec l’Occident. Le
dialogue interreligieux est aussi une idée à la mode. Toutefois,
ce terme peut être interprété de diverses façons. Si
notre idée de dialogue se limite à un échange
d’informations, de « faits », Le lotus et la
rose n’est pas, de par la perspective que
l’auteur a choisie, une œuvre à conseiller. En fait, ce type
de dialogue vient en contradiction avec tout discours visant à faire des
choix et à agir. D’une certaine façon, parce que la vision
du bouddhisme de de Wit est avant tout une vision engagée, son discours
pourrait être facilement jugé comme offensant par une personne qui
ne partage pas la problématique de l’école bouddhiste dont
il s’inspire. Par exemple, l’idée de la souffrance
universelle, telle qu’affirmée par la Première Noble
Vérité, n’est pas une
« découverte » mais bien une création, une
adaptation pour être plus précis, du bouddhisme dans le but de
définir le problème fondamental de l’homme. C’est sur
la base de cette définition que reposent les moyens pour atteindre
l’« éveil » (le mot
« éveil » étant également le produit
de la problématique bouddhique.) Sur ce point, l’auteur serait
d’accord pour dire que son interprétation du bouddhisme est un upâya,
c’est-à-dire un moyen dont la véracité réside
surtout dans l’habileté à produire une transformation de
l’individu et non pas dans la réalité de ce qu’il décrit
ou à laquelle il réfère. Cette problématique,
basée sur la soi-disant idée universelle de la souffrance,
n’est cependant pas la seule disponible. D’autres religions, voire
même d’autres écoles du bouddhisme, par exemple celle de la
Terre Pure développée par le moine japonais Shinran (1173-1262),
nous proposent des problématiques complètement différentes
qui, si l’on croit les dires de leurs défenseurs, ont produit des
résultats très remarquables.
Si
le livre de de Wit est un dialogue, il faut donc comprendre ce dernier dans la
perspective du processus de l’intégration religieuse ou de
l’inculturation, pour utiliser un terme déjà
consacré dans le domaine de la propagation des religions. Ce processus
est à certains égards très proche de l’application de
la doctrine du upâya mentionnée plus
haut. Ce processus vise à infuser un nouveau sens religieux ou spirituel
dans des formes culturelles déjà existantes. En d’autres
termes, il s’agit de redéfinir un ou plusieurs éléments
de la culture d’une société afin de les utiliser comme
outil de transmission d’un message religieux ou spirituel souvent
étranger à cette même société. Un exemple
concret de ce processus serait celui des tentatives de l’Église
catholique d’enseigner le message chrétien à une population
de culture et de religion bouddhique. Ainsi, les fondements de la doctrine
chrétienne seraient présentés à travers les notions
bouddhistes de karma, samsâra,
nirvâna, etc. D’un certain point de vue, il
s’agit d’un processus de traduction entre deux cultures. D’un
autre point de vue, l’inculturation consiste en une appropriation des
composantes culturelles d’une société. Cette appropriation,
même si elle est faite avec les meilleures intentions du monde, est
toujours une forme de violence contre la société qui a produit et
défini ses propres composantes culturelles.
La
porte d’entrée qu’a choisie de Wit pour faire comprendre le
bouddhisme aux Occidentaux est celle de la psychothérapie. Par exemple,
la doctrine bouddhique des Six Royaumes ou mondes (gati)
est réinterprétée par l’auteur et devient ainsi une
description des différents troubles névrotiques qui peuvent nous
affliger. Plus précisément, le monde des enfers est une sorte de
névrose créée par notre agressivité. Par le
processus d’inculturation décrit plus haut, les Six Royaumes
acquièrent donc une valeur purement symbolique. Il est à noter
toutefois que, de façon générale, les descriptions de
monde des enfers que l’on retrouve dans la littérature bouddhique
traditionnelle vont au-delà de la simple valeur symbolique ; elles
veulent produire un effet. Même si cela ne correspond pas à
l’idée que l’on peut se faire du bouddhisme, ce dernier a
souvent fait appel à nos émotions telles que la peur pour encourager
l’assiduité dans la pratique de ses voies vers l’émancipation.
Il
existe déjà plusieurs ouvrages, surtout de langue anglaise, qui
ont entamé ce rapprochement entre les techniques de méditation du
bouddhisme et les diverses psychothérapies occidentales. Ce
rapprochement est basé sur une interprétation du bouddhisme qui
date de quelques décennies déjà et selon laquelle ce
dernier est perçu comme une religion, ou plutôt, une philosophie
conduisant à une pratique scientifique de transformation
émotionnelle et cognitive. Beaucoup de passages dans la littérature
bouddhique semblent supporter cette interprétation. Elle n’est
pas, cependant, sans problèmes. Pour ne nommer qu’un seul, elle
n’explique pas comment la dualité entre l’état
pathologique et l’état normal peut être dissoute. Du point
de vue de certaines écoles du Bouddhisme, cette approche
thérapeutique basée sur la présupposition dualiste
maladie/santé n’est que préliminaire. Pour d’autres
écoles, elle est complètement inutile. De façon simple,
tandis que de Wit nous propose un bouddhisme où la motivation, le
savoir-faire, et l’assiduité à la pratique conduisent
à l’épanouissement de l’être humain, il y a
d’autres visions du bouddhisme qui considèrent que la pratique
spirituelle n’est possible qu’après
l’épanouissement. C’est une inversion totale des présuppositions
du bouddhisme dit scientifique. Selon cette perspective, la foi joue un
rôle plus important que celui que de Wit veut bien accorder dans Le
lotus et la rose. Ceci dit, on peut se demander si l’ouvrage de
de Wit est vraiment un livre sur le bouddhisme. D’un certain point de
vue, il s’agirait d’une tentative de faire accepter les
présuppositions de la psychothérapie moderne par
l’intermédiaire de la symbolique bouddhique.
Un dernier
mot sur cette idée de foi que l’auteur veut éviter à
tout prix dans sa description de la pratique bouddhique. De Wit nous informe
que les fondements de l’éthique bouddhique reposent sur un
« un désir universel et transculturel qui habite tout
être humain » (p. 181). Il semble que l’auteur
désigne par cette description le concept de bodhicitta,
un des concepts centraux de la spiritualité du bouddhisme
Mahâyâna. Ce concept n’est pas universel mais fait
plutôt partie d’une problématique de salut bien
spécifique. Cette problématique ne peut produire les
résultats escomptés que si elle est tenue comme unique et vraie.
Elle repose donc sur un acte de foi. Comme cet acte de foi
précède l’expérience, il doit reposer sur les dires
d’une autre personne, à savoir, le Bouddha, les sages bouddhistes
ou un maître spirituel. Dans ce sens, certaines écoles du
bouddhisme ne sont pas tellement différentes des autres religions qui
donnent une place importante à la foi. Je crois qu’il est inutile
de jouer sur les mots pour dorer la pilule, c’est-à-dire, pour
éviter de choquer les sensibilités de la culture occidentale
imbue des présuppositions de la méthode scientifique. Si
l’on veut engager un vrai dialogue, il faut éviter le type de
discours qui subtilement discrédite les fondements des autres traditions
religieuses. Ces fondements sont universels que pour ceux qui y adhèrent
et ils ont toujours un sens que dans le contexte de leur problématique. Cette idée semble avoir échappé
à de Wit.
