Anne Petiau (dir.), 2002, " Pulsation techno, pulsation sociale ", Sociétés, 72, Paris et Bruxelles, De Boeck, 145 p.

 

Cette livraison de la revue Sociétés fait suite à une autre (" Effervescence techno ", 65 ; en voir la recension dans Religiologiques, 22), à maints égards pionnière, qui s’était donné pour mandat de se pencher sur la dimension sociale du phénomène techno-rave et de ses déclinaisons hexagonales. Le titre du présent numéro, bien trouvé, résume l’angle général du collectif : il s’agit d’interroger la musique techno, véritable " point nodal autour duquel se développent les identités collectives, voire un mode de vie déviant " (Anne Petiau, p. 6) par le fait d’être inextricablement liée à son contexte festif, pour tenter de dégager ce que cette forme de création révèle du social qui en est le théâtre. Pour justifier cet effet de miroir, la jeune sociologue Anne Petiau, qui dirige ce numéro, note, dans sa présentation, que la musique techno est inséparable d’un mouvement social (affectant surtout les jeunes) et que, comme le rock et le rap æ et tout en signant une indéniable originalité par rapport à ceux-ci æ , elle est " avant tout liée au rassemblement " et " enracinée dans une expérience collective " (p. 6).

Cet ouvrage, disons-le d’emblée, est un tout généreux qui doit être reconnu comme contribuant significativement à l’avancement de nos sciences humaines ; et ce, tant en ce qui concerne le phénomène techno-rave proprement dit que, de manière plus générale, ce qui touche le corps et l’imaginaire social dans ses mutations postmodernes. On peut ainsi tenter de faire de cet ensemble de textes un tout quelque peu cohérent et d’en faire ressortir quelques unes des conclusions qui semblent particulièrement importantes.

C’est Anne Petiau qui fournit la charpente de l’ensemble et en donne la clé de voûte interprétative dans son stimulant article " L’enracinement social de la musique techno " (p. 77-89). L’article, qui analyse la musique techno sous l’angle de la mutation du rapport au temps entre la modernité et la postmodernité (et prolongeant en cela l’article qu’elle a signé dans Religiologiques, 24, " Technoritualités. Religiosité rave "), procède du principe qu’elle dit emprunter à P. Francastel (mais que l’on retrouve déjà explicité chez É. Durkheim et encore plus chez Mauss avec ses " faits sociaux totaux ") selon lequel " [p]ostuler un enracinement social de ces pratiques [propres à la production et à la diffusion de la musique techno], c’est induire qu’elles renvoient à des schèmes de pensée et d’action qui prennent leur source dans le social contemporain " (p. 77). Au-delà du simple geste esthétique, donc, le techno est un acte de socialité. Cette base légitime aussi que l’on puisse, à travers cet objet et ses formes, passer d’un domaine de l’activité humaine à un autre : artistique, religieux, social, politique, etc., comme le font les contributions. Ainsi, et pour le plus grand bonheur de nos herméneutiques, une mutation dans un domaine renferme le potentiel d’en éclairer une autre qui a cours dans un champ plus ou moins concomitant.

Les mots de Michel Gaillot, dont l’article " Les raves, " part maudite " des sociétés contemporaines " (p. 45-55) reprend certaines idées centrales de son livre Sens multiple. La techno, un laboratoire artistique et politique du présent (Paris, Dis Voir, 1998, 120 p.), prennent alors leur plein sens : l’a. voit en effet dans le phénomène techno un remarquable laboratoire de notre présent, apte à révéler la nature et la mesure de certaines ruptures profondes qui façonnent nos sociétés. C’est le cas tout d’abord au niveau de l’esthétique. Les contributions de Lionel Pourteau (p. 23-34) et de Stéphane Hampartzoumian (p. 57-75), ainsi que le très pertinent extrait d’un texte de Nicolas Bourriaud (p. 99-101), rappellent entre autres l’histoire de la musique et de l’art depuis la modernité. L’analyse fait ressortir toute l’originalité du techno, dans lequel, par exemple, la figure de l’individu-créateur ou virtuose, mis en " apothéose lors des interprétations " (on pourrait ajouter : sanctifié, sacralisé, déifié), cède la place à un " musicien organique " (L. Pourteau), qui devient plutôt un catalyseur d’exaltation collective, troquant la mise en valeur de son identité pour un certain anonymat. De plus, l’" œuvre " qu’est la pièce techno rompt avec la sacralisation de l’œuvre moderne, bien délimitée et éminemment plastique : l’œuvre techno est un assemblage non-définitif de sons pillés et bidouillés, destinée à vivre non pas comme telle mais manipulée dans l’instant fugace du mix. On peut oser un certain degré de généralisation en avançant qu’il s’agirait là d’une mutation touchant toutes les sphères de la représentation, y compris celles auxquelles on attribuerait volontiers une fonction et un statut religieux.

