Bolin

 

Thomas M. BOLIN. 2017. Ecclesiastes and the Riddle of Authorship. New York : Routledge, 143 p.

 

 

août  2017  (date de mise en ligne)

 

recension de
Jean-Jacques Lavoie, Université du Québec à Montréal

 


L’objectif principal de cette étude est d’explorer les différentes façons dont les lecteurs, aussi bien anciens et modernes que juifs et chrétiens, se sont représenté Qohélet comme auteur et de montrer comment ces représentations ont marqué la compréhension du livre qui porte le même nom.

 

En guise d’introduction, Bolin, qui est professeur à St. Norbert College au Wisconsin, propose quelques réflexions générales sur la notion d’auteur et sur l’histoire de la réception (p. 1-19). Essentiellement inspiré d’un célèbre texte de Michel Foucault (lu dans sa traduction anglaise intitulée « What Is An Author? ») et d’un livre de Brennan Breed (The Nomadic Text. A Theory of Biblical Reception History. Bloomington : Indiana University Press, 2014), Bolin rappelle trois vérités élémentaires et essentielles, mais oubliées par certains exégètes : 1- il est anachronique de projeter la notion moderne d’auteur sur les textes anciens ; 2- les lecteurs jouent un rôle très actif dans la façon dont ils se représentent l’auteur d’un texte ; 3- lorsque les lecteurs interprètent un texte, ils font certes une interprétation de ce qui se trouve déjà dans le texte, mais cela n’exclut pas le fait qu’ils peuvent également ne voir dans le texte que ce que leur point de vue leur permet de voir.

 

Dans le premier chapitre, Bolin montre comment les lecteurs anciens ont fondé leurs interprétations du livre de Qohélet sur la reconstitution de la biographie du roi Salomon et sur la conviction que ce roi était l’auteur de ce livre (p. 20-35). Pour bien mettre en évidence la diversité des interprétations issues des reconstitutions biographiques de Salomon, il s’attarde notamment à l’ordre dans lequel Salomon aurait rédigé les livres qui lui sont attribués. Par exemple, il rappelle comment les premiers interprètes juifs ont lu certains passages problématiques du livre de Qohélet en affirmant qu’il s’agissait là de l’œuvre de vieillesse du roi Salomon, pécheur repenti. Au contraire, si certains Pères de l’Église ont compris différemment le livre de Qohélet, c’est entre autres parce qu’ils étaient plutôt d’avis, à la suite d’Origène, que Salomon avait rédigé le livre de Qohélet après celui de Proverbes et avant celui du Cantique des cantiques.

 

Dans le deuxième chapitre, Bolin reconstitue d’abord l’histoire des premières remises en question de l’authenticité salomonienne du livre de Qohélet (p. 36-41, 52-54). Bien qu’il reconnaisse avec raison que Luther n’a aucunement nié l’authenticité salomonienne du livre de Qohélet, contrairement à ce que certains exégètes croient encore (p. 40-41), il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que c’est Hugo Grotius qui, en 1644, est le premier interprète à avoir défendu le caractère pseudo-salomonien du livre de Qohélet (p. 38). En effet, bien avant Grotius, les rabbins du Talmud n’avaient pas hésité à attribuer la paternité du livre de Qohélet au roi Ézéchias et à ses collègues (cf. Baba Batra 15a). Bolin s’intéresse ensuite aux nouvelles interprétations suscitées par cette remise en question de l’authenticité salomonienne (p. 41-52, 54-57). Dans cette deuxième section du chapitre, il présente de manière succincte quelques-unes des sources qui ont été perçues comme étant à l’origine de la fiction salomonienne : les livres des Rois et des Chroniques, bien sûr, mais aussi des textes mésopotamiens, égyptiens, perses et grecs. Selon lui, les similitudes entre le livre de Qohélet et les traditions royales grecques permettent de croire à une influence grecque (p. 50-51). Malheureusement, Bolin limite sa recherche aux analyses comparées de type généalogique et ignore tout des analyses intertextuelles de la fiction salomonienne, lesquelles sont centrées non pas sur l’auteur mais sur le lecteur.

