Michel Maffesoli. 1993. La Contemplation du monde. Figures du style communautaire.. Paris : Grasset.

Dans ce dixième ouvrage de son oeuvre, et derrière un titre qui masque un peu - larvatus prodeo? - la substance même de ce riche «essai» (inspiré peut-être par le titre de Corbin Temple et contemplation, mais alors le monde serait un temple où de vivants piliers»...?) dont le sous-titre cependant éclaire, sinon le contenu, du moins le programme, le spécialiste d'une sociologie compréhensive du quotidien, des apparences, de l'ordinaire, l'observateur minutieux du «déclin de l'individualisme» dans le soci(ét)al transfiguré des sociétés post-modernes, donc «tribales», dévoile, dans les deux parties nucléaires qui constituent les deux tiers de ce travail, les deux assises conceptuelles et philosophiques de vingt ans de recherche : le style, comme paradigme esthétique de toute production «ordinaire» du sapiens, et l'imaginaire, comme contenu obligé et significatif de tout style.

On devine par là quel est l'accord profond qu'il y a entre la quête de Michel Maffesoli et la mienne qui, depuis quarante ans, a mis au centre de gravité de son univers, d'abord l'imaginaire défini comme puissance de symbolisation, indice spécifique du sapiens, et plus récemment - à partir des années 75-80 - l'étude des styles d'époques culturelles que signe la notion de bassin sémantique.  L'ordre de notre démarche a été inverse, Michel Maffesoli partant du paysage des «formes» - donc du style - initiant notre modernité «post-moderne» (violence fondatrice, connaissance ordinaire, tribalisation politique, esthétisation éthique, etc.) pour intégrer progressivement ce qui empêche ce «formisme» d'être «formaliste» : la «saveur première» (pour parler comme le poète A. Ramos Roas), les «réelles présences» (pour parler comme George Steiner) qui figurent et incarnent - «matérialisent», aurait dit Bachelard - les intentions d'un style ou d'une «mise en forme». J'ai, quant à moi, suivi le trajet inverse.  Conséquence probable d'un «effet de génération» qui me poussait à me cramponner, au sortir du désastre absolu des années quarante d'abord à la bouée de sauvetage des images concrètes, salvatrices, «amies» qu'enseignait alors mon bon maître Bachelard...

Démarche inverse donc, mais «mouvance» identique dont nous nous réclamons tous deux dans le très vaste horizon de ceux qui, d'abord, s'insurgent contre le «Moloch de l'Histoire» - comme dit Eliade -, ce totalitarisme unidimensionnel dont les lendemains ne chantent jamais, et ensuite dans une seconde révolution mentale, s'insurgent contre les dictatures des «formalismes» héritiers inavoués du monocéphalisme rationaliste du siècle de Monsieur Homais.  Mouvance identique, donc, d'un déterminisme «formiste» où le style et l'esthétique perdent leur humiliante situation de «superstructure»; mouvance identique où la loi de la connaissance «ordinaire» des hommes n'est plus à chercher dans les prétentieuses sophistications de la raison, mais dans la saveur première, native des images.

Donc, la première partie de cet ouvrage est bien un «Traité de style». Maffesoli qui, comme moi, a le respect des «filiations», conforte sa pensée «formiste» aussi bien aux pionniers injustement oubliés, J.-M. Guyau, O. Spengler, H. Wölfflin, E. d'Ors, G. Simmel qu'à nos contemporains M. Shapiro, H. Broch, H.R. Jauss, V.-L. Tapié, M. Foucault, A. Moles, etc. Le style, dans sa généralité, nous présente une «communauté» de formes, de sentiments, d'aisthesis amorçant ainsi la circonscription d'un «temps», d'une époque, d'une ère et d'une aire des «tribus». Et les passages d'un style à l'autre - comme l'auteur le remarque chez Pic de la Mirandole, Erasme ou Jünger - est une «transmutation» lente, par couches successives, bref par «sédimentations» dans des «bassins sémantiques». Et les changements de style, de «mythe» directeur se font, comme l'avait bien vu Sorokin, par «saturation». Maffesoli, une fois de plus, n'a nulle peine à discerner derrière les saturations des modernismes, le style communautaire, affectuel, «mystique», de notre présente modernité.  Ce style est «principe d'ordre», et présentement ce principe s'affirme comme celui d'un ordre «esthétique» c'est-à-dire reconnaissant avec lucidité son fondement, son infrastructure stylistique, formiste.

Se constitue ainsi dans la «cité» post-moderne, selon le mot de H. Broch, une «démocratie de la vie» aux antipodes du sacro-saint modèle additif, quantitatif, électoral de la démocratie classique, modèle par excellence «économique» que refuse de plus en plus la vie «post-moderne». Maffesoli, une fois de plus, critique - au nom du désir collectif du Volk - la démocratie à l'automatisme électoral et quantitatif. Et l'on sourit amicalement en voyant l'ancien situationniste comparer notre post-moderne «bassin sémantique» non seulement au «style» baroque, mais à l'impulsion donnée par les Jésuites à ce «style communautaire» en radicale opposition «avec l'individualisme triomphant de la Réforme protestante.

