RELIGIOLOGIQUES, 14 (automne 1996) Religion implicite




La religion implicite et l'expérience de la guérison
en counselling et en psychothérapie

Richard Redmayne*


La spiritualité a trait à l'expérience directe et à la conscience personnelle. Elle consiste en un ensemble d'expérimentations personnelles, conduites dans le laboratoire de chaque conscience individuelle. Tout comme la science, elle est basée sur l'expérience directe - et non pas sur de simples croyances ou souhaits - et elle peut être validée publiquement par un groupe de pairs qui en ont aussi fait l'expérience(1). Je conçois la religion implicite comme faisant référence à ces expériences directes, et plus particulièrement aux expériences communes partagées à la fois par les gens qui adhèrent à une religion et par ceux qui n'ont pas de religion. Dans cet article, j'ai voulu approfondir mes réflexions sur le fait que l'expérience de la guérison en counselling peut être décrite en termes religieux tout en étant ressentie de façon équivalente par une personne non religieuse.

Je débuterai par un collage de descriptions de guérisons en counselling, incluant la mienne. J'entretiens des contacts personnels avec les individus dont il est question, ce qui me permet d'avoir accès, dans certains cas, aux descriptions des mêmes événements par les thérapeutes concernés. Ils et elles ont tous donné leur accord à une diffusion de leurs expériences; dans d'autres cas, les descriptions sont tirées de diverses publications. Je me pencherai ensuite sur des descriptions qui expriment de façon générale l'expérience de quelques thérapeutes, tout en évitant d'aborder leur compréhension théorique du phénomène de la guérison. Les enjeux théoriques sous-jacents au processus de guérison en counselling seront examinés plus loin, en utilisant les points de vue de la religion implicite et des thérapeutes cités. Enfin, je terminerai par une réflexion sur l'expérience qu'a été l'écriture de cet article et son apport à mon propre processus de guérison.

1. Descriptions de cas de guérison en counselling

Le mot guérison est un terme général. Les exemples choisis pour l' illustrer sont des cas où les individus ont eux-mêmes décrit leur expérience comme un phénomène de guérison. Cela signifie pour eux qu'après la thérapie, ils en sont venus à se sentir mieux dans leur peau. En fait, ce qu'ils et elles ont voulu décrire, c'est la manière dont a été vécu le processus même du changement menant à un plus grand bien-être. Il est à noter que cette amélioration n'est pas nécessairement imputable à la disparition des maux. En effet, parmi ces personnes, il y en a une qui affronte une maladie mortelle incurable, tandis qu'une autre affirme que les sources de sa détresse psychique sont encore présentes après la thérapie. Sa guérison tient donc davantage à l'attitude qu'elle adopte envers ses maux et leurs causes. Gardant cette nuance à l'esprit, passons aux descriptions annoncées.

a. La mienne

Au moment où j'ai «perdu pied», j'avais 41 ans et j'étais enseignant coordonnateur dans une école secondaire. Je présentais depuis quelque temps des symptômes de dépression induite par le stress. Je pleurais de manière incontrôlable, je ne pouvais pas me concentrer, j'étais indécis et ma tension artérielle était à la hausse.

J'ai écrit dans mon journal:

    L'ÉCOLE N'EST PAS UNE COURSE. Cesse de te demander «Est-on en train de gagner?» Cesse de penser qu'il est obligatoire de «faire vite». Cesse d'étiquetter les gens par oppositions. Et n'appelle même pas ça une «danse» pour te consoler. Essaie, aujourd'hui, de voir les choses telles qu'elles sont vraiment.

Une semaine plus tard:

    Je me sens effectivement troublé - ému, mais ce n'est pas effrayant. Saint François [d'Assise] a d'abord étreint le lépreux en lui-même. C'est quelque chose qui est relié à ça.

Et deux semaines après:

    J'ai toujours aussi peur pour le lépreux. Il est si beau. Je ne veux pas qu'il soit blessé dans le monde. Va lentement. Crois qu'il est très fort.

Deux mois plus tard je me suis effondré. J'ai été traité aux bêta-bloqueurs par mon médecin, j'ai pris congé de mon travail pour cinq mois et entrepris des sessions hebdomadaires de counselling. L'entrée suivante du journal est datée d'un mois après le début de la thérapie, et elle inclut la copie d'un dessin produit pendant la séance(2).