 

Le troisième chapitre, qui couvre une vingtaine de pages (p. 58-79), vise à montrer comment les exégètes ont tenté de résoudre les affirmations contradictoires du livre de Qohélet en faisant appel à différentes hypothèses : celle des multiples auteurs, identifiés de maintes façons (rédacteur, glossateur, compilateur, éditeur, etc.) ; celle des citations et des autocitations ; celle d’un dialogue ; celle d’un journal d’enquête ou d’un cahier de notes d’un cynique résigné et, enfin, celle de Mark Sneed, jugée comme très brillante par Bolin (p. 74), qui utilise la philosophie de Derrida pour montrer comment Qohélet se déconstruit lui-même puisqu’il est incapable de maintenir en équilibre les contradictions qu’il présente.

 

Dans le quatrième chapitre, Bolin cherche à montrer que l’exégèse ancienne et précritique aussi bien que l’exégèse moderne et critique ont curieusement donné des résultats plus ou moins similaires (p. 80-102). Dans ce dessein, il présente d’abord différentes lectures allégoriques qui font de Qohélet soit un saint, soit un pécheur, voire un pécheur repenti devenu un saint. Puis, il présente diverses lectures historico-critiques qui font de Qohélet soit un représentant de la théologie orthodoxe, soit un outsider dans le canon biblique.

 

Dans le dernier chapitre, Bolin s’interroge à savoir si Qohélet peut être considéré comme un philosophe et si son livre s’apparente à de la philosophie (p. 103-123). Cette question lui permet de présenter trois interprétations principales qui, avec diverses variantes, s’opposent depuis plus d’un siècle : celle qui suppose que Qohélet a été influencé par le monde grec et qui reconnaît donc que son livre s’apparente à de la philosophie ; celle qui rejette toute forme d’influence grecque et qui refuse donc d’identifier Qohélet comme un philosophe ; enfin, celle qui considère Qohélet comme un philosophe, même si celui-ci n’a pas été influencé par le monde grec.

 

En guise de conclusion, Bolin souligne, d’une part, que la complexité des lectures qui ont été proposées au cours de l’histoire reflète bien la complexité du texte de Qohélet et, d’autre part, que les lectures savantes produites par les exégètes modernes font partie d’une tradition interprétative qui remonte à l’Antiquité, et qu’elles sont, comme les lectures précritiques, en partie façonnées par les significations potentielles du texte (p. 124-128). L’ouvrage se termine par une bibliographie quasi exclusivement en anglais (p. 129-140) et un index thématique (p. 141-143).

 

En somme, cette étude est intéressante, car elle permet de relativiser les paradigmes interprétatifs qui dominent de nos jours, et ce, en leur trouvant des points communs avec les paradigmes du passé. Toutefois, cette étude est aussi décevante, car l’auteur ignore les travaux sur le livre de Qohélet qui ont été publiés en plusieurs langues (français, italien, etc.). Pourtant, ces travaux sont qualitativement et quantitativement importants. Par exemple, depuis l’an 2000, pas moins de trente et un livres ont été publiés en français (dont douze portent sur l’histoire de la réception), quinze en italien (dont quatre portent sur l’histoire de la réception), et ce, sans compter les très nombreux articles parus dans des revues scientifiques. Cette méconnaissance de maintes études publiées dans une autre langue que l’anglais est à l’origine de certaines affirmations simplistes ou erronées. Ainsi, pour ne donner qu’un seul exemple, lorsque l’auteur écrit que personne n’a jamais qualifié le livre de Qohélet de nihiliste (p. 117) il se trompe ; or, puisqu’il attend qu’un recenseur le corrige quant à cette affirmation (p. 123, note 82), qu’il me soit permis de lui signaler les études suivantes publiées en allemand et en français : Lauha, Aare. 1978. Kohelet. Neukirchen : Neukirchener Verlag, 1978, p. 82 ; Müller, Hans-Peter. 1987. « Der unheimliche Gast. Zum Denken Kohelets ». Zeitschrift für Theologie und Kirke 84, p. 457 ; Sekine, Sezo. 1991. « Qohelet als Nihilist ». Annual of the Japanese Biblical Institute 17, p. 3-54, notamment les p.16, 19 et 42 ; Lavoie, Jean-Jacques. 1995. « De l’inconvénient d’être né. Étude de Qohélet 4,1-3 ». Studies in Religion / Sciences religieuses 25, p. 308 ; Molina, Jean-Pierre. 2003. « Qohélet et le nihilisme ». Lumière et Vie 258, p. 61-66 ; etc. Par ailleurs, aucun de ces auteurs ne conçoit le nihilisme de Qohélet de la même façon, mais c’est là un autre enjeu…

 

Lien:  http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2017/2017_TBolin.htm