"Chasse-galerie". L'expression elle-même est, à prime
abord, étonnante. On ne peut, en effet, que se demander,
à l'instar de Jacques Ferron, "Où est la chasse?
où est la galerie?" Pour en retrouver l'origine, il faut
remonter jusqu'au Moyen Age, dans le Poitou, où le sieur de
Gallery, chasseur et mécréant, fut condamné -
ainsi le veut la légende - à chasser dans les nuages,
chaque nu it, jusqu'à la fin des temps, après avoir, en
pleine messe, déserté l'église pour traquer le
cerf...
Si l'image de gars de chantiers qui sillonnent le ciel nocturne
à bord de leur canot volant s'impose à nous dès
qu'est évoquée la chasse-galerie, l'auteure nous
rappelle que l'expres sion, en fait, est beaucoup plus
"généreuse". Phénomènes sonores insolites
perçus dans les airs ou sur terre, âmes en peine qui
parcourent le ciel, déplacements qui s'effectuent par le
truchement d'un objet , d'un être volant quelconque ou
même par métamorphose, la chasse-galerie c'est tout cela
et bien d'autres choses encore. Les voyageurs, on le sait, peuvent
avoir recours à des forces occultes, au diable. Mais il suffit
parfois simplement de frotter les instruments destinés au vol
avec de la graisse de carcajou ou même de s'enduire la peau de
cette graisse. Plus besoin alors de véhicule: c'est la
personne en chair et en os qui vole. Et un intense dé sir
peut, dans certains cas, provoquer, à lui seul, l'envol.
Dans tout ce foisonnement, cette abondance de formes, Brigitte
Puckhardt distingue d'abord trois catégories de contes, trois
types de vol magique. Le vol vitaillant, "vol pour la vie" où
les personnages lutten t pour leur subsistance matérielle. Le
vol galant, vol "vers l'amour" où il s'agit de satisfaire une
carence affective. Vol viaticant, enfin, vol "par la mort", où
le récit présente une tentative de correction du desti
n et d'accession à la pérennité. (C'est
d'ailleurs - le fait est significatif - ce dernier type de
chasse-galerie qui a retenu l'attention des auteurs
québécois contemporains. On le retrouve, ainsi, chez
des écr ivains comme Pierre Châtillon, Gilles Marcotte,
Richard Ramsay et, bien sûr, Michel Tremblay.)
Sans "employer de méthode, de recette, ni de grille", la
recherche de Brigitte Purkhardt s'appuie sur le principe du cercle
herméneutique, une approche qui recommande une "écoute"
attentive de l'oeuvre qui souffle la stratégie d'analyse la
plus apte à lui rendre justice. L'essence du texte fini[t] par
émerger d'un incessant va-et-vient entre le détail et
l'ensemble, l'écart et l'accord, le particulier et le
général, à travers ses
chassés-croisés du contenu manifeste au contenu latent,
du fragment à l'ensemble, du régional à
l'universel, de la fable à l'histoire, du poétique au
politique, du nouveau monde au vieux pays, du temps présent au
temps révolu, de la légende au mythe (50).
Laissant volontairement de côté les versions orales,
l'auteure appuie son analyse sur une vingtaine de récits de
chasse-galerie qui appartiennent à la tradition
littéraire. Quatre de ces récits, qui ouvrent
d'ailleurs l'ouvrage, font l'objet d'une analyse exhaustive. Quatre
récits "exemplaires" en ce qu'ils sont les plus aptes à
exprimer les trois types de vol magique.
Une attention particulière est accordée au "vol
galant", le plus exploité de ces trois types. Quête de
l'autre, quête de l'Autre, chasse amoureuse, le vol vers
l'amour est illustré par le récit de Marie-Louis
Honoré Beaugrand, ce récit fameux du canot volant qui a
marqué notre culture au point où "un double
emblème traduit aujourd'hui la réalité
québécoise: l a silhouette du Vieux Patriote et le
canot volant. Quête de l'identité nationale par
l'action, quête de l'identité culturelle par
l'imaginaire" (54). Le récit de Beaugrand évolue de
transgressions en transgression s (transgression morale, ontologique,
spatio-temporelle...) et le diable semble y jouer un rôle
semblable à celui que tenait Dionysos dans les récits
antiques. C'est grâce à Belzébuth, en effet, que
les gars de cha ntiers vont à la fête. Bien sûr,
il ne s'agit que d'une fugue temporaire et tous, finalement,
réintègrent leur monde ô combien
terre-à-terre. "Mais reste la mémoire de l'escapade et
de la fête. Et subsiste la marque d'un désordre
fécond (...) Le vol magique procède, en ce sens, de
l'extase dionysiaque: pour que l'ordre puisse vraiment exister, il
faut le précéder d'une immersion dans le chaos. La
mesure d'Apollon grâce à l'ivresse de Dionysos"
(123).