Le religiologue trouve par ailleurs force matière dans ces pages, puisque plusieurs des auteurs n’hésitent pas à avoir recours aux catégories du sacré et de la religion, une tendance fortement répandue chez les herméneutes du techno. D’emblée, Aline Métais, dans une analyse qui gagnerait cependant à être un peu plus étayée, pour se faire plus convaincante, fait du choc intense de l’expérience techno une " expérience ponctuelle du Soi jungien " et la libération de la part d’" ombre " dans la psyché individuelle. Si je considère, pour ma part, que les avenues sociologiques et anthropologiques sont en général plus fécondes que celles de la psychologie — surtout archétypale (jungienne) —, certains ne seront pas étonnés qu’on puisse voir là une dimension propre à l’expression du religieux. Plus loin, L. Pourteau fait participer le musicien " techno-tribal " à un " acte de socialité " répondant en partie à une " logique chamanique " (terme qui demeure toutefois no défini et non explicité dans le texte), cérémonielle, thérapeutique, vecteur d’une " unité primitive ". L’auteur place ainsi son discours dans une perspective éminemment religieuse — quoique encore, malheureusement, d’une manière plus analogique qu’en vertu d’une véritable homologie de structure.

Guillaume Kosmicki (p. 35-44), pour sa part, s’accorde avec un certain nombre d’observateurs pour qui les raves seraient les témoins éclatants d’une " réanimation " de l’essence de la fête dans le monde contemporain, une dimension autrement réprimée par la modernité rationnelle. Les fêtes retrouvent, dans le meilleur des cas, leur sens de " passage au temps sacré " (Roger Caillois), renouant ainsi avec leur nature proprement religieuse. Kosmicki reprend par ailleurs l’articulation proposée par Paul Ricœur entre " utopie " (imagination productrice) et " idéologie " (imagination reproductive), permettant de rendre compte du déchirement du phénomène dans sa normalisation et son institutionnalisation. Cette articulation stimulante s’ajoute à ceux qui ont voulu comprendre le phénomène techno à travers les concepts de déterritorialisation et de reterritorialisation (suivant Gilles Deleuze) ou, de manière résolument religieuse, en termes de rapports d’instituant à institué (suivant Roger Bastide), entre logique de consumation et logique de consommation (en s’inspirant de Georges Bataille), ou encore en termes de glissement progressif de la fête (création, production) au rituel (re-création, conservation, légitimation).

Comme le suggèrent ces lectures, c’est à travers le religieux qu’il semble que l’on puisse mieux comprendre, pour une large part en tout cas, les aboutissements et les conséquences du phénomène techno. Il semble bien que ce soit encore dans le religieux, et en faisant une large place à la catégorie du sacré, que viennent confluer à la fois le sociologique, le politique et l’esthétique. On retrouve un bon exemple de ceci dans la question de la technique, centrale au phénomène techno-rave, telle qu’explicitée par M. Gaillot : " L’apparition de la techno et le succès massif de ces fêtes porteraient en somme le témoignage du besoin dans cet occident presque entièrement sécularisé par l’époque moderne de réouvrir dans l’horizon social un espace pour ce qui avait été considéré comme une régression archaïque, et plus encore de refaire une place au sacré, mais à un sacré qui ne serait plus désormais en conflit avec la technique, éradiqué ou domestiqué par elle, mais qui serait au contraire médiatisé et réactivé par elle, comme nous pouvons le voir dans la culture techno qui se constitue à partir de ces deux dimensions en les articulant l’une à l’autre. " (p. 47)

