Jean-Marc Vivenza, 2001, Nâgârjuna et la doctrine de la vacuité, Paris, Albin Michel, 248 p.

 

 

      Nâgârjuna est un moine bouddhiste ayant probablement vécu au second siècle de notre ère et qui a exercé une influence profonde et durable sur le Grand véhicule. Son œuvre la plus célèbre est un livre assez court mais difficile d’accès, intitulé Stances du Milieu (Madhyamakakârikâ), où Nâgârjuna expose sa philosophie du vide universel en 447 strophes d’une extrême concision. Il n’y étudie pas la logique, mais l’utilise subtilement pour réfuter ses coreligionnaires du Petit véhicule et les hindous. On retient de lui, notamment, un usage fréquent (certains diront immodéré) du tétralemme, un raisonnement dans lequel on nie tout à la fois qu’une chose soit vraie, fausse, vraie et fausse, ni vraie ni fausse.

      Dans Nâgârjuna et la doctrine de la vacuité, Jean-Marc Vivenza expose la philosophie des Stances du Milieu avec un enthousiasme certain, mais un bonheur mitigé. Le style se veut flamboyant : « La pensée de Nâgârjuna, dans sa souveraine et fascinante dialectique négative, est de nature à bouleverser les schémas classiques et souvent simplistes à l’aide desquels nous voudrions plier le monde à notre vision. » (p. 7) Cependant, une surenchère d’épithètes alourdit parfois le texte : « [...] de nature à nourrir un authentique questionnement métaphysique, et parallèlement comme complémentairement, mais aussi inévitablement [...] » (p. 8), au risque d’en rendre le sens incertain : « [...] auxiliairement mais prioritairement aussi [...] » (p. 190). Le beau est parfois l’ennemi du bien ! Ainsi, une expression comme le prince Gautama est intéressante littérairement, mais singulièrement malheureuse pour désigner le Buddha dont la quête spirituelle interdisait de porter un tel titre. C’est un peu comme si, en allusion au texte que portait sa croix, on appelait le Christ le roi Jésus. À la p. 123, Vivenza narre l’accueil enthousiaste qu’a reçu l’œuvre de Nâgârjuna auprès de ses contemporains : le passage est joliment tourné, mais défense d’y voir un fait historique ! En effet, on ne connaît rien de la vie de Nâgârjuna, pas même le siècle exact durant lequel il a vécu.

      Plus grave encore est le problème de l’accès aux textes. J.-M. Vivenza ne traduit lui-même aucun texte de son ouvrage et, si celui-ci contient de nombreux termes sanskrits, ils sont fréquemment mal orthographiés. Par exemple, sâmsara au lieu de samsâra (p. 12), sûnyatâvadâ pour çûnyatâvâda (p. 13), Mâdhyamaka-kârikâ pour Madhyamaka-kârikâ, Rajaparikatha-ratnamala pour Râjaparikathâ-ratnâvalî et Vigrahavyâvartinî pour Vigrahavyâvartanî (tous trois p. 18), kâlâ pour kâla et Nyâyika pour Naiyâyika (p. 20), sûnyata pour çûnyatâ (p. 21) et dukkha pour duhkha (p. 22). Qu’en conclure, sinon que l’auteur ne connaît pas le sanskrit ? Son étude repose d’ailleurs sur des traductions antérieures, principalement celle de Georges Driessens (Traité du Milieu, Seuil, 1995), laquelle fut réalisée depuis le tibétain. Or, si traduire est trahir, comment se fier, pour comprendre la pensée d’un auteur comme Nâgârjuna, sur la traduction française d’une traduction tibétaine ? Il faut savoir qu’il reste beaucoup à faire pour améliorer le niveau général de nos traductions de textes indiens : alors que les hellénistes bénéficient de l’expérience de nombreuses traductions d’un texte comme les Catégories d’Aristote, les indianistes ne disposent pour leur part que d’une seule traduction française complète des difficiles Stances du Milieu, celle que je viens de nommer, et de cinq traductions anglaises (oublions ici les autres langues). Il est donc impératif d’étudier Nâgârjuna dans le texte pour espérer avancer dans sa compréhension.

      Faute de connaître le sanskrit, on perd toute autonomie par rapport à ceux qui nous ont devancés. C’est ce qui arrive à J.-M. Vivenza dans son livre. Il cite abondamment différents auteurs, souvent excellents, comme Guy Bugault, parfois bien dépassés, mais pas même une fois il ne prend vis-à-vis d’eux un recul critique. Les passages que J.-M. Vivenza cite font partie intégrante de son commentaire, et ils sont nombreux : le livre de René Grousset, Les philosophies indiennes, qui date quand même de 1931, est cité 47 fois, de sorte que les extraits de ce seul livre représentent 5% de l’ouvrage de Vivenza. De plus, la littérature dépouillée comporte un grand manque car, si la bibliographie de l’ouvrage contient bien quelques titres anglais, l’auteur n’en évoque aucun dans son étude. Quand on pense à l’importance de la production en langue anglaise (tant indienne qu’occidentale) en matière d’indianisme, aucun chercheur sérieux ne peut s’épargner un examen minimal de celle-ci.

      La pensée de Nâgârjuna paraît insaisissable car, comme le dit si bien par ailleurs J.-M. Vivenza, il « refuse tous les points de vue. À chaque affirmation, dit-il, répond une négation ; le vrai n’est donc nulle part, il ne possède pas de localisation fixe [...] » (p. 100). C’est pourquoi il faut se garder de sauter trop vite aux conclusions et croire qu’on puisse juger de « la véritable Doctrine libératrice authentique de l’Eveillé » (p. 216) et affirmer, sans examen approfondi, que sept ou huit siècles après la mort du Bienheureux, Nâgârjuna maintient « fidèlement la doctrine du Bouddha dans sa pureté primitive » (p. 20).

      Les Stances du Milieu de Nâgârjuna sont un merveilleux petit livre pour inciter à la réflexion. J.-M. Vivenza sait communiquer un peu de son enthousiasme au lecteur, mais il ne réussit guère à lui offrir un accès original à l’œuvre du fondateur de l’école du Milieu. Espérons néanmoins qu’il saura, dans les prochaines années, affiner ses méthodes de recherche et nous offrir une étude à la mesure de son talent.

 

Jean-François Belzile

Université du Québec à Montréal