Francis
Brassard
Miyazaki International College,
Japon.
Roger Grainger,
2002, Health Care and Implicit Religion, Londres, Middlesex University Press,
230 p.
Roger Grainger, chercheur
anglais appartenant au réseau de recherche sur la religion implicite,
met à profit, dans cet ouvrage, dix-huit années
d’expérience en tant que Chaplain dans deux hôpitaux
anglais, l’un général, l’autre psychiatrique. Il nous
livre ici une analyse des liens à tisser entre religion et santé
en tentant de repérer les attitudes implicitement religieuses qui
gouvernent les structures sociales présentes dans les soins de
santé.
En posant sa
problématique et son cadre théorique, l’A. présente
au lecteur les difficultés qui ont été siennes : les
concepts de religions et de santé sont, l’un comme l’autre,
diversement définis dans la littérature. Le survol que l’A.
fait de ces débats ne lui permet pas de poser clairement le cadre dans
lequel il a choisi de se situer et, de fait, l’ensemble de
l’ouvrage réunit en courtepointe plusieurs applications de grilles
divergentes. L’A. commence son analyse des liens entre santé et
religion en considérant l’experience of personal wholeness comme point
d’articulation. Il résume ici plusieurs approches explicitement
religieuses en psychothérapie (logothérapie ou théologie
clinique par exemple), puis passe à une relation implicite
présente dans la pratique de la psychologie transpersonnelle. Il
introduit également le concept de root metaphor du philosophe Pepper pour qui
toute description du sens de la vie ne peut s’exprimer que par quatre
métaphores de bases. L’A. applique ensuite ces métaphores
au concept de santé dans un contexte de guérison (healing).
L’A réserve
cependant cet ingrédient pour plus loin et poursuit avec une analyse de
la figure de l’hôpital en tant qu’institution sacrée,
dans un nouveau cadre théorique acoquinant Simmel, Berger, Luckmann et
Bailey. Il ajoute ainsi un point de vue sociologique aux points de vue
théologique, psychologique et philosophique déjà
abordés. Toujours sur le plan sociologique, l’hospitalisation est
analysée en tant qu’expérience religieuse implicite.
L’A. en repère le symbolisme et tente d’interpréter
celui-ci comme relevant du rite de passage. Il examine également au
passage le rôle des infirmières, qu’il compare à
celui des chaplains.
Les chapitres suivants versent
vers un point de vue plus wébérien où l’A. tente de
poser une structural congruence implicite entre la religion et les soins de
santés, et cela en présentant deux religions, le confucianisme et
le judaïsme, et en les comparant l’une à l’autre. Il
relie ensuite chacune de ces religions à chacun des hôpitaux
où il a travaillé et où il a procédé
à un travail de terrain plus en profondeur pour mener à bien cet
ouvrage. Il propose ensuite une métaphore de Pepper pour rendre compte
du fonctionnement de chacun d’eux. Ainsi, le confucianisme est rapproché
de l’hôpital général, tous deux relevant d’une
métaphore formiste (qui s’exprime dans l’opposition de
l’individu face au groupe), tandis que le judaïsme est
comparé à l’hôpital psychiatrique, relevant à
la fois d’une métaphore mécanique (fonctionnant comme un
tout organique) et historique (l’histoire personnelle dont le sens est
livré par le contexte). Pour chacun des hôpitaux, l’A.
compare plus attentivement la relation des patients et des employés
à l’institution, le « ton » de
l’institution, le sentiment d’appartenance des employés, les
sentiments d’acceptation ou de rejet, les réactions
caractéristiques d’espoir et de peur, et les structures de
pouvoir. Il tentera également de trouver des éléments de
comparaison de ces points dans les religions qui lui servent de témoin.
En fin d’ouvrage,
l’A. revient sur la notion de root metaphor et insiste sur le fait que
l’hôpital n’a pas qu’un rôle limité au
talent de ses employés mais qu’il livre également un
message religieux. L’hôpital guérit métaphoriquement.
Ce parcours en zigzag est
complété par deux annexes, l’une sur le concept de rituel
comme transformation existentielle, et l’autre sur la religiosité
des approches scientifiques en psychothérapie, en psychanalyse par
exemple. L’A. a soulevé de nombreux points intéressants en
abordant cette question difficile des liens entre santé et religion. Il
a lancé plusieurs pistes de comparaison, mais sans épuiser chacun
de ses filons.
Lorsque le livre m’est
échu entre les mains, j’ai d’abord cru qu’il
s’agissait d’un recueil de textes de différents auteurs. Ma
première impression ne tombait pas loin de ce que la structure
bigarrée de cet ouvrage laisse paraître. Si l’A.
relève d’excellents points sur les rapports entre religion et
santé, notamment sur le processus d’hospitalisation comme
expérience religieuse, il est desservi par la multiplication indue de
cadres théoriques divergents. Chaque chapitre laisse le lecteur sur sa
faim pour le déposer abruptement au chapitre suivant. En outre, la
formation de théologien de l’A. lui joue quelques tours, en
particulier sur l’inflexion théologique (remarquable par
l’emploi réducteur de la notion du divin ou du pardon) de
plusieurs points d’analyse.
D’une
certaine façon, le matériel présenté reste encore
au niveau de l’impression, de l’intuition. Sa puissance
d’évocation est néanmoins suffisante pour susciter le
désir d’analyses en profondeur de la question des liens entre
santé et religion et pour un tel projet, cet ouvrage reste un
incontournable. Peu nombreuses en effet sont les études sur ces liens
qui ne versent pas directement dans la théologie ou dans
l’apologie de médecines alternatives.
Gabriel Lefebvre
Université
du Québec à Montréal
Gerard Leclerc,
2000, La Mondialisation culturelle : Les civilisations à
l’épreuve, Paris, PUF, 486 p.
La question de la mondialisation
est sur toutes les lèvres. Non seulement sur celles qui prêchent
les incommensurables vertus de l’ouverture des marchés mondiaux,
mais aussi sur celles des militants anti-mondialisation. L’ouvrage du
maître de conférences en sociologie et chercheur au CNRS discute,
quant à lui, du phénomène de la mondialisation culturelle.
Leclerc exclut de son discours, pour deux raisons, la dimension
économique de la mondialisation. La première concerne les aspects
négligés de la mondialisation culturelle, car ils sont
« encore plus complexes et plus difficiles encore à
évaluer que la mondialisation économique ». Quelle est
la différence entre un bien culturel et un bien économique ?
À cette question, Leclerc répond, en ce qui a trait aux
religions, que celles-ci sont « des symboles, des signes, mais aussi
des biens qui sont produits […] qui circulent (sous formes de paroles, de mots
imprimés) […] et qui sont consommés ». Qui plus
est, les symboles culturels ont une relation étroite avec la
« Vérité », et à
« travers la Vérité, le Salut ». Selon
l’auteur, il ne faut pas perdre de vue que les grandes religions du monde
ont en commun une « prétention ethnocentrique à
l’universalisme ».
