Brigitte Purkhardt. 1992. La chasse-galerie, de la légende au mythe, Montréal: XYZ, 207 p.



Depuis Icare jusqu'à E.T., le thème du vol magique, véritable obsession, revient sans cesse hanter les hommes. Or, ce thème se retrouve au coeur d'un des éléments les plus important s du folklore québécois, la chasse-galerie. Brigitte Purkhardt vient d'y consacrer un ouvrage qui révèle à quel point cette légende, qui conserve "d'innombrables traces mythiques", est intimement liée aux aspects essentiels de la condition humaine, comment les récits qui la composent s'inscrivent dans un discours beaucoup plus vaste, soulignant l'universel et le singulier de notre imaginaire.

"Chasse-galerie". L'expression elle-même est, à prime abord, étonnante. On ne peut, en effet, que se demander, à l'instar de Jacques Ferron, "Où est la chasse? où est la galerie?" Pour en retrouver l'origine, il faut remonter jusqu'au Moyen Age, dans le Poitou, où le sieur de Gallery, chasseur et mécréant, fut condamné - ainsi le veut la légende - à chasser dans les nuages, chaque nu it, jusqu'à la fin des temps, après avoir, en pleine messe, déserté l'église pour traquer le cerf...

Si l'image de gars de chantiers qui sillonnent le ciel nocturne à bord de leur canot volant s'impose à nous dès qu'est évoquée la chasse-galerie, l'auteure nous rappelle que l'expres sion, en fait, est beaucoup plus "généreuse". Phénomènes sonores insolites perçus dans les airs ou sur terre, âmes en peine qui parcourent le ciel, déplacements qui s'effectuent par le truchement d'un objet , d'un être volant quelconque ou même par métamorphose, la chasse-galerie c'est tout cela et bien d'autres choses encore. Les voyageurs, on le sait, peuvent avoir recours à des forces occultes, au diable. Mais il suffit parfois simplement de frotter les instruments destinés au vol avec de la graisse de carcajou ou même de s'enduire la peau de cette graisse. Plus besoin alors de véhicule: c'est la personne en chair et en os qui vole. Et un intense dé sir peut, dans certains cas, provoquer, à lui seul, l'envol.

Dans tout ce foisonnement, cette abondance de formes, Brigitte Puckhardt distingue d'abord trois catégories de contes, trois types de vol magique. Le vol vitaillant, "vol pour la vie" où les personnages lutten t pour leur subsistance matérielle. Le vol galant, vol "vers l'amour" où il s'agit de satisfaire une carence affective. Vol viaticant, enfin, vol "par la mort", où le récit présente une tentative de correction du desti n et d'accession à la pérennité. (C'est d'ailleurs - le fait est significatif - ce dernier type de chasse-galerie qui a retenu l'attention des auteurs québécois contemporains. On le retrouve, ainsi, chez des écr ivains comme Pierre Châtillon, Gilles Marcotte, Richard Ramsay et, bien sûr, Michel Tremblay.)

Sans "employer de méthode, de recette, ni de grille", la recherche de Brigitte Purkhardt s'appuie sur le principe du cercle herméneutique, une approche qui recommande une "écoute" attentive de l'oeuvre qui souffle la stratégie d'analyse la plus apte à lui rendre justice. L'essence du texte fini[t] par émerger d'un incessant va-et-vient entre le détail et l'ensemble, l'écart et l'accord, le particulier et le général, à travers ses chassés-croisés du contenu manifeste au contenu latent, du fragment à l'ensemble, du régional à l'universel, de la fable à l'histoire, du poétique au politique, du nouveau monde au vieux pays, du temps présent au temps révolu, de la légende au mythe (50).

Laissant volontairement de côté les versions orales, l'auteure appuie son analyse sur une vingtaine de récits de chasse-galerie qui appartiennent à la tradition littéraire. Quatre de ces récits, qui ouvrent d'ailleurs l'ouvrage, font l'objet d'une analyse exhaustive. Quatre récits "exemplaires" en ce qu'ils sont les plus aptes à exprimer les trois types de vol magique.

Une attention particulière est accordée au "vol galant", le plus exploité de ces trois types. Quête de l'autre, quête de l'Autre, chasse amoureuse, le vol vers l'amour est illustré par le récit de Marie-Louis Honoré Beaugrand, ce récit fameux du canot volant qui a marqué notre culture au point où "un double emblème traduit aujourd'hui la réalité québécoise: l a silhouette du Vieux Patriote et le canot volant. Quête de l'identité nationale par l'action, quête de l'identité culturelle par l'imaginaire" (54). Le récit de Beaugrand évolue de transgressions en transgression s (transgression morale, ontologique, spatio-temporelle...) et le diable semble y jouer un rôle semblable à celui que tenait Dionysos dans les récits antiques. C'est grâce à Belzébuth, en effet, que les gars de cha ntiers vont à la fête. Bien sûr, il ne s'agit que d'une fugue temporaire et tous, finalement, réintègrent leur monde ô combien terre-à-terre. "Mais reste la mémoire de l'escapade et de la fête. Et subsiste la marque d'un désordre fécond (...) Le vol magique procède, en ce sens, de l'extase dionysiaque: pour que l'ordre puisse vraiment exister, il faut le précéder d'une immersion dans le chaos. La mesure d'Apollon grâce à l'ivresse de Dionysos" (123).