    Au cours de la séance, j'ai imaginé que le personnage que j'avais dessiné était assis sur une chaise et que je lui parlais. «Bonjour. Pourquoi ne peux-tu pas me laisser être ce que je suis? Pourquoi faut-il que tu remettes en question tout ce que je fais, que tu le désapprouves et que tu t'en moques? Tu le rabaisses. Rien ne peut avoir de l'importance si ce n'est pas lugubre, difficile, sans joie.»

    Le personnage du dessin a répondu: «Je ne veux pas être comme ça. Je n'ai jamais voulu être ainsi. Je veux que tu fasses des choses créatives et amusantes - des choses comme je n'ai jamais pu en faire moi-même.» Il me semblait que c'était Papa qui parlait.

    J'ai eu envie de rigoler. «Non, m'a intimé la thérapeute. Tout cela me semble bien triste. Est-ce que tu ne le tournes pas à la blague parce que ça, tu sais le faire?» - «OUI.»

Une semaine plus tard:

    Quand je suis arrivé à la rencontre, aujourd'hui, je me sentais tendu, nerveux, craintif comme un animal en cage. ,a a débuté par un interminable moment pendant lequel j'étais à la merci de «Gros Nez». Il ne s'agissait pas de deux ans, ni même de vingt ans, mais bien de quarante ans. Je continuais à croire que j'aurais voulu être ce marin, se laissant aller sur son bateau. Mais nous nous sommes rappelé, à ce moment, qui était l'auteur du dessin. Soudain tout a commencé à se dénouer. Je ne suis pas le commentateur, pourtant je le suis. Je ne suis pas le rêveur romantique mais, quelque part, je le suis. Puis j'ai voulu identifier le créateur avec cette partie de moi qui ressent le religieux, mais la thérapeute me l'a déconseillé. Je ne suis pas cela non plus, et pourtant, je le suis aussi. Je suis toutes ces figures, sans pour autant m'y réduire; je peux me mouvoir parmi elles - et plusieurs autres.

Le ton donné à cette entrée confirme mes souvenirs: ce fut le travail intérieur d'acceptation de soi, illustré par saint François étreignant le lépreux en lui, qui a constitué le processus de ma guérison. En 1986, lorsque j'ai écrit ces notes dans mon journal, je venais tout juste de découvrir la Théorie centrée sur la personne de Carl Rogers. Je connaissais peu l'Acceptation positive inconditionnelle en tant que condition nécessaire et suffisante à tout changement thérapeutique. J'aimais le poème «The Lord of the Dance» de Sydney Carter. De plus, j'étais au courant des histoires de saint François et d'une forme d'exercice spirituel chez les soufis, nommé «Traversée des corps» (3).

b. Client A

A est l'une des clientes avec qui je travaille en counselling. Tout au début du processus, elle écrivait:

    Je me perçois comme une voyageuse; parfois j'ai le sentiment que tu voyages avec moi et parfois que tu es celui vers qui je dois retourner avec mes découvertes. (4)

Notre relation thérapeutique dure depuis longtemps. Elle s'est transformée en une espèce de camaraderie dans le contexte de laquelle nous explorons l'image de soi, la sexualité et la spiritualité. J'ai demandé à A de réfléchir à son expérience de guérison. A est une théologienne cultivée et elle participe activement à la vie d'une Église, ce qui n'exclut toutefois pas certaines hésitations de sa part. Elle a écrit:

    Je crois qu'il est plus important de s'attarder à l'expérience de guérison qu'au fait d'être guérie. Je ne me sens pas guérie et j'en remercie Dieu. Guérie a pour moi des relents de perfection ou de remise à neuf. Je me sens plus complète avec les bons et les mauvais morceaux, le triste et le joyeux coexistant; et je sens que, d'une façon ou d'une autre, cela est juste. J'ai la forte impression que si je mourais demain, ou même ce soir, tout irait bien. Voilà une transition majeure pour moi, résultat auquel plusieurs pistes ont mené.

    Il y a eu des moments, alors que je parlais et que tu écoutais - ou vice-versa -, où nous avons tous deux compris le sens, même si nous ne l'exprimions pas. Je savais que nous le sentions tous les deux. Ces moments sont sacrés pour moi, à la fois parce que tu as compris le sens et parce que tu me l'as communiqué.

    Dans son roman Cat's Eye, Margaret Atwood dit que le temps possède une forme. On ne regarde pas derrière soi le fil du temps mais plutôt à travers le temps, comme on regarde à travers l'eau. Parfois ceci revient à la surface, parfois cela, et parfois rien n'y revient. Rien ne s'en va complètement.