La deuxième raison
évoquée par Leclerc est la suivante : la
« mondialité culturelle représente […] l’état final de
la mondialisation économique, la dimension politique, culturelle,
religieuse et idéologique d’un phénomène
abordé le plus souvent sous l’angle de l’économie et
de la géopolitique ». Il est à noter qu’il faut
attendre la page 26 avant de trouver une définition de la
mondialité ; elle « signifiera de facto l’ensemble formé
par l’Occident et par l’Orient asiatique, où j’ai
retenu, à titre de grandes civilisations exemplaires, l’Islam,
l’Inde, la Chine et le Japon ». A cet effet, l’auteur
essaye de « comprendre ce que signifie la mondialité
culturelle et la notion d’histoire universelle ». Pour ce
faire, il va s’en tenir aux relations entre l’Europe et
l’Orient, mettant ainsi au banc une portion importante de
l’humanité. Concrètement, l’auteur se penche sur
l’histoire du regard européen de l’altérité
asiatique, ainsi que sur l’impact de la modernité sur l’Islam
(en fait sur les pays musulmans du Moyen-Orient et non sur l’ensemble du
monde islamique), l’Inde, la Chine et le Japon. Ces trois centres de
civilisation sont les principaux terrains de l’investigation. Il consacre
8 chapitres (p. 79-283) sur 26 à cette question. Du même
coup, l’auteur (il aborde cette partie de l’ouvrage en tant qu’historien
des sciences humaines et sociales) brosse un tableau, dans ces chapitres, de la
rencontre des civilisations, ou plutôt le « choc des
civilisations », selon l’expression consacrée.
D’ailleurs, le sous-titre de l’ouvrage (Les civilisations
à l’épreuve) se veut sans doute un écho du
célèbre livre de Samuel Huntington (The Clash of Civilizations
and the Remaking of World Order, 1996). En plus de consacrer une partie importante de
son livre à cette question, Leclerc discute de l’épineux
sujet de l’impérialisme européen (les États-Unis ont
pris, selon l’auteur, la succession de l’Europe, comme étant
la « civilisation hégémonique »), de la
colonisation, ainsi que des mutations tant culturelles que technologiques
engendrées par « le choc des civilisations ».
Dans l’optique de
l’auteur, la mondialité possède plusieurs visages,
plusieurs facettes, à première vue, insoupçonnés.
À cet effet, la problématique de la mondialité comprend,
en plus de ce qui a été décrit plus haut, « une
dialectique incontournable de la pluralité et de l’unité […], de l’isolement […], des échanges, des
traditions particularistes et de la modernité universaliste, des
religions et de sciences, des réactions
“ identitaires ” […] et des nécessités de
l’échange et de la communication ». L’auteur
souligne aussi que la mondialité est responsable d’« une
révolution des moyens de communication ».
Dans un tout autre registre
d’idées, la mondialité possède une dimension
humaniste. Celle-ci, selon la perspective de l’auteur, est « un
appel à la tolérance, à la reconnaissance du pluralisme et
à la construction d’un monde nouveau où tous les hommes
seront frères et concitoyens ». Ce nouvel évangile
selon Leclerc peut laisser les lecteurs perplexes devant le visage humanitaire
attribué à la soi-disant mondialité. Selon l’auteur,
ce sont les intellectuels du monde entier qui devraient jouer le rôle de
médiateur. Ces « agents de la mondialisation »
portent sur leurs épaules en quelque sorte l’avenir d’une
humanité gouvernée selon les vertus d’un capitalisme revu
et corrigé par les tenants de la mondialisation. Les intellectuels vont
nécessairement entrer en conflit avec les autres groupes ayant des
prétentions à l’universalité (par exemple, les
diverses religions du monde). Selon l’auteur, la tolérance doit
devenir une valeur universelle. La clef de voûte de la cathédrale
de la mondialité se trouve donc justement à la jonction de la
prétention à l’universalité et de la tolérance.
En guise de conclusion, ceux et
celles qui s’intéressent à l’histoire de
l’étude des religions (en particulier à ce que l’on
désigne habituellement par orientalisme) tireront un certain profit de
la lecture du livre de Leclerc. À cet effet, l’auteur offre une synthèse
intéressante de la « rencontre
inégalitaire » entre les civilisations que l’on
appelait jadis orientales, et celles de l’Occident.
Michel Gardaz
Université d'Ottawa
Bernard Lewis,
2002, Que s’est-il passée ? L’Islam,
l’Occident et la modernité, Paris, Gallimard, 230 p.
L’ouvrage du Cleveland
E. Dodge Professor of Near Eastern Studies Emeritus de l’Université Princeton a
été initialement publié par Oxford Press, en 2002, sous le
titre de What Went Wrong ? Western Impact and Middle Eastern Response. Ce livre est le fruit
d’une série de trois conférences prononcées à
Vienne en 1999. Celles-ci ont été initialement publiées en
allemand sous le titre de Kultur und Modernisierung im Nahen Osten. Au dire de l’auteur, les
chapitres 1 à 3 — sur un total de sept — ont
été refondus et réécrits. Les quatre chapitres
suivant « comportent des passages tirés de publications
antérieures ». Pour plus de détails, nous renvoyons
les lecteurs (trices) au post-scriptum à la page 223.
L’ouvrage pourrait
être arbitrairement divisé en deux parties. Dans la
première, les sujets abordés dans les chapitres 1 à 7 sont
dans la lignée d’ouvrages érudits tels Comment
l’islam à découvert l’Europe (1984) et Histoire du
Moyen-Orient
(1997). L’introduction et la conclusion constituent la deuxième
partie. Celles-ci détonnent avec le reste du livre, elles semblent avoir
été artificiellement greffées au corps de l’ouvrage.
Sa facture est différente et l’attitude de l’auteur envers
l’islam est parfois, disons-le, méprisante. Lewis utilise des
« passages » tirés de publications
antérieures. En fait, le nombre de soi-disant passages est substantiel.
Par exemple, la conclusion du livre reprend un article intitulé What
Went Wrong ? publié dans The Atlantic en janvier 2002. Il utilise aussi un autre
texte, The Roots of Muslim Rage, publié dans la même revue en septembre
1990. L’auteur n’a pas indiqué ces détails
bibliographiques. L’ouvrage n’a d’ailleurs pas de
bibliographie et on compte à peine une centaine de notes de bas de
pages. Le livre est, en quelque sorte, un bricolage de publications remaniées.
En substance, la thèse de
Lewis se résume comme suit. Le monde islamique a été
à la fine pointe de la culture pendant des siècles. À une
certaine époque, elle fut la « première puissance
économique du monde ». Dans le domaine scientifique et artistique,
elle « pouvait s’enorgueillir d’un niveau jamais atteint
dans l’histoire de l’humanité ». Quant à
elle, la civilisation européenne traînait de la patte.
Soudainement, comme l’affirme Lewis, la situation
« s’inversa ». À partir de la Renaissance,
les Européens « accomplirent de grands bonds en
avant ». La supériorité technologique (en particulier
dans le domaine militaire), les découvertes des nouvelles routes
maritimes entre l’Europe, l’Asie et le Nouveau Monde,
l’ouverture de nombreux comptoirs commerciaux qui devinrent
éventuellement des colonies, et l’expansion de la Russie en Asie
centrale, s’avérèrent déterminantes pour la
graduelle ascension de l’Europe. La civilisation islamique vint à
occuper la seconde place. Le dix-neuvième et le vingtième siècles
témoignèrent du triomphe de l’Occident sur sa rivale de
toujours. Lewis déclare qu’en comparaison « à la
Chrétienté […), l’Islam s’est appauvri,
affaibli et enfoncé dans l’ignorance », et que
« la glorieuse civilisation d’autrefois est tombée bien
bas ». Maintenant, c’est le Moyen-Orient qui traîne de
la patte, non pas derrière l’Occident, comme
l’allègue l’auteur, mais derrière le Japon et les
nouveaux pays émergeants d’Asie. Comment expliquer le manque de
circonspection de Lewis ? Pourquoi s’acharne-t-il à rabaisser
ainsi le monde islamique ?