La mise au jour de l'organisation des séquences qui
composent chaque récit de chasse-galerie permet, d'autre part,
de révéler la répétition d'une seule et
même pré ;occupation à travers des motifs
variés, "d'en diagnostiquer l'obsession à la
lumière de ses signes récurrents". Ces
répétitions, cette obsession, suggère que la
structure des récits s'appare nte à celle des
rêves, chaque type de chasse-galerie s'organisant autour d'un
"schème affectivo-moteur" persistant.
Il appert ainsi que, dans le vol vitaillant, tout conduit à
rétablir l'ordre perturbé des choses. Ce vol pour la
subsistance matérielle "révèle les
dérangements de l'e xistence pour les annihiler ensuite". Le
vol "pour l'amour", vol galant, "rappelle la dualité de
l'être au moyen de structures binaires qui reproduisent
l'antinomie des sexes (...) dénonce les
incompatibilités et esquisse des c ompromis". Le vol
viaticant, lui, vol "pour la pérennité", trace "le
dilemme entre le besoin de puissance de l'homme et son impuissance
finale face à la mort, en même temps que ses heurts
continuels aux caprices et hasards de l a destinée" (148).
Brigitte Purkhardt décèle, de plus, une autre
constante dans la structure des récits de chasse-galerie, soit
la présence d'une dynamique organisationnelle quaternaire. Or,
l'idée se retrouve chez Jung et chez Bachelard notamment, la
quaternité évoque la totalité, qu'elle soit
accomplie ou espérée, et se présente dans la
dispersion d'éléments ambivalents ou dans la
réconc iliation des contraires. Derrière les
récits de chasse-galerie se profilerait donc une
volonté de réconcilier les tendances ambivalentes de
l'être: "les récits de chasse-galerie expriment tous une
certaine inadéquation de l'homme au monde, explorent son
angoisse ou sa frustration, soulignent la confrontation de ses
tendances ou valeurs ambivalentes et proposent enfin des tentatives
de conciliation" (152).
La troisième partie du livre est consacrée au
processus d'acculturation de la chasse-galerie. La confrontation des
versions québécoises et européennes de la
légende permet d' identifier la mécanique qui nous a
valu le passage de la chasse du sieur de Gallery à la
chasse-galerie, mécanique qui "transmet" certains traits du
seigneur poitevin au coureur des bois et aux gars de chantiers. Bien
que plusieurs c ommentateurs nient qu'il y ait interdépendance
entre les légendes des deux continents, l'auteure
décèle, au contraire, plusieurs points communs:
caractère marginal du "héros", quête difficile
dans un monde b ien gardé, réaction en deux temps,
voyage aérien... Et si la chasse de Gallery s'inscrit dans une
longue tradition (on n'a qu'à songer à la
légende du roi Arthur) qui décrit un affrontement entre
des syst& egrave;mes de valeurs opposés, entre deux
univers (ancien et moderne, temporel et religieux, paganisme et
chrétienté, matérialisme et
spiritualité), les récits québécois ne
sont pas dénués de connotations semblables. Mais "leur
plus grande complicité consiste à se partager
inlassablement un seul et même personnage: le bouillant
héros sans peur mais non sans reproche en lutte contre l'ordre
établi" (54) .
Après avoir souligné, à plusieurs reprises,
la dimension onirique du conte, Brigitte Puckhardt suggère que
celui-ci pourrait bien remplir les mêmes fonctions que le
rêve, c'est- à-dire libérer (de ses tensions) et
instruire (de ses intentions) et se demande: de quel malaise la
chasse-galerie libérerait-elle, quel enseignement
renfermerait-elle?
Habitants d'un monde où ils n'ont pu imposer leurs valeurs
profondes, les héros de chasse-galerie éprouvent le
désir "d'un choix autre, d'un projet particulier"; leur
quête, qu'elle s oit pour la vie, vers l'amour ou par la mort,
dérange l'ordre des choses. Et si le voyage aérien
implique l'apprentissage de la liberté, celle-ci n'est que de
courte durée: les héros finissent par
réintégr er le monde "réel" continuent à
en assumer les règles. "Somme toute, l'imagerie du vol ou de
l'ascension, au Québec comme ailleurs, demeure toujours
liée à un besoin d'authenticité ou de
liberté, et elle se double nécessairement de l'imagerie
de la chute ou du refuge" (200).
Bien plus que l'analyse d'un élément de folklore, ce
livre nous convie à l'écoute des voix de l'imaginaire
et nous permet de surprendre, par moments, au-delà de la
légende, les brib es d'un récit millénaire, les
fragments d'un discours issu de la mythologie et de reconnaître
les modulations que nous y avons apportées.
Robert Verreault
Université du Québec à Montréal