    C'est ainsi que je décris comment je me sens maintenant car en fait, rien n'est disparu, mais ma perception des choses n'est plus la même. J'ai toujours eu l'impression qu'il s'agissait là d'un processus de guérison; sinon, il m'aurait été difficile de continuer dans cette voie. D'un autre côté, il y a eu des moments où je ne savais plus si je voulais encore y participer. Enfin, je crois qu'il y a quelque chose en moi qui me pousse vers l'avant et qui est bien au-delà de l'intérêt personnel, quelque désir d'être plus à l'aise dans le monde.

    Et puis la tendresse? Je la chéris, j'en suis émue, je la révère. Je sais tout ce que tu fais pour moi. J'espère que tu peux comprendre ça. Je l'ai reconnue en toi dès le début, mais il m'a fallu du temps pour réaliser que j'en avais besoin, et encore plus pour imaginer ce que je pouvais en faire, ce que ça pouvait me faire, ce que ça pouvait faire pour moi. Je pense que je ne le comprends pas encore très bien. ,a me donne de l'espoir et, parfois, un désir de vivre dans le présent - alors que la plupart du temps je contemple le passé et désespère de l'avenir.

Une partie du processus (de guérison) de A a consisté en une réévaluation de certaines idées très ancrées en elle concernant la perfection et comportant le déni des émotions. A a rejeté presque totalement son ancienne forme de foi. Elle garde toutefois un sentiment de ce qui est sacré, de cette chose qui se trouve en-deçà ou au-delà des mots et dans laquelle le ressentir est partagé. Nous ne pouvions pas trouver les mots pour exprimer ce que nous savions, et pourtant elle sentait que nous le savions tous les deux.

Je vis cette relation à divers niveaux d'intensité et à travers plusieurs sortes de contenus au fil des séances. Il y a des moments particuliers qui m'ont paru être des moments de guérison, au cours desquels nous avons expérimenté la rencontre profonde sans que cela soit de la fusion. Durant ces moments, il y a une certaine intimité qui n'est pas physique, mais qui s'exprime tout de même aisément de façon physique - ainsi qu'une compréhension mutuelle qui n'est pas intellectuelle mais qui est enrichie par nos pensées individuelles. Nous nous disons parfois que nous nous aimons, bien que cela n'ait aucun rapport avec le fait d'«être en amour».

c. Clients B et C

Les deux exemples qui suivent proviennent d'un essai d'Anne Earl(5). Celle-ci voulait avant tout connaître la différence qualitative - si différence il y a - entre le counselling chrétien et le counselling humaniste, du point de vue des clients et des thérapeutes. J'ai pu, par la suite, lire les comptes rendus de ses entrevues.

B - l'une des personnes concernées - est atteinte d'une maladie mortelle incurable. Elle est en mesure de décrire sa guérison de différentes façons. Tout d'abord, le counselling l'a aidée à grandir, à devenir elle-même. De même, sa thérapie lui a permis de traverser une période de changements importants. Elle avait laissé beaucoup de choses derrière elle et, bien qu'elle voulût être utile, elle ignorait le chemin à prendre désormais. On pouvait également déceler une quête spirituelle chez B, à l'époque. L'élément de son expérience qui m'a le plus accroché est celui-ci:

    Parfois, après une séance de counselling, alors que je marchais sur la route, quelque chose d'entièrement nouveau se dévoilait à ma conscience, quelque chose à quoi je n'avais jamais pensé auparavant, et dont je n'ai pas parlé sur le coup. Mais ce moment avait une telle profondeur que je réalisai, après coup, à quel point c'était un moment de création.

L'auteur de cet essai a par ailleurs demandé à une autre cliente - C - de lui parler des concepts qu'elle a découverts en counselling. C a répondu:

    Les valeurs, je crois... Le changement le plus important s'est produit dans mes valeurs. Je crois que j'avais tendance à donner plus de valeur aux autres... Ce que je veux dire, je pense, c'est... je suis devenue plus libre... d'être moi. Avant, j'avais l'habitude de jouer ou de projeter l'image de ce que j'étais censée être. Et ce fut comme une libération. J'ai découvert que plus j'étais vraie avec les gens, plus j'en retirais des avantages... Ce fut gratifiant. Je ne suis pas certaine que ce mot - «vraie» - soit le mieux choisi, en fait je ne sais trop ce que ça veut dire, mais je me sentais libre avec les gens. J'avais été touchée par des gens, et je les avais touchés, et je crois que c'est là ma religion.