À la question
« quelles sont les causes du déclin de la civilisation
islamique ? », Lewis reprend les thèses les plus souvent
avancées. Les mots clefs sont les suivants : les invasions mongoles
du 13e siècle, la montée du nationalisme,
l’impérialisme européen, l’hégémonie
américaine, le complot « juif », les
intégristes qui accusent les croyants d’avoir épousé
des idées contraires à l’islam, et une kyrielle
d’autres causes secondaires (à ce sujet voir les pages 218-219).
En outre, Lewis prétend que les musulmans refusent de reconnaître
leur responsabilité. Ils n’ont rien à se reprocher, car
selon la célèbre formule sartrienne, l’enfer, c’est
les autres ! La réponse des musulmans à la question
n’a engendré, selon Lewis, que « des délires
névrotiques et des théories du complot ». Selon lui,
c’est le manque de liberté « qui est à la base
des maux dont souffre le monde musulman ». Le remède est
simple, il faut que les musulmans renoncent à leurs querelles intestines
et s’unissent afin que le Moyen-Orient « redeviennent un haut
lieu de civilisations ».
En guise de
conclusion, l’érudition de l’auteur est, comme toujours, au
rendez-vous. En revanche, le livre manque de cohésion. Certes, Lewis
discute du choc de la modernité dans le monde musulman et fournit aux
lecteurs(trices) des données historiques de première importance.
Mais il est dommage que l’ouvrage soit un bricolage de diverses
publications. En conséquence, un manque d’unité se
dégage de l’ensemble. Par ailleurs, il est important de souligner
que le livre a été écrit avant les attentats terroristes
du 11 septembre. Or, la réflexion de l’auteur ne tient pas compte
de ces événements tragiques. En complément de lecture,
nous renvoyons les lecteurs (trices) au compte-rendu de E. W. Said paru
dans Harper’s au mois de juillet 2002.
Michel Gardaz
Université
d’Ottawa
Guy Marchessault,
2002, Médias et foi chrétienne : deux univers à
concilier. Divergences
et convergences,
Montréal,
Fides, 18 p.
Sécularisation ou pas,
désenchantement du monde ou pas, religions et médias sont loin
d’avoir fini de croiser le fer. Le XXe siècle en est un
probant témoignage : presse catholique, prédication
radiophonique, télévangélistes, Web chrétien, etc. Or, le siècle qui
débute ne paraît nullement en rupture avec son
prédécesseur. À ce chapitre, l’actualité
récente parle par elle-même : couverture médiatique du
11 septembre 2001, bandes audio ou vidéo d’Oussama Ben Laden, raéliens
et Clonaid,
etc.
Depuis quelques années,
cette relation entre religion et médias retient l’attention de
nombreux spécialistes. En histoire, on peut par exemple penser au
colloque tenu à l’UQAM en septembre 2001, sous le thème Média
de masse et religion au XXe siècle. En fait, cette
problématique est si vaste et féconde qu’on est encore loin
d’avoir épuisé le réel. C’est pourquoi des
chercheurs de tous horizons se sont intéressés à ce
thème. L’ouvrage de Guy Marchessault s’inscrit dans cette
« mouvance » intellectuelle.
Ancien journaliste et
chrétien engagé, Guy Marchessault est professeur à
l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Depuis une trentaine
d’années, il s’intéresse au dialogue entre culture
religieuse et culture médiatique. Médias et foi
chrétienne est en quelque sorte le « couronnement »
d’une longue réflexion sur cette question. En fait, il
s’agit d’un ouvrage où se conjuguent effort
d’introspection et analyse critique. Toutefois, la neutralité
axiologique n’est pas toujours au rendez-vous, l’auteur sombrant
ça et là dans les envolées
« lyriques ». S’étant jadis
préparé à la prêtrise, Marchessault peine à
se détacher de préoccupations purement pastorales…
L’ouvrage semble d’ailleurs destiné à deux publics
bien précis : 1) les autorités ecclésiastiques
(catholiques) ; 2) les militants chrétiens des communautés
de base. Aux premiers comme aux seconds, Marchessault espère fournir des
considérations théoriques et pratiques aptes à assurer une
présence chrétienne « efficace » dans les médias.
Malgré ces
défauts, l’ouvrage présente une analyse
intéressante. La question de départ de l’auteur est la
suivante : est-il possible de réconcilier culture médiatique
et culture chrétienne dans la société
québécoise actuelle ? À cette question lancinante,
Marchessault répond par l’affirmative, prenant ainsi ses distances
de toute une littérature ouvertement pessimiste (pour plusieurs auteurs,
en effet, il ne saurait y avoir compatibilité entre des médias
jugés « idolâtres » et une foi
chrétienne qu’on espère authentique). Ainsi, sans nier
leurs profondes divergences, Marchessault se convainc d’une certaine
convergence entre christianisme et médias. Le point de départ de
son enquête est le catholicisme issu de Vatican II. Comme plusieurs,
Marchessault constate la largeur du fossé séparant
l’Église catholique de la société actuelle. Or,
à une Église encore recroquevillée sur elle-même,
l’auteur propose une pastorale davantage tournée vers les gens et
la culture d’aujourd’hui. Dès lors, des questions lourdes de
sens se posent : qui sont vraiment ces gens à qui l’Église
souhaite s’adresser ? Dans quel genre de monde vivent-ils ?
Comment « rejoindre » ces gens ? Comment susciter
chez eux un questionnement spirituel ? Dans quel langage leur annoncer
l’Évangile ?
Marchessault commence
d’abord par se pencher sur la culture, reconnaissant que « la
médiation culturelle est la base même de toute communication
humaine » (p. 29). Cela l’amène à montrer
les rapports historiquement houleux entre catholicisme et culture moderne. Se
croyant « propriétaire-mécène » de
la culture occidentale, l’Église s’est longtemps
méfié des formes culturelles issues de la modernité
(humanisme, sciences modernes, arts « profanes »,
médias de masse, etc.). Incapable de se concevoir autrement que comme
vision du monde englobante et totalisante, l’Église catholique
rompt bientôt les amarres avec une culture en pleine gestation. Elle se
replie sur elle-même, dénonce, exhorte et finit par perdre la
partie. Mais n’en déplaise à l’Église, la
culture est devenue multiple. L’heure d’imposer étant
aujourd’hui révolue, le catholicisme doit s’adapter à
un « marché sémantique » où
plusieurs visions du monde se côtoient et sollicitent notre
adhésion. Or, la prise de parole publique étant désormais
« l’affaire » des médias,
l’Église doit s’assurer d’être
« présente sur ce nouveau marché des “ choses
dont on parle ”, [sinon] elle n’existera plus »
(p. 46).
