Louis Laneau, 1998.
Rencontre avec un sage bouddhiste, traduit du siamois d'après un manuscrit conservé aux archives des Missions Étrangères de Paris, Introduction et notes de Pierre-Yves Fux, Paris, Ad Solem/Cerf, 144p.


Pierre-Yves Fux, docteur ès lettres de l'université de Genève, nous présente un texte de Mgr Louis Laneau, un missionnaire du dix-septième siècle qui, en tant que Vicaire apostolique, avait sous sa juridiction une grande partie de l'Asie, des Indes et du Japon. Mgr Laneau peut être comparé en certains points à Roberto de Nobili (1577-1656), missionnaire en Inde qui voulut transmettre les vérités théologiques chrétiennes dans la langue religieuse de ses interlocuteurs. Dans le cas de Mgr Laneau, il s'agit de la langue religieuse des bouddhistes Theravâda du Siam, la Thaïlande d'aujourd'hui.

L'entreprise de Mgr Laneau ne fut pas le fruit d'une initiative individuelle : elle répondit à la directive aux missionnaires donnée en 1659 par la Sacrée Congrégation pour la Propagande de la Foi, une directive qui invitait ceux-ci à ne pas convaincre les peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs moeurs, à moins qu'ils ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. L'ouvrage de Mgr Laneau, écrit en siamois, est donc intéressant de deux points de vue: premièrement, il est un reflet de l'attitude chrétienne du dix-septième siècle face aux autres traditions religieuses et deuxièmement, il est un des premiers exemples d'inculturation.

Rencontre avec un sage bouddhiste, malgré son titre, n'est pas un exemple de dialogue interreligieux : c'est un catéchisme destiné aux bouddhistes du Siam. La conversation entre le citadin (le catholique) et l'homme de la forêt (le bouddhiste) est en effet une instruction sous forme de questions et réponses où ce dernier se laisse convaincre, sans trop d'opposition, aux principes et aux dogmes de la foi catholique. Dans cette perspective, les bouddhistes, par l'intermédiaire de l'homme de la forêt, nous sont présentés comme peu connaissants de leur tradition religieuse. Dès le début (p. 41), l'homme de la forêt, ayant contemplé les merveilles du monde, se dit que sûrement il doit y avoir quelqu'un pour les avoir réalisées ; ceci n'est pas un réflexe de bouddhiste : pour lui, l'existence du monde ne présuppose pas un créateur. Un exemple plus important est celui où le citadin réussit à faire admettre (p. 51-52) à l'homme de la forêt l'existence d'une âme spirituelle. Cette idée, fondamentale pour la foi chrétienne, est en contradiction avec le dogme bouddhiste du non-soi (anatta). Nous avons ainsi l'impression que les idées du Bouddhisme ne sont pas prises au sérieux et que toute confrontation est évitée. D'autres exemples peuvent être cités : la discussion sur les moyens de la connaissance, les causes du mal, etc., tous révélant des différences fondamentales entre le Christianisme et le Bouddhisme.

De ce dialogue, il ressort cependant des points communs qui eux, pourraient éventuellement ouvrir une porte à un nouveau dialogue. En particulier, il y a le thème du désir (p. 99-100) comme source de déchéance et de souffrance. Dans cette partie de la rencontre, c'est encore le citadin qui parle, mais son discours aurait pu très bien être celui de l'homme de la forêt. Il est aussi question de l'ascèse comme moyen de renoncement des désirs et de fortification de la méditation. Ici, ce sont les pratiques monastiques des deux traditions qui se retrouvent. Selon Pierre-Yves Fux (note 125, p. 120), ce passage semble nous indiquer que Mgr Laneau avait probablement pratiqué la méditation bouddhique dans les monastères du Siam, ce qui témoigne, à mon avis, d'un certain intérêt pour la pratique religieuse de l'autre.

L'ouvrage de Mgr Laneau est aussi un exemple de tentative d'inculturation. De façon générale, l'inculturation peut se définir comme la transformation d'une culture par l'intégration d'une nouvelle idéologie ou façon de voir le monde. Cette transformation s'effectue souvent par une redéfinition de ses symboles. C'est justement ce que fait Mgr Laneau dans Rencontre avec un sage bouddhiste. Il utilise la terminologie bouddhique pour traduire les éléments de la doctrine catholique. Cette doctrine s'appelle maintenant le Dharma, terme désignant habituellement l'enseignement du Bouddha. Les anges sont des deva : un rapprochement légitime considérant que ces derniers sont des êtres supérieurs aux humains mais n'ayant pas encore atteint l'étape ultime de transformation spirituelle. Les correspondances ne sont cependant pas toujours exactes ; dans le processus d'inculturation, il faut bien circonscrire la portée des symboles redéfinis. Ainsi, la notion de karma est utilisée pour désigner le péché originel qui marque le chrétien; toutefois, Mgr Laneau rejette l'interprétation que les bouddhistes en font normalement, c'est-à-dire d'y voir l'expression d'une loi quasi mécanique de rétribution des actions. De même, le samsâra est le monde du devenir où l'homme peut s'égarer dans les plaisirs, cependant il ne désigne plus un endroit où l'on renaît. Cette utilisation restrictive des symboles d'une culture pour exprimer une idée qui lui est étrangère est le propre de l'inculturation : c'est un processus très complexe qui demande une très grande connaissance du nouveau contexte culturel et qui n'est pas sans quelques ratés. Par exemple, le rapprochement (p.52) entre sati (vigilence spirituelle, mindfulness) et « sentiment intérieur » comme moyen de connaissance intuitive des réalités spirituelles peut conduire à plusieurs malentendus. Ce «sentiment intérieur» présuppose une idée de révélation d'une connaissance que l'on veut croire universelle tandis que sati est avant tout une habilité spirituelle devant être cultivée.

Ainsi, l'oeuvre du Mgr Laneau est, à mon avis, un document intéressant pour étudier le processus d'inculturation. À cet égard, il pourrait être comparé à des textes issus d'autres traditions religieuses ; je pense en particulier à une conversation entre le Bouddha et Sigâlaka (Dîgha Nikâya, sutta 31) à propos de la signification d'un rituel brahmane. Ce rituel, basé sur les injonctions des Vedas, étaient, pour le Bouddha, l'expression de croyances sans fondement et sans conséquences spirituelles bénéfiques. Au lieu de réprimander Sigâlaka, le Bouddha lui propose une nouvelle façon d'effectuer ce rituel, une façon qui devient un moyen de pratiquer la moralité bouddhique conduisant au nirvâna.

 

Francis Brassard

Université McGill

Sommaire des recensions / Page d'accueil