    Oui. Je me sens beaucoup plus à l'aise avec moi-même, maintenant. Bon, pas toujours... Et c'est comme si... J'en ai entendu parler... C'est comme une chose que je ne peux pas expliquer... C'est cette chose divine... quel que soit le mot... C'est comme quelque chose d'important... que je suis incapable de capturer, j'imagine. Tu sais, je peux regarder autour de moi, le ciel et les arbres et toutes les choses comme ça... surtout dans la nature encore sauvage... Je peux vraiment sentir quelque chose d'immense, que je ne comprends pas et dont j'ignore tout. Je ne suis pas certaine de croire vraiment à toutes ces histoires. Et pourtant... C'est comme le Père No'l, quand tu te rends compte qu'il n'existe pas. Alors je ne pense pas que je crois à toutes ces histoires à propos de la religion. Mais je crois quand même qu'il y a quelque chose... Tu sais... quelque chose que je ne peux pas expliquer. Peut-être que je ne veux même pas l'expliquer. Et peut-être que ça n'a aucune importance.

d. Myra

Myra a décrit son expérience dans un livre, Experiences of Counselling in Action(6). Elle y écrit notamment:

    C'est arrivé alors que je traversais une période de détresse aigu' dans ma vie personnelle. J'ai senti à nouveau cet ancien désir de mourir, accompagné d'un sentiment de désespoir et de résignation tranquille. «Je sens seulement que je veux mourir... mettre fin à tout cela... me tuer. Je suis trop fatiguée. Je ne veux plus vivre. Je suis fatiguée du combat.»

    J'ai remarqué que mon thérapeute est devenu extrêmement calme, il m'a parlé très doucement. «Ta vie semble très difficile... Tu te sens comme si tu ne pouvais plus continuer... Je sens que tu as pris un gros risque en me confiant cela...»

    Presque immédiatement j'ai senti une vague de soulagement. Il n'allait pas essayer de me faire changer d'avis, ni de me persuader que la vie valait la peine d'être vécue. J'ai senti qu'il ne cherchait pas à contrôler mes actions. J'ai vu que l'on respectait mes émotions à un niveau très profond. Je me suis sentie comme si j'avais été soulagée d'un grand poids, j'ai relaxé et j'ai fait l'expérience d'une certaine légèreté. Même la pièce m'a semblé devenir plus lumineuse.

*

Je veux maintenant essayer de préciser ce qui, dans ces descriptions, me semble implicitement religieux. Le terme «religion implicite» a pour moi trois sens interreliés. Les voici:


Je trouve des illustrations de la première définition dans l'évocation de l'histoire de saint François et du lépreux, dans l'utilisation que fait A du mot «sacré», dans l'expérience qu'a eue C de pouvoir toucher et être touchée, de même que dans le sentiment de «légèreté lumineuse» chez Myra. Dans chacun de ces cas, une expérience faite à l'extérieur d'un contexte religieux est décrite dans un langage qui comporte des échos religieux.

Les exemples de la seconde définition se retrouvent dans les intuitions de B, que je nommerais «révélations», ainsi que chez Myra, dans le sentiment d'acceptation de soi qui a découlé de l'acceptation positive inconditionnelle pratiquée par son thérapeute. Lorsque Myra a réalisé que le thérapeute n'allait pas tenter de la dissuader de ses idées suicidaires, elle a senti «une vague de soulagement». Ses émotions ont été respectées à un niveau profond et elle a eu l'impression de s'être débarrassée d'un grand poids. On songe bien sûr aux mots de Jésus dans l'Évangile - «Venez à moi vous tous qui peinez et souffrez, et je vous donnerai la paix» - bien que leur évocation risquerait sans doute d'irriter Myra.

Le troisième sens, soit l'expérience des choses profondément ancrées dans la psyché auxquelles la religion s'adresse, est illustré par ma propre impression d'un mouvement intérieur et d'une fluidité nouvelle, ainsi que dans le sentiment qu'a A de certains moments sacrés, et dans l'impression de C de «quelque chose d'immense dans la nature».

2. L'expérience de la guérison et la religion implicite:
descriptions de thérapeutes

Les plus intéressantes des descriptions implicitement religieuses de thérapeutes s'apparentent surtout à la troisième acception du terme religion implicite, tout juste évoquée. Allons y toutefois d'abord d'une description qui n'appartient pas à cette catégorie.