La postmodernité
constituant selon lui un contexte favorable pour l’Église
(ouverture au réenchantement du monde, disponibilité pour
l’expérientiel, etc.), Marchessault exhorte les autorités
religieuses à « inventer de nouvelles expressions
culturelles » (p. 63), les anciennes formules
s’avérant tout à fait éculées. Pour
l’auteur, il en va de l’avenir du catholicisme, les jeunes croyants
n’arrivant pas à nommer leur foi dans des termes qui puissent être
signifiants dans la culture actuelle. Or, ces nouvelles expressions culturelles
devront nécessairement « transiter » par les
médias de masse.
La
« table » étant ainsi mise, Marchessault
s’attaque au vif du sujet, c’est-à-dire la culture
médiatique actuelle, culture dans laquelle il espère assurer une
présence à l’Évangile. Le défi demeure
toutefois imposant, puisque les médias sont d’abord et avant tout
des entreprises à but
lucratif.
Cela est particulièrement vrai chez les médias
électroniques, lesquels nécessitent des investissements
énormes pour être en mesure de se procurer le matériel et
le personnel nécessaires. C’est pourquoi ces médias sont
généralement entre les mains de conglomérats financiers
puissants, lesquels se soucient avant tout du profit de leurs entreprises
médiatiques. Il en résulte une propension chez les médias
à priviligier le spectacle, le divertissement et l’entertainment. L’idée est
évidemment d’attirer un public aussi vaste que possible, de sorte
à maximiser les cotes d’écoute et les revenus
publicitaires. Pour divertir ce public, on a recours à tout
l’arsenal de la « manipulation » psychologique, via
le binôme mimesis-catharsis. Ainsi, les médias proposent des
modèles à imiter (mimesis), tout en permettant au public
d’échapper un instant — par le recours au rêve, au jeu
ou à la métaphore — à l’épuisante et
sclérosante routine du monde profane (catharsis). Les médias sont donc
loin d’être exempts de rhétorique, que celle-ci soit ouverte
(mimesis)
ou « subversive » (catharsis). À terme, cela
constitue un sérieux problème pour les Églises,
d’autant que les médias jouent « un rôle non
négligeable dans la mise à la mode des thèmes
discutés dans l’opinion publique […], construisant ainsi
à leur façon la réalité sociale perçue par
les publics » (p. 78). Qui plus est, ce langage
médiatique — centré sur le spectacle et le divertissement
— semble de prime abord « incompatible » avec le langage
religieux.
Marchessault s’attaque
ensuite aux langages traditionnels de la foi chrétienne (le
témoignage, le rituel, la prédication, les écrits
sacrés, la théologie, les dogmes, les langages spirituels,
l’art sacré). Cette étude l’amène à « disqualifier »
des langages dont l’utilité pastorale semble discutable dans la
culture actuelle. C’est notamment le cas de la prédication, de la
théologie et du dogme. Apologétiques, intellectuels, normatifs et
autoritaires, ces langages constituent des repoussoirs : ils heurtent
autant la religiosité soft de nos contemporains, que le sens du spectacle des
médias. Marchessault fonde d’ailleurs beaucoup d’espoir sur
les autres langages de la foi, notamment sur les témoignages individuels
et sociaux. Pour lui, seuls des témoins charismatiques et prophétiques sont en mesure d’assurer
une présence chrétienne « efficace » dans
les médias. Il parle bien sûr de personnalités
charismatiques capables de raconter, de susciter l’intérêt
et d’attirer l’attention des médias. Cas-types : le
pape Jean-Paul II ou Monseigneur Jean-Claude Turcotte. Ces témoignages
peuvent aussi être sociaux. De nature prophétique, ces
témoignages peuvent servir à dénoncer des abus ou engager
à transformer la société. Cas-type : les œuvres
caritatives, les mouvements chrétiens pour la paix, ou ceux militant
pour l’abolition de la torture. Marchessault constate également
l’extrême pauvreté des Églises chrétiennes en
matière d’expressions symboliques et artistiques, ce qui
empêche celles-ci de « toucher » les gens, au sens
propre et figuré. Aussi espère-t-il qu’on multiplie les rencontres
entre artistes et hommes d’Église. Il s’agit ni plus ni
moins d’articuler metanoïa et catharsis : pour provoquer des
« chocs transformants » et des revirements durables, les
Églises doivent s’assurer d’être présentes dans
tous les médias, en plus d’en maîtriser les langages et
rouages. Ça ne semble pas actuellement être le cas en
matière d’expression artistique.
Toutefois, le christianisme est
solidement implanté sur Internet. Ce média semble
d’ailleurs plutôt en phase avec la sensibilité religieuse
postmoderne, d’autant qu’il est propice à la participation
directe et à l’interactivité. De plus, Internet permet de
diffuser différents langages de la foi (image, textes, son, etc.), tout
en n’étant ni assujetti aux horaires de programmation, ni soumis
au « contrôle » des grandes entreprises
médiatiques. Ce n’est donc pas un hasard si les groupes religieux
ont si rapidement et si massivement investi le réseau Internet.
Frédéric
Barriault
Université de Sherbrooke
Edgar Morin,
2001, La méthode 5. L’humanité de
l’humanité : L’identité humaine, Paris, Seuil, 287 p.
Rares sont les lectures qui,
spontanément, nous donneraient presque le goût
d’écrire un livre, qui nous stimulent et nous inspirent au point
de nous disposer à considérer autrement notre façon de
concevoir notre discipline et de mener nos propres recherches. L’Identité
humaine
d’Edgar Morin fait partie de ces ouvrages exceptionnels, proposant un
voyage fascinant à travers le savoir humain.
Contrairement à ce que
l’on pourrait croire, ce cinquième tome de La méthode, consacré
spécifiquement à L’Identité humaine, ne conclut pas
immédiatement une gigantesque synthèse amorcée il y a un
quart de siècle (La Méthode. La nature de la nature, Tome 1, date de 1977) par
l’un des philosophes français les plus prolifiques et les plus
respectés ; l’ouvrage ne constitue pas non plus le point
final d’une aventure intellectuelle assez unique dans la francophonie.
Déjà, l’auteur annonce la préparation d’un
prochain tome de La méthode, le sixième, qui sera consacré à
l’éthique et qui clôturera cette série.
Le présent ouvrage porte
trois titres et sous-titres, mais je crois que L’Identité
humaine
indique plus précisément le propos de l’auteur, qui veut
décrire l’homme d’une manière plurielle, en reliant
les approches biologiques (génétiques), individuelles et
collectives (l’histoire, les civilisations), en incluant les dimensions
sociales et symboliques. Malgré ce que pourrait laisser sous-entendre le
titre de cette série (« La méthode »), ce livre ne
traite pas de méthodologie, mais veut mettre en évidence la
réflexion privilégiée par un auteur au sommet de son art,
dont le but est de relier les connaissances afin de mieux comprendre les
phénomènes complexes auxquels nous sommes depuis toujours
confrontés. L’interdisciplinarité inhérente aux
ouvrages d’Edgar Morin fait interagir, dès les premières
pages, un ensemble de connaissances et de questionnements issus des sciences,
mais aussi de l’histoire, la culture, de la politique, en incluant les
dimensions religieuses et symboliques qui définissent et motivent
constamment l’agir humain. Cette approche totalisante fait en soi toute
l’originalité de La Méthode. Ce quarante-quatrième
livre d’Edgar Morin me semble être le meilleur de cette prodigieuse
série, le plus complet et le mieux documenté, et j’estime
qu’il n’est pas absolument essentiel d’avoir lu les quatre
premiers tomes de La Méthode pour pouvoir suivre le parcours du cinquième.