Pour conclure cette première partie «formiste», le sociologue de «l'actuel et du quotidien» n'a nulle peine à montrer - dans la ligne de Simmel - la «centralité souterraine» de ces événements banals, négligés, minuscules, etc. qui irriguent notre postmodernisme. L'on pourrait proposer à notre sociologue le modèle d'un «pouvoir» qu'actualisent les jeux majoritaires des élections, opposé à la sourde latence d'une «puissance» potentielle qu'expriment les 70 % de mécontents, de contestataires de tout ordre : abstentionnistes, votes atypiques, etc. Puissance radicalement utopique et potentielle car ne s'actualisera jamais un «pouvoir» présidé par l'Abbé Pierre (...) Le «vécu collectif» est cette énorme «puissance» latente, que peut manifester la rationalité - le ratio-ide - d'un pouvoir fût-il né des urnes.  L'homme sans qualités de Musil est, pour notre sociologue, le paradigme de ce «ratio-ide» que contre le vécu individuel et surtout collectif.  Cette frénésie de l'instant vécu est fondamentalement «tragique», mais Sysiphe ici cherche son salut dans les entractes de la tragédie.  Devant la menace de l'apocalypse atomique, il faut «aménager le présent, et tant bien que mal, en jouir». C'est-à-dire se donner un «style» nouveau où non seulement le rêve, la gestuelle civilisatrice du «Kata» japonais, mais enfin l'Imaginaire tout entier se posent et se proposent comme antidote absolu à l'apocalypse de la mort.

La seconde partie, «Le Monde imaginal», aborde de front le problème de la puissance, de la réalité transmutatrice de l'image et de l'imaginaire, comme le caractère «à côté» des pouvoirs mortifères du monde.  De là le titre «imaginal» qui aurait étonné, certes, son créateur Henry Corbin, mais qui, chez ce dernier, comme chez Maffesoli, exprime bien une surpuissance «au-delà» de l'image, une «hyperrationalité», le caractère «transcendant» de toute immanence. Bien entendu, dans le premier chapitre, Maffesoli commence, comme il se doit, par dénoncer la «peur de l'image» qui anime tous les iconoclastes. Ici, la position de Maffesoli est radicale : l'image est un absolu qui ne souffre pas, comme chez notre ami Jean Baudrillard un «ultra» ni un «infra» imaginaire. On pourrait ajouter également: qui ne souffre pas le décalage freudien entre conscient et inconscient, le décalage corbinien entre «imaginaire» et «imaginal», le décalage bachelardien entre «rêve» et «rêverie»...

Ma position personnelle, se situe aussi hors de ces dichotomies certes - je n'ai jamais coupé entre imaginaire/imaginal comme je l'ai souvent exprimé à mon ami et maître Corbin - mais je ne souscris pas non plus au radicalisme bonaventurien; je pense qu'il y a des degrés de «présences réelles» de l'image entre le simple vestigium et la similitudo. La valeur, la transcendance est certes toujours - pour moi - immanence, mais toute immanence n'est pas transcendante. Souvent l'image n'est qu'un malaisé «vestige» où ne coïncide pas l'immanence du signifiant, devenu insignifiant, et la transcendance, la similitudo du signifié.  Tout vrai croyant sait bien que la divinité est complexe, donc plurielle.  Mais alors les dieux n'ont pas une puissance identique. Il y a une «hiérarchie angélique», une théogonie.  Et Maffesoli est bien d'accord avec moi pour constater que la signification - ce qui fait sens - n'est donnée que par une «communauté» d'imaginaire. Alors, je souscris pleinement aux autres chapitres, l'image est bien «mésocosme» (chap. 2) elle est par là «reliance» (chap. 3), «objet» (chap. 4) par excellence, «trans-figuration» (chap. 5) qui justement permet le formisme : par la forme compréhensive qu'elle donne «immédiatement», l'objet peut se «spiritualiser en image». Corbin aurait écrit que le mundus intermédiaire, le barzakh, est bien le lieu où se «spriritualisent les corps». Mais il ne faut pas oublier qu'il est, réciproquement, le lieu «où se corporifient (s'incarnent) les esprits». Certes ce «mésocosme» est, comme le voit le sociologue, une «réalité pré-individuelle (...) servant de support à toute société».

Ajoutons, sans verser dans le sociologisme, que ce mundus sert de support à toute mise en forme, à toute «figuration» de l'anthropos. Comme Jean Baudrillard, mais en moins apocalyptique, je ne partage pas l'optimisme «radical» de notre ami Maffesoli.  En particulier, fidèle à Bachelard, je ne pense pas que le matraquage quantitatif par l'image, produit par l'énorme «explosion» du vidéo, soit un stimulant de l'imaginaire. Le quantitatif, ici comme ailleurs, produit un «engourdissement» des puissances de transmutation et de créativité de l'imaginaire, et a fortiori de l'Imaginal. Il faut se défier d'un imaginaire de purs «vestiges» : très vite, «ses effets pervers» exigent une esthétique et une éthique (cette «éthique sociale» que Maffesoli, par ailleurs, sait si bien analyser).

Quelles que soient ces légères nuances, je pense - une fois encore - que ce livre de Michel Maffesoli non seulement approfondit ses intuitions familières et fructueuses, et les affermit de toute l'autorité et de toute la maturité d'un chercheur infatigablement fécond, mais encore - pour ma plus grande jubilation - dresse le plan d'une sociologie de l'imaginaire, vivante, dans les décombres des modernismes sociologiques si périmés.


Gilbert Durand,
Université de Grenoble

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