Dans un numéro de la revue Counselling, John Lees, thérapeute et professeur de counselling, décrit de façon très honnête sa relation avec une cliente. Ce qu'il a vécu peut difficilement être catégorisé comme l'expérience d'un «sommet». Il s'agirait bien plutôt, à vrai dire, de celle d'une route cahoteuse à travers la vallée du contre-transfert! Lees décrit ainsi ce qu'il a expérimenté:

    J'avais réussi à invoquer un «esprit des enfers», mais j'ai eu peur. Qu'est-il arrivé alors à «l'esprit»? Il n'est certainement pas disparu. En effet, il semblait que moins j'étais capable de confronter les émotions durant une séance, plus ces émotions me hantaient à l'extérieur, par la suite. «L'esprit des enfers» était débridé. Les émotions persistaient et n'étaient pas contrôlées...

    L'habileté et l'effort investis dans le maintien de l'empathie et de la compréhension ne doivent pas être sous-estimés...

    ,a lui aurait donné de l'espoir, si j'avais pu lui démontrer que ses sentiments n'étaient pas incontrôlables. Idéalement, elle se serait alors sentie moins menacée et confuse. En confrontant «l'esprit» durant une séance, j'aurais pu «retenir» et «contenir» la cliente, ce qui lui aurait permis à son tour d'accepter la responsabilité de ses émotions.

Nous avons ici un exemple intéressant de ma première définition de la religion implicite. Le thérapeute décrit les émotions de la cliente comme étant incontrôlables, tout comme les siennes propres semblent échapper à son contrôle. Il essaie encore de donner un sens à cette expérience intense, plusieurs années après. Dans son effort pour communiquer l'impact de cette expérience, il utilise un langage comportant des connotations religieuses sans équivoque. Dans ce cas, il s'agit de passages de l'Évangile à propos de l'expulsion de démons. Par contre, je n'y vois pas une rencontre entre les «esprits» de la cliente et ceux du thérapeute.

D'autres thérapeutes parlent d'une qualité de l'expérience de guérison qui est suffisamment intense pour leur faire utiliser des mots comme «mystique», «spirituel» et «esprit» lorsqu'ils veulent communiquer ce qui s'y produit.

Brian Thorne, praticien bien connu de l'Approche centrée sur la personne, s'est penché sur ce pont entre la thérapie et le spirituel que constitue la tendresse. Bien qu'il soit d'accord avec l'affirmation de Rogers selon laquelle l'authenticité, l'acceptation et l'empathie sont les trois conditions nécessaires et suffisantes pour un changement thérapeutique, Thorne croit que lorsque la tendresse est présente elle aussi, il se passe quelque chose d'une qualité tout à fait différente. Cette dernière qualité est caractérisée principalement par l'habileté du thérapeute à se mouvoir facilement entre les domaines physique, émotionnel, cognitif et mystique. Elle comporte également une volonté, de la part du thérapeute, d'accepter et de célébrer le désir d'aimer et d'être aimé lorsqu'il se présente dans la relation thérapeutique. (7)

Dave Mearns est un autre chef de file de l'Approche centrée sur la personne. Myra a été sa cliente en counselling. Il a demandé à soixante-dix thérapeutes d'écrire à propos de leurs réussites thérapeutiques(8). Il a découvert que dans les cas où les thérapeutes s'étaient sentis compétents, il y avait presque toujours eu un degré d'intimité assez élevé entre le client et le thérapeute. Les descriptions des thérapeutes d'orientation gestaltiste, psychodynamique et centrée sur la personne comportaient des contenus très semblables et correspondaient fidèlement aux descriptions des peak experiences de Maslow. Dans toutes ces expériences, les sensations d'intimité semblent similaires, bien qu'elles soient décrites au moyen de différents systèmes de référence tels que la sexualité, la sensualité, la corporalité et «même la spiritualité». Je reviendrai plus tard à Mearns et à la signification de ce «même».

Ce n'est que lorsque j'ai été interrogé par Anne Earl que j'ai pu formuler ce que j'avais vécu - à la fois en tant que client et en tant que thérapeute:

    C'est un moment intemporel. Et durant le counselling, quand je cherche à atteindre l'acceptation positive inconditionnelle... ou quand je n'y parviens pas... Nous observons tous les deux les pensées et les sentiments de l'autre, tout ce qui bouge en nous... Et nous ne faisons qu'observer, contempler... Ce moment est pour moi le moment de la guérison... Selon moi, il y a un point tournant où le fait d'être avec un chrétien ou avec quelqu'un qui ne partage pas cette vision du monde ne change pas la qualité de la rencontre... Et c'est à ce moment que nous sommes en mesure de prendre une distance, de prendre conscience de ce que nous sommes et de l'accepter, sans même le nommer.