Nonobstant cette remarque, il est toujours stimulant de lire et de relire un
ouvrage d’Edgar Morin, surtout dans leurs versions remaniées,
comme par exemple l’un de ses premiers livres, L’Homme et la
mort, souvent
réédité et réécrit depuis un
demi-siècle, et régulièrement cité ici.
L’ouvrage L’humanité
de l’humanité : L’identité humaine débute par une formule
qui, déjà, nous plonge dans un abîme d’interrogations
et de réflexions : « Nous demeurons un mystère
à nous-mêmes » (p. 10), peut-on lire dans les
« préliminaires ». S’inspirant d’abord
de Pascal et aussi de plusieurs philosophes modernes qu’il cite
généreusement, Edgar Morin situe son propos très
vaste entre ces deux infinis que sont le cosmos (sujet de plusieurs de ses
articles récents) et la microphysique. Sa définition assez large
de la culture sert de point de départ à plusieurs
chapitres : « ensemble des habitudes, coutumes, pratiques,
savoir-faire, savoirs, règles, interdits, stratégies, croyances,
idées, valeurs, mythes, qui se perpétue de
génération en génération, se reproduit en chaque
individu, génère et régénère la complexité
sociale » (p. 29). Les liens entre culture, esprit, cerveau et
langage permettent d’articuler une première méditation sur
l’intelligence et ultimement, sur les limites et le statut de
l’individu.
La première partie du
livre s’intitule « La trinité
humaine » ; celle-ci constitue pour l’auteur un
emboîtement de différentes formes de trinités,
examinées successivement (p. 45). L’homme y est défini
et présenté de diverses manières, avec ses contradictions
et ses multiples interprétations, mais toujours selon une volonté
de le considérer d’une manière unifiée, en
évitant la réduction disciplinaire. On parcourt sans les
fragmenter l’ensemble des savoirs qui ont tenté de circonscrire
l’essence de l’humain. La synthèse opérée dans
cette délimitation séparant l’imaginaire, le mythe, la
technique, les religions et l’histoire me semble parfaitement
définie et positionnée. Ainsi, l’auteur écrit :
« Le mythe s’est introduit dans la pensée rationnelle
au moment où celle-ci a cru l’avoir chassé »
(p. 36). Ici, la complexité — si souvent
évoquée — ne constitue ni un obstacle ni une
difficulté insurmontable, mais au contraire une source
d’inspiration, de réflexion, une invitation à un examen
plus profond des dynamiques à la fois logiques et contradictoires ayant
marqué l’humanité. Les ambivalences, les paradoxes, les
mystères, l’incertitude sont les nourritures premières de
cette réflexion.
Dans la seconde partie du livre
(portant sur l’identité), Edgar Morin poursuit son interrogation
sur les caractéristiques de l’humain (inséparable de sa
société, de sa culture, de son héritage
génétique), mais aussi sur la mort, la foi religieuse, les
idéologies, les rites, le sacrifice. La rationalité humaine ne
peut exister sans ce que Morin nomme métaphoriquement
« l’étoffe imaginaire/symbolique qui co-tisse notre
réalité » (p. 96). Il faudrait vraiment
réaffirmer le rôle déterminant de ce que Morin nomme
« la réalité de l’imaginaire » (p. 121).
Dans ses explications et ses démonstrations, l’auteur du livre Le
cinéma ou l’homme imaginaire (1956) fait abondamment référence
à divers travaux scientifiques, mais aussi à des films et
à des œuvres littéraires ; il nous rappelle avec
justesse que « notre esprit sécrète sans cesse de
l’imaginaire » (p. 121). En fait, Morin aborde beaucoup de
concepts répandus dans les sciences exactes, humaines et sociales, mais
il le fait en articulant de manière utile ces notions imbriquées
et complexes. Chose assez rare chez les auteurs français, Edgar Morin
fournit au fil des pages de généreuses définitions des
concepts auxquels il se réfère. Qu’il s’agisse du
mythe, de la culture, du paradigme, il rappelle la portée des notions,
les redéfinit, en souligne telle ou telle dimension. Ses
hypothèses — multiples, originales, voire audacieuses — sont
à la fois claires et assurées : « Les fantasmes
allègent provisoirement le poids et la contrainte du réel. Le
mythe fortifie l’humain en lui masquant
l’incompréhensibilité de son destin, et en remplissant le
néant de la mort. » (p. 134)
Le troisième et
avant-dernier chapitre porte sur l’identité sociale, un concept
assez répandu que Morin relie avec deux modèles
développés antérieurement (dans les tomes
précédents), dont les éléments sont
identifiés comme étant soit de haute complexité ou de
basse complexité. Ici, l’auteur présente plusieurs types
d’identité (sociale, multiple, historique, planétaire), ce
qui lui permet par exemple d’aborder les questions de mondialisation et
d’échanges culturels. En suivant les raisonnements de
l’auteur, on examine comment s’effectue l’organisation des
sociétés, parfois comparées à des machines
bienfaisantes ou infernales. En réalité, c’est
l’histoire en marche qui y est analysée, et ces machines
correspondent autant à des ordinateurs, une intelligence artificielle,
un État, ou tout autre système complexe : « La
méga-machine n’est pas une machine seulement physique, elle est
vivante et humaine. » (p. 178) L’ordre, le
désordre et l’organisation sont reliés dans leurs
complémentarités et leurs antagonismes, à l’aide de
nombreux exemples. Mais dans sa description des mécanismes qui
régissent et contrôlent les sociétés (parfois de
manière abusive et injuste), l’auteur demeure pragmatique et
reconnaît néanmoins que « nulle société
ne saurait éliminer toute contrainte, ni toute subordination »
(p. 184).
La quatrième partie, plus
brève, est consacrée au complexe humain et part d’une
interrogation sur le statut de la liberté : « Ne
sommes-nous pas agis quand nous croyons agir ? La liberté n’est-elle
pas notre plus grande illusion subjective ? » (p. 248) Les
dernières pages posent la question du devenir humain, qu’il faut
examiner sereinement. L’opposition entre la biologie et la sociologie
sert à comprendre les comportements, qui seraient
déterminés par la génétique, ou au contraire
organisés par des règles, des codes et des normes,
d’après les sociologues. Toutefois, la liberté, le libre
arbitre, la spontanéité, le hasard existent vraiment et pour
tous ; malgré nos codes génétiques, nos choix, nos
limites et notre volonté de nous intégrer jusqu’à un
certain point, nous ne sommes pas totalement déterminés.
« La liberté étant choix, et tout choix étant
aléatoire, nous prenons nos libres décisions dans
l’incertitude et le risque. » (p. 260) Nos vies peuvent
changer à tout moment, par le rêve ou par des
événements très concrets dont la portée peut
d’abord nous échapper. Un autre constat est
énoncé : « Nous sommes sans doute victimes de
notre mode de concevoir qui disjoint et oppose le réel et
l’irréel, et banalise chacun de ces termes » (p. 263).