C’est ainsi qu’on voit se confirmer en toutes lettres la thèse soutenue par Guy Ménard et Christian Miquel en 1988, dans Les ruses de la technique (Montréal et Paris, Boréal et Méridiens-Klincksieck, 387 p.) : la technique se présentant ici comme la condition de possibilité du rassemblement et d’une expérience du sacré. Cela suggère aussi une mutation importante qui affecte l’économie contemporaine du religieux : celui-ci se vit non plus autant au niveau de l’adhésion à un système de sens institué et explicite, mais plutôt à une participation à la vivacité de son instituance. Comme le souligne M. Gaillot, " [o]n cherche du liant, du partage, non ce autour de quoi æ politiquement ou idéologiquement æ on pourrait ou devrait le faire " (p. 49). Si Gaillot va possiblement trop loin dans le rôle qu’il assigne à l’art et aux technologies dans l’avènement d’une nouvelle " techno-cosmologie ", on peut toutefois être en accord avec son constat que ce sont les institutions et les grandes idéologies théologico-politiques qui sont en " crise ", et non le social, qui trouve toujours, lui, des moyens pour symboliser : " Il est temps de comprendre que nous ne sommes pas confrontés à une crise ou à un déficit politique, ni même à un manque de sens. Seulement, le sens qui préside aujourd’hui à la formation d’un groupe ou d’une communauté n’est plus ce qui est communiqué […], mais repose dans la communication elle-même, le partage qu’elle initie, son intensité. " (p. 49)

On aimerait même voir là, d’un point de vue religiologique, la manifestation d’une nouvelle forme d’identification et de contestation politique fondée dans une expérience de communitas proprement religieuse ; un tel modèle pourrait servir à éclairer d’autres phénomènes — comme le cyberespace, et peut-être surtout le mouvement anti-globalisation tel qu’il fleurit actuellement en Occident. Cette nouvelle forme de " contestation contextuelle ", comme on pourrait l’appeler, en rupture avec les grandes luttes idéologiques (et sérieuses !) de la modernité, n’est d’ailleurs pas fortuite. Comme l’écrit Benoît Berthou (p. 91-97), elle suit une mutation importante relative à l’autorité dans nos sociétés (et rappelons seulement que cette autorité ne saurait être maintenue sans ressorts religieux) : " Dès lors, s’il y a absence d’engagement politique dans la musique techno, ou du moins un refus d’une forme traditionnelle du politique, c’est parce que la figure d’autorité a changé, qu’elle n’est plus politique ou religieuse [au sens de théologique]. Seule l’économie de l’échange est aujourd’hui autorité, instance, qui obtient l’obéissance sans violence ni arguments comme la définit Hannah Arendt, qui pose une hiérarchie, un ordre conférant une place et une valeur aux choses. " (p. 96)

Par conséquent, on est en droit de confronter nombre d’idées reçues selon lesquelles " la morale fout le camp " et que les jeunes d’aujourd’hui seraient coupables d’immoralisme et d’apolitisme désolants. Plutôt, " [l]oin de se résumer à une sorte de démission devant les exigences de l’époque, [la revendication du droit à la fête au cœur du phénomène techno] renverrait plutôt à un phénomène extrêmement contemporain de mutations et de reconfigurations des formes politiques et sociales contemporaines " (M. Gaillot, p. 45). Benoît Berthou (p. 91-97) poursuit d’ailleurs, dégageant la subversion d’au moins une partie de la culture techno à l’égard de l’autorité capitaliste.

En s’en tenant à ce qui vient d’être dit, l’épuisement des institutions modernes, palpable dans tous les domaines, agirait en somme comme une sorte de " rupture instauratrice " (Michel de Certeau) ouvrant sur de nouvelles possibilités symboliques qui, par ailleurs, se trouvent à puiser abondamment dans la force instituante de l’expérience du sacré, vécu sur le mode de la participation plutôt que de la représentation.

Si l’ensemble de ce collectif de æ jeunes æ idées mériterait que l’on en fasse une lecture commentée encore plus élaborée, on peut au moins espérer avoir adéquatement souligné le caractère incontournable de cette parution. Avec l’espoir, également, que ces réflexions se poursuivent en affirmant les pistes qu’elles ont dégagées.

François Gauthier

Université du Québec à Montréal