3. L'Approche centrée sur la personne:
descriptions théoriques et attitudes face à la religion implicite

Le fait de «ne pas nommer» ne fait pas problème lorsque le thérapeute et le client sont tous les deux impliqués subjectivement dans une expérience de guérison. Cette expérience, de par sa nature, exige que les deux parties ne soient pas enfermées dans une attitude de distanciation et de conceptualisation. «Ne pas nommer» est une façon de travailler qui s'insère bien dans l'Approche centrée sur la personne. Cette approche insiste sur les qualités de la relation interpersonnelle et demande que le thérapeute suspende son jugement sur ce qui est en train de se produire dans le moment présent. Par contre, si je dois réfléchir de manière responsable à mon travail avec un client, j'aurai besoin d'un repère théorique auquel toute forme de guérison devra être conforme.

LE PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE
(9) A. Début. La phase d'entrée

B. Formation d'une alliance de travail personnelle

C. Développement de la confiance et Quête du soi:
«Qui suis-je?» et «Comment veux-je être?»

D. Engagement simultané et devenir du soi

E. Fin et entrée

Ce schéma représente mon résumé d'un article de Godfrey Barrett-Lennard(10), un thérapeute du Centre pour l'étude des relations humaines de Perth, en Australie. L'auteur est un tenant de l'Approche centrée sur la personne.

Il n'est pas surprenant de constater que les thérapeutes utilisent des métaphores à contenu religieux très riche lorsqu'ils décrivent le processus thérapeutique. On peut y voir des «échos provenant de l'influence du langage religieux encore présent dans la culture» - ma première définition de la religion implicite. Il n'est pas non plus difficile d'observer que ce processus non religieux «peut utiliser les termes d'une religion spécifique sans que cela affecte l'une ou l'autre de ces visions» - ma deuxième définition. Cependant, l'article de Barrett-Lennard va beaucoup plus loin, en abordant ces choses qui sont «profondément ancrées dans la psyché, auxquelles la religion s'adresse et entre lesquelles elle tisse des liens, du moins chez certains» - ma troisième définition.

L'auteur écrit:

    Pour que le client accepte de se dévoiler au regard de l'autre, particulièrement dans ses aspects cachés et problématiques, la thérapie se doit d'être un refuge sécuritaire par son degré singulier d'authenticité, d'empathie et d'autres qualités interpersonnelles démontrées par le thérapeute. En d'autres mots... pour qu'il soit possible de fouiller, sentir et questionner jusqu'à son âme même, il doit régner une rare qualité de bien-être et de confiance positive envers le thérapeute.

Lorsque Barrett-Lennard évoque cette partie la plus profonde soumise à l'introspection du client, il parle de «son âme même» («the very soul of self»). Il est difficile de dire si celui-ci utilise ici une métaphore ou s'il entend désigner une réalité précise.

La qualité de la présence dont fait preuve le thérapeute à ces moments est bien décrite par Rogers (dans des textes datant de 1986) (11). Celui-ci écrit:

    Lorsque je suis à mon meilleur en tant que thérapeute, lorsque je suis le plus près de mon moi intérieur et intuitif, lorsque je me trouve dans un état de conscience légèrement altéré au cours de la relation, alors tout ce que je fais semble être empreint de guérison. Alors, ma simple présence est aidante et libératrice.

À ces moments, Rogers est proche du noyau transcendental de son être, et il semble que son «esprit profond s'est tendu pour aller toucher l'esprit profond de l'autre». Cette fois, il m'apparaît clairement que cette référence à l'esprit traduit une réalité. Rogers croit que le noyau transcendantal, cette chose qui est au centre de moi-même et qui est pourtant au-delà de moi, peut entrer en contact avec ce noyau qui est dans un toi, et avoir un effet sur lui.

L'Approche - ou théorie de la personnalité - centrée sur la personne est en grande partie dérivée des premiers concepts énoncés par Rogers. Elle a pour fondements le processus d'actualisation de soi et le concept de soi blessé (damaged). Les aspects transcendantaux et spirituels de la personnalité y sont très peu présents.