Le style d’Edgar Morin
atteint ici sa plénitude. Deux points forts caractérisent ses
écrits récents : premièrement, sa volonté
interdisciplinaire et transdisciplinaire, qui lui permet de passer par exemple
de l’anthropologie des religions à la philosophie des sciences, de
la sociologie à la philosophie, du général au particulier,
et deuxièmement, son sens de la formule qui assure souvent une grande
netteté aux idées qu’il évoque. L’ouvrage L’Identité
humaine donne
en outre l’occasion à l’auteur de revenir sur certains de
ses livres précédents. Ainsi, à propos de son livre L’Homme
et la mort
(1951), Edgar Morin explique comment il s’était progressivement
distancé de sa conclusion initiale, en rédigeant en 1970 une
préface à la troisième édition qui réorientait
ses premières conceptions sur certains aspects de la mort ; mais
qu’il avait par la suite reconsidéré sa volte-face,
à la lumière de découvertes récentes en biologie et
de travaux subséquents sur la mort, réalisés par
d’autres chercheurs français (dont Jean-Claude Ameisen).
L’auteur pouvait assumer de nouveau la conclusion initiale qu’il
avait pour un temps reniée. Cette capacité exceptionnelle de
réflexivité et d’autocritique sur une œuvre déjà
célébrée témoigne d’une grande
humilité et d’une étonnante possibilité de
cheminement de la part du chercheur.
Il va sans
dire que cette série d’ouvrages touche une multitude de
disciplines (biologie, sociologie, philosophie, histoire) et que ceux-ci
sauront rejoindre des chercheurs de plusieurs domaines. L’auteur insiste
sur la dimension symbolique de la rationalité humaine et du quotidien,
en nous rappelant avec éloquence le rôle (primordial et pourtant
négligé) de la culture, des religions, des mythes, de
l’imaginaire dans notre manière d’organiser nos vies. Ce
livre dense sera particulièrement utile aux étudiants qui songent
à amorcer une recherche de 2e ou 3e cycles, en
histoire, en sciences humaines et sociales ou même en études
littéraires. On sort de la lecture de La Méthode ébloui, enrichi,
inspiré, presque envieux face à l’extraordinaire
capacité de communiquer dont fait à nouveau preuve ce penseur
à l’esprit vif, à la fois incomparable et inclassable.
Yves Laberge
Institut
québécois des Hautes études internationales
(Québec)
Guy Vanhoomissen,
2002, En commençant par Moïse,
coll. « Écritures », Bruxelles, Lumen Vitae,
254 p.
Se lancer dans des questions
entourant le Pentateuque constitue de nos jours un véritable
défi. Depuis la parution du célèbre ouvrage Le
Pentateuque en question de A. De Pury et Th. Römer, qui a porté son coup de
grâce à la théorie documentaire, le chantier paraît
parfois encombré et désorganisé. Guy Vanhoomissen ose
pourtant s’y aventurer dans son livre En commençant par
Moïse.
L’auteur n’entend cependant pas apporter de solutions aux
problèmes en suspens : ce n’est pas son propos. Il propose
plutôt une lecture à la fois éclairante et bien
équilibrée des premiers livres de la Bible. Jésuite,
l’auteur enseigne au Centre Lumen Vitae, où il occupe le poste
de Directeur des études à l’École Supérieure
de Catéchèse.
Le titre de l’ouvrage,
tiré du récit des pèlerins d’Emmaüs
(Lc 24, 27), indique bien dans quelle optique l’auteur traite son
sujet. Il cherche à mettre en valeur les écrits de la Torah comme
porteurs des traditions fondatrices et comme clé de lecture de la foi
judéo-chrétienne. Pour ce faire, il s’attache au
« fil conducteur de ce grand livre d’images dans lequel a
puisé la culture occidentale » (p. 5), à savoir
le personnage de Moïse. Le livre se divise en deux grandes parties. La
première propose un bilan des recherches récentes sur la
composition du Pentateuque, sur l’histoire et l’archéologie
et des points de repères pour une lecture croyante de cet ensemble. La
deuxième offre un parcours du texte biblique qui s’attarde plus
spécifiquement à la figure de Moïse et à cinq
moments-clé: la révélation au Buisson ardent, la sortie
d’Égypte, le don de la Loi, la marche au désert et les
dernières paroles de Moïse.
Divisée en trois chapitres, la première partie s’intitule « Situer le texte » et offre des clés méthodologiques pour une lecture éclairée et croyante du Pentateuque : histoire de sa rédaction, problèmes d’ordre historique et questions littéraires. Pour la personne initiée, ces pages sont tout à fait abordables et parviennent bien au but, c’est-à-dire à situer le texte. L’auteur affronte les questions délicates, de datation par exemple, et se montre équilibré et prudent dans ses jugements. Il présente clairement les positions les plus radicales en la matière, se gardant toutefois de leur donner son aval. Le chapitre premier, consacré à l’histoire de la rédaction du Pentateuque, se révèle précieux pour quiconque souhaite un bon aperçu des hypothèses classiques et des remises en questions plus récentes. Les mêmes qualités se retrouvent au chapitre trois, qui aborde les questions complexes de l’historicité des récits de la Torah. On applaudit, dans le chapitre trois, lorsque l’auteur relève les dérives des lectures fondamentalistes. Beaucoup de chrétiens et de chrétiennes dans les milieux pastoraux d’ici auraient avantage à parcourir ces lignes. La tendance à aborder les textes bibliques comme des comptes-rendus fidèles de faits historiques est encore bien présente, malgré des années de progrès dans la recherche biblique.
La deuxième partie, plus
longue, s’intitule « Au fil du texte ». Chacun des
cinq chapitres qui la composent scrute un récit ou une section
importante du Pentateuque, en gardant les projecteurs braqués sur Moïse.
L’auteur peut parfois donner l’impression de tomber dans le
piège fondamentaliste lorsqu’il examine comment le récit
met en place le personnage, comment celui-ci réagit et quelles sont les
conséquences de ses divers gestes. Or il n’en est rien. Il cherche
plutôt à plonger dans la dynamique du texte et à en
dégager du sens pour une lecture actuelle. D’ailleurs, il prend la
peine de s’arrêter à quelques reprises pour identifier
certains problèmes soulevés par les approches par trop
littérales. Ainsi en est-il pour le récit des plaies
d’Égypte. Il montre jusqu’à quel point il est futile
de tenter de reconstituer les événements comme s’il
s’agissait d’une suite de catastrophes naturelles, ce que de
nombreux auteurs ont cherché à faire au cours des âges. Il
n’hésite d’ailleurs pas à signaler les
incohérences du texte, comme ces insectes qui attaquent des troupeaux
qui viennent pourtant d’être décimés par la plaie
précédente! Par contre, l’auteur se garde aussi
d’attribuer à ces épisodes le simple statut de pure fiction
littéraire. Il y voit plutôt des récits à valeur
symbolique, mais inspirés de phénomènes connus à
l’époque. Et, surtout, il parvient à proposer des pistes
pour donner du sens à ces écrits et se réconcilier,
notamment, avec le fait que Dieu s’y montre si cruel envers les
Égyptiens.
Dans l’ensemble, cet
ouvrage n’apporte sans doute pas beaucoup quant aux questions actuelles
entourant le Pentateuque. Ce n’est d’ailleurs pas son propos. Par
contre, ses qualités en font un livre recommandable, qui devrait trouver
place dans les bibliographies de cours de premier cycle universitaire sur
l’Ancien Testament (introduction à la Bible, Pentateuque,
traditions anciennes d’Israël, et autres). Les étudiants et
étudiantes de deuxième et troisième cycles le consulteront
aussi à profit, en gardant à l’esprit que l’auteur
limite sa recherche au monde francophone, si on en juge à la
bibliographie.