La mise au jour de l'organisation des séquences qui composent chaque récit de chasse-galerie permet, d'autre part, de révéler la répétition d'une seule et même pré ;occupation à travers des motifs variés, "d'en diagnostiquer l'obsession à la lumière de ses signes récurrents". Ces répétitions, cette obsession, suggère que la structure des récits s'appare nte à celle des rêves, chaque type de chasse-galerie s'organisant autour d'un "schème affectivo-moteur" persistant.

Il appert ainsi que, dans le vol vitaillant, tout conduit à rétablir l'ordre perturbé des choses. Ce vol pour la subsistance matérielle "révèle les dérangements de l'e xistence pour les annihiler ensuite". Le vol "pour l'amour", vol galant, "rappelle la dualité de l'être au moyen de structures binaires qui reproduisent l'antinomie des sexes (...) dénonce les incompatibilités et esquisse des c ompromis". Le vol viaticant, lui, vol "pour la pérennité", trace "le dilemme entre le besoin de puissance de l'homme et son impuissance finale face à la mort, en même temps que ses heurts continuels aux caprices et hasards de l a destinée" (148).

Brigitte Purkhardt décèle, de plus, une autre constante dans la structure des récits de chasse-galerie, soit la présence d'une dynamique organisationnelle quaternaire. Or, l'idée se retrouve chez Jung et chez Bachelard notamment, la quaternité évoque la totalité, qu'elle soit accomplie ou espérée, et se présente dans la dispersion d'éléments ambivalents ou dans la réconc iliation des contraires. Derrière les récits de chasse-galerie se profilerait donc une volonté de réconcilier les tendances ambivalentes de l'être: "les récits de chasse-galerie expriment tous une certaine inadéquation de l'homme au monde, explorent son angoisse ou sa frustration, soulignent la confrontation de ses tendances ou valeurs ambivalentes et proposent enfin des tentatives de conciliation" (152).

La troisième partie du livre est consacrée au processus d'acculturation de la chasse-galerie. La confrontation des versions québécoises et européennes de la légende permet d' identifier la mécanique qui nous a valu le passage de la chasse du sieur de Gallery à la chasse-galerie, mécanique qui "transmet" certains traits du seigneur poitevin au coureur des bois et aux gars de chantiers. Bien que plusieurs c ommentateurs nient qu'il y ait interdépendance entre les légendes des deux continents, l'auteure décèle, au contraire, plusieurs points communs: caractère marginal du "héros", quête difficile dans un monde b ien gardé, réaction en deux temps, voyage aérien... Et si la chasse de Gallery s'inscrit dans une longue tradition (on n'a qu'à songer à la légende du roi Arthur) qui décrit un affrontement entre des syst& egrave;mes de valeurs opposés, entre deux univers (ancien et moderne, temporel et religieux, paganisme et chrétienté, matérialisme et spiritualité), les récits québécois ne sont pas dénués de connotations semblables. Mais "leur plus grande complicité consiste à se partager inlassablement un seul et même personnage: le bouillant héros sans peur mais non sans reproche en lutte contre l'ordre établi" (54) .

Après avoir souligné, à plusieurs reprises, la dimension onirique du conte, Brigitte Puckhardt suggère que celui-ci pourrait bien remplir les mêmes fonctions que le rêve, c'est- à-dire libérer (de ses tensions) et instruire (de ses intentions) et se demande: de quel malaise la chasse-galerie libérerait-elle, quel enseignement renfermerait-elle?

Habitants d'un monde où ils n'ont pu imposer leurs valeurs profondes, les héros de chasse-galerie éprouvent le désir "d'un choix autre, d'un projet particulier"; leur quête, qu'elle s oit pour la vie, vers l'amour ou par la mort, dérange l'ordre des choses. Et si le voyage aérien implique l'apprentissage de la liberté, celle-ci n'est que de courte durée: les héros finissent par réintégr er le monde "réel" continuent à en assumer les règles. "Somme toute, l'imagerie du vol ou de l'ascension, au Québec comme ailleurs, demeure toujours liée à un besoin d'authenticité ou de liberté, et elle se double nécessairement de l'imagerie de la chute ou du refuge" (200).

Bien plus que l'analyse d'un élément de folklore, ce livre nous convie à l'écoute des voix de l'imaginaire et nous permet de surprendre, par moments, au-delà de la légende, les brib es d'un récit millénaire, les fragments d'un discours issu de la mythologie et de reconnaître les modulations que nous y avons apportées.

Robert Verreault
Université du Québec à Montréal

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