Dave Mearns est le thérapeute de Myra dont nous avons parlé précédemment. Myra a décrit sa présence comme ayant une certaine qualité de tranquillité, résultant en une impression de légèreté lumineuse. Les termes tranquillité et lumière sont tous deux souvent utilisés pour décrire l'expérience spirituelle. Mearns a admis récemment que «même le langage mystique» puisse être utilisé pour traduire la guérison au sein du processus thérapeutique. Il poursuit en disant:

    Si Rogers et moi évoquons la même chose en parlant de «présence», alors je suggère que l'on puisse y faire référence soit par le langage mystique, soit par les concepts existants, selon la préférence de l'auteur. (12)

Mearns précise que le degré auquel on peut amener un client à se sentir en communion, grâce à l'empathie et à la congruence, se situe bien au-delà de la compréhension verbale. Il semble exister un certain calme chez le thérapeute ou une résonance particulière qui, bien qu'inconsciente, peut être développée et accordée à la manière d'un instrument. Pour parvenir à cela, le thérapeute peut pratiquer la méditation, une technique que l'on retrouve dans plusieurs disciplines sprirituelles.

Le processus thérapeutique, selon les premières théories rogériennes(13), implique un élargissement des plans cognitifs reliés à l'expérience. Peu à peu les clients, au lieu d'interpréter leurs expériences de façon rigide et de les attribuer à des facteurs externes, arrivent à développer dans l'expérience un système d'interprétation plus fluide et plus flexible; et ce système peut être modifié par chaque nouvel événement. C'est certainement ce qui s'est produit lors de ma rencontre avec «Gros Nez», de la découverte qu'a faite A de la qualité «aquatique» du temps, des révélations de B sur le chemin du retour, du «quelque chose d'immense et incompréhensible» chez C et, finalement, de l'impression de «légèreté lumineuse» qu'a eue Myra. Rencontre, eau, chemin, lumière, tous ces termes comportent des allusions religieuses. Cependant Thorne, Rogers (tardivement), Barrett-Lennard et même Mearns vont plus loin en parlant d'une rencontre spirituelle qui peut parfois se produire lors du processus de guérison.

Dans ce contexte, le livre de Jill Hall, The Reluctant Adult(14), apparaît comme particulièrement pertinent. Hall est thérapeute psychodynamique et psychothérapeute à Norwich. Étant donné son orientation théorique psychodynamique, l'esprit est pour elle une réalité sine qua non. Pour que le moi puisse se développer, la notion «d'état divisé» a dû être accentuée au cours des millénaires. Toutefois, l'esprit incarné ne connaît que l'unicité. Il se trouve aliéné dans ce monde de différenciation, ce qui donne lieu au «choc de l'incarnation». À ce stade de notre évolution, notre première expérience de la vie est un choc! Ce psychisme divisé se présente de façon si rébarbative à l'esprit qu'il semble que l'incarnation soit le pire état dans lequel on puisse être. Pourtant, c'est là une étape nécessaire. Le processus d'individuation ne peut se dérouler qu'à travers cette capacité de se différencier.

Si c'est l'esprit qui vit dans ce monde et qui y (ré)agit, alors ce que l'on fait de nous n'est pertinent qu'à travers nos réponses et nos manières de s'y adapter. La puissance spirituelle intrinsèque de notre organisation psychique pèse davantage que les limites de nos parents - et tout ce que nous invoquons dans le genre pour justifier ce que nous sommes. Placer le comportement de «Maman» - plutôt que notre esprit - au centre de notre propre univers, c'est entretenir une mentalité de victime. Grandir devient ainsi une affaire étrangement floue.

4. Réflexion

Je me retrouve, à la fin de cet article, en accord avec quelqu'un qui parle clairement de l'esprit comme d'une réalité. Cette opinion me place au centre d'un dilemme philosophique, position désagréable mais tout de même tolérable. Dans ce contexte, le dilemme est le suivant. L'individu ouvertement religieux n'a pas le bénéfice d'expériences qui seraient refusées aux autres. Cet individu peut par contre se vanter de savoir formuler ce que les autres ont seulement pressenti. Les modèles ou métaphores qu'il utilise ne sont pas purement descriptifs, mais ils peuvent fidèlement traduire une réalité (15). Selon ce point de vue, il manquerait quelque chose aux expériences non religieuses - ou implicitement religieuses - de guérison.