Signalons aussi la
présence de notes en bas de pages pertinentes et non surchargées,
conformes à l’esprit de la collection dans laquelle le livre
paraît. La qualité de l’édition est sans reproche,
tout comme celle du français. La langue est claire et l’auteur
parvient à se faire comprendre, même lorsqu’il aborde des
questions particulièrement complexes ou arides. Pour terminer,
c’est avec plaisir que nous trouvons dans la bibliographie (p. 249)
une invitation à consulter, sur Internet, le site Interbible,
géré par le Centre biblique de Montréal.
Jean Grou
Revue Univers (Québec)
Martine Xiberras,
2002, Pratique de l’imaginaire — Lecture de Gilbert Durand, coll. « Lectures »,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 178 p.
Chaoying Sun,
2000, Rabelais - Mythes, images et sociétés, coll. « Sociologie
du quotidien », Paris, Desclée de Brouwer, 268 p.
Pour qui
s’intéresse à l’étude de l’imaginaire en
général et du mythe en particulier, les travaux de Gilbert Durand
constituent, depuis maintenant plusieurs décennies, un repère
essentiel dont l’intérêt et la valeur ne peuvent être
ignorés. Sa méthode qui a, entre autres mérites, celui de
dépasser la persistante opposition entre logos et muthos propose, notamment, une
classification systématique des symboles et des archétypes
à partir des notions désormais classiques de régimes
diurne et nocturne. Elle permet, surtout, de tenir compte de ce que Durand
appelle le « trajet anthropologique », soit ce
va-et-vient constant qui relie les imaginaires individuels et collectifs.
Publié dans la
très belle collection « Lectures »,
l’ouvrage de Martine Xiberras constitue une excellente introduction
à l’œuvre de Durand. En présentant, dans le premier
chapitre, les facteurs, les influences, qui ont contribué à
l’élaboration de la position épistémologique de
Durand, Martine Xiberras offre une indispensable mise en perspective qui permet
au lecteur de mieux apprécier les ressorts et les enjeux de
l’œuvre de Durand, d’autant que de nombreuses
références sont offertes au lecteur soucieux d’explorer
cette avenue. La suite propose, d’abord, une présentation claire
et concise des concepts essentiels à la compréhension de cette
œuvre comme les notions d’image, de symbole, de mythe. Une fois ces
concepts exposés, on trouvera, au troisième chapitre, la fameuse
classification présentée à la fin des Structures
anthropologiques de l’imaginaire, sans doute la mieux connue des contributions de
Durand.
Vient ensuite la présentation d’une notion moins connue mais tout
aussi féconde, celle de « bassin
sémantique » qui tente de définir les orientations
sémantiques d’une culture donnée à une époque
donnée de son histoire. La présentation, ici, n’est pas que
théorique mais reprend trois exemples proposés par Durand :
le renouveau religieux des franciscains, l’apparition du romantisme et,
enfin, la remythologisation du vingtième siècle. Le dernier
chapitre aborde, finalement, la question des rapports entre imaginaire
individuel et collectif en proposant une comparaison entre la notion de topique
proposée par Freud et celle de topique socioculturelle de Durand. Et,
comme pour rappeler que Durand ne propose pas seulement une théorie mais
aussi une pratique de l’imaginaire, l’ouvrage contient en annexe un
test d’évaluation de la personnalité imaginative d’un
individu, test conçu par un psychologue ami de Durand. Le tout constitue
une remarquable synthèse, claire, concise et intelligente qui permet
à celui qui ignore tout de Durand d’aborder son œuvre
ambitieuse et qui donne, à celui qui l’aurait lu trop rapidement,
le désir d’y retourner et de l’approfondir.
Chaoying Sun, pour sa part,
offre justement dans son Rabelais — Mythes, images et
sociétés, une illustration des applications possibles de l’approche de
Durand. C’est d’ailleurs ce dernier qui en signe la préface.
L’entreprise est d’autant plus intéressante que le
siècle de Rabelais, le seizième, constitue une période
privilégiée de la renaissance du mythe en Occident. La mythologie
classique, qu’elle soit grecque, latine ou biblique, devient, à
cette époque, la référence première des humanistes
et des artistes européens. L’œuvre de Rabelais en témoigne
d’ailleurs éloquemment : sur les quelque quatre cents personnages
relevés dans les cinq Livres, on retrouve, souligne Chaoying Sun, 137 noms
provenant des Grecs ou des Latins et, dans une moindre mesure, de la mythologie
biblique. C’est dire qu’il y a là un terrain fertile
à la mythanalyse !
Dans un premier temps, Chaoying
Sun, tente donc, en recourant à une méthode
« bachelardienne », de cerner les influences culturelles
qui ont nourri la jeunesse de Rabelais. Cet héritage, elle le classe en
trois catégories : influences savantes, populaires et techniques
(Rabelais n’était pas que médecin mais aussi astrologue,
juriste, botaniste, diplomate…) et distingue nettement, au passage,
mythes manifestes et mythes latents, reprenant ainsi, et c’est heureux,
la distinction établie par le sociologue Roger Bastide. A certains
moments, le caractère extrêmement détaillé de cette
analyse apparaît presque excessif au lecteur : non seulement parce
qu’elle exige une excellente connaissance de l’œuvre de
Rabelais mais aussi parce que les associations de Chaoying Sun, allant de Kant
à l’imaginaire musulman en passant par la culture chinoise et les
traités de Galien, comporte, à la longue, quelque chose
d’étourdissant. On a l’impression, parfois, à forces
de détails et de détours, de perdre la vue d’ensemble.
L’auteure passe ensuite
à l’étude des structures mentales et cognitives qui
déterminent, de 1533 à 1564, la publication des cinq Livres. Elle démontre, ce
faisant, comment l’espace et le temps qu’habite Rabelais
n’est ni ce temps composé d’unités homogènes
successives propre à la modernité, ni celui de Pétrarque
ou de Ronsard. La troisième partie constitue une sorte de
synthèse des deux premières et s’applique à retracer
ce que Gilbert Durand appellerait le « trajet anthropologique »
de Rabelais, c’est-à-dire quels choix l’écrivain a faits
parmi les matériaux proposés par l’imaginaire collectif de
son temps. Et si l’influence de Durand est manifeste tout au long de
l’ouvrage, c’est sans doute là qu’elle est la plus
marquée. Chaoying Sun retient en effet la philosophie et la spiritualité
franciscaines comme l’un des vecteurs principaux de la sensibilité
rabelaisienne. Elle reprend ainsi l’un des exemples-clés
avancés par Durand pour illustrer sa notion de bassin sémantique.
D’autres l’avaient fait avant lui mais sur un ton, apparemment, plus
polémique. Ici encore, Chaoying Sun, fait preuve de beaucoup de rigueur
et nourrit sa démonstration d’une remarquable érudition.
L’ensemble, convaincant, constitue un ouvrage très dense qui
permet, à travers une lecture de l’œuvre du curé de
Meudon, de sonder l’esprit et la sensibilité d’une
époque charnière de l’histoire occidentale.
Robert Verreault
Université du
Québec à Montréal