J'aurais viscéralement tendance à être en désaccord avec cette vision des choses. Pour moi, les unes ne sont pas «plus complètes» que les autres, de la même manière qu'une photographie en couleurs n'est pas «plus complète» qu'une photographie en noir et blanc. Alors que je me débattais dans ce dilemme, j'ai lu, dans la Genèse (ch. 32), l'histoire de Jacob luttant avec un homme - ou avec un ange - «jusqu'à l'aube». J'ai réalisé à quel point il était important que le résultat de ce combat demeure inconnu. Jacob ne parvient pas à ramener le mystérieux individu à son niveau d'expérience, de même que l'homme - ou l'ange - ne peut pas davantage s'ouvrir à Jacob. Plus tard Jacob baptisa ce lieu Penuel, ce qui signifie «la face de Dieu» - «car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face, et j'ai conservé la vie» (Gn 32, 30).

Lorsque je cherche à décrire et expliquer l'expérience de guérison en counselling, il me plaît de jouer avec un niveau de langage qui inclut le langage religieux, et particulièrement les références à l'esprit. Pourtant, l'existence réelle de cet esprit m'importe peu. Et s'il n'y a pas vraiment là matière à s'en faire, c'est bien parce que nous sommes justement là devant l'immatériel(16).



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(*) Richard Redmayne est psychothérapeute (de l'approche centrée sur la personne). Il s'intéresse notamment à la religion à la fois comme source de dommages psychiques et de guérison morale. Article traduit par Eve Paquette. |Retourner au texte|



(1) Voir notamment Ken Wilber. Grace and Grit. Gill and Macmillan, 1991, p. 176. |Retourner au texte|



(2) NDLR: Pour des raisons techniques, le dessin en question n'a pu être reproduit ici. Celui-ci consistait essentiellement en une figure grossièrement dessinée et affublée d'un gros nez - d'où le surnom utilisé plus loin par l'a. dans son commentaire. À la gauche de cette figure on pouvait également voir, comme se tenant dans une barque, un petit personnage rapidement esquissé lui aussi. |Retourner au texte|



(3) Je ne suis pas le corps.
Je ne suis pas les sens.
Je ne suis pas l'esprit.
Je ne suis pas ceci.
Je ne suis pas cela.
Alors que suis-je? Qu'est-ce que le soi?
Il est dans le corps.
Il est dans chaque personne.
Il est partout.
Il est le tout.
Il est Soi. Je le suis. L'Un absolu.
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(4) Michael Foreman. Panda's Puzzle and His Voyage of Discovery. Hamish Hamilton, 1988. |Retourner au texte|



(5) NDLR: Il s'agit plus précisément d'un essai rédigé dans le cadre d'un concours britannique dont l'a. ne précise pas les conditions, l'Archbishop's Diploma for Readers. L'a. ne présente pas non plus davantage l'auteure elle-même. |Retourner au texte|



(6) Dave Mearns et al. Experiences of Counselling in Action, Sage, 1990. |Retourner au texte|



(7) Brian Thorne. Person-Centered Counselling: Therapeutic and Spiritual Dimensions. Whurr, 1991. |Retourner au texte|



(8) Mearns, op. cit. |Retourner au texte|



(9) N.B.: Dans ce schéma, C = «client», T = «thérapeute». NDLR: La section qui suit se présentait, dans l'original, sous la forme d'un diagramme qu'il a paru difficile - et non indispensable - de reproduire ici. Les cinq éléments de cette section - A, B, C, D, E - étaient disposés en forme de croix, A, B, E formant la branche horizontale, C, B, D la verticale. Ce diagramme était traversé par une croix de saint André ( X ) inscrite dans un cercle et dans un ovale - dont l'a. ne précisait toutefois pas la signification graphique. |Retourner au texte|



(10) Godfrey Barrett-Lennard. The Therapy Pathway Reformulated. In Ed. Lietaer et al. Client-Centered and Experiential Psychotherapy in the Nineties. Leuven University Press, 1990. |Retourner au texte|



(11) Dans Dave Mearns. Developing Person-Centered Counselling. Sage, 1994. |Retourner au texte|



(12) Ibid. |Retourner au texte|



(13) Voir par exemple Carl Rogers. On Becoming a Person. Constable, 1961. |Retourner au texte|



(14) Jill Hall. The Reluctant Adult. Prism, 1993. |Retourner au texte|



(15) Janet Soskice. Metaphor and Religious Language. OUP, 1992. |Retourner au texte|



(16) NDLR: La traduction tente ici de rendre le jeu de mots de l'original: «And it does not matter because it is not matter.» |Retourner au texte|