2018_GMenard

 

Guy MÉNARD. 2018. Religion et sexualité à travers les âges. Québec : Presses de l’Université Laval, 201 p.

 

février  2018  (date de mise en ligne)  

 

recension de
Marc-Antoine Fournelle, Université du Québec à Montréal

 


Guy Ménard, professeur honoraire au Département des sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal, explore dans ce livre les multiples attitudes avec lesquelles les religions ont partout et toujours cherché à gérer, coder et baliser la sexualité, considérée comme une force ambivalente qui doit être maîtrisée. À travers plusieurs études de cas et douze chapitres, il montre que ces différentes attitudes peuvent être ramenées à deux postures : ou bien le contrôle strict de l’activité sexuelle, accompagné de la condamnation de certaines pratiques, ou bien l’usage de la sexualité comme substrat de l’expérience religieuse elle-même. Le projet est considérable : plus de cinq millénaires d’histoire sont couverts par cette synthèse, fruit d’une trentaine d’années de recherche et d’enseignement universitaire.

 

Deux idées principales se dégagent et guident la démarche de l’auteur. La première est que les différentes approches avec lesquelles les religions ont considéré la dimension sexuelle de l’existence humaine sont tributaires de « grandes intuitions originales » (p. 13), intuitions ayant permis aux religions non seulement de doter l’activité sexuelle d’un sens, mais également de nourrir le caractère proprement religieux de leur tradition par l’expression de leurs mythes et de leurs symboles. La deuxième est que l’étude des rapports entre religion et sexualité dans l’histoire permet de mettre en lumière certains phénomènes actuels liés à la sexualité au sein de notre propre culture. Suivant cette dernière perspective, Ménard fait bien davantage que compiler des faits et des mythes : au-delà de l’aspect proprement historique de l’enquête, ce sont les comportements de ses contemporains qui constituent l’objet premier de ses réflexions.

 

S’adressant aussi bien à des étudiant-e-s qu’à des chercheurs plus spécialisés, Ménard nous invite à comprendre « comment sont apparues diverses cristallisations des rapports entre religion et sexualité, dans quels contextes elles se sont développées, sous l’impact de quels facteurs elles se sont déployées » (p. 17). Amorçant son parcours dans le pourtour du Croissant fertile, il montre que c’est d’abord une certaine conception antique de la causalité, basée sur des analogies et des ressemblances, qui permet de rendre compte du sens donné à l’acte sexuel accompagnant les anciens rites de fertilités et les mariages sacrés (chap. 1). Abordant les traditions de l’Inde (chap. 3), il explique que la sexualité y est considérée comme intrinsèquement dangereuse, étant une importante source de maya (« illusion »). Mais alors que le concept de maya donne son sens négatif à la sexualité, il sert aussi de fondement à certaines pratiques sexuelles transgressives et hautement ritualisées : tantrisme « de la main gauche » et yoga de la Kundalini.

 

Remontant ensuite aux origines de la pensée sotériologique (chap. 5), Ménard montre comment les facteurs démographiques et géographiques ont influencé le peuple de la Bible, non seulement dans sa conception d’un salut collectif, mais aussi dans son rapport à la sexualité (« Croissez et multipliez… ») et son rejet des cultes idolâtriques  (l’épisode du « veau d’or », par exemple). Si, en regard des traditions indiennes et mésopotamiennes, les « religions de salut » se distinguent par une posture plus normative et répressive, Ménard fait remarquer qu’elles ne présentent pas moins entre elles des attitudes qui sont parfois fortement contrastées. Par exemple, dans le monde islamique (chap. 8), où une grande importance est accordée à l’awra (« pudeur »), les délits de nature sexuelle ne sont pas considérés comme des atteintes au droit de l’individu, mais comme des atteintes « au droit de Dieu ». Considérés honteux, ils doivent être tus. La distance est donc considérable entre cette injonction au non-dit et la pratique de la confession dans le christianisme (chap. 12), où le fidèle est exhorté à avouer ses péchés, y compris ceux de nature sexuelle.

 

De l’importance de la dualité des sexes dans la Chine taoïste (chap. 4) à la figure d’Éros dans la mythologie grecque (chap. 2) et à la genèse de notre conception de l’amour en Occident (chap. 9), chacun des thèmes abordés correspond à une époque et à un lieu singulier. Loin des schémas historicistes, Ménard manipule les objets de savoir avec un relativisme à la fois assumé et cohérent. Attentif aux pratiques culturelles, styles de vie et identités marginales, prenant acte de l’émergence d’un « nouveau moralisme » (p. 196), il offre un contenu clair et bien argumenté. Certaines démonstrations sont particulièrement brillantes, notamment lorsqu’est abordé le « cas » de l’homosexualité dans les traditions juive et chrétienne (chap. 7). Notons, enfin, que des sujets tels que l’institution des berdaches et la figure mythique du trickster (chapitre 10) viennent à point nommé nourrir un intérêt grandissant pour l’étude des sociétés autochtones.

 

Religion et sexualité à travers les âges n’est pas exempt de quelques rares inexactitudes, sans incidences sur le propos général. Sur la réprobation biblique concernant les pratiques contraceptives, Ménard ne mentionne le « péché d’Onan » qu’en note de bas de page (p. 93), et sans aborder la coutume du Lévirat, qui exprime pourtant de manière significative la problématique abordée et va dans le sens de sa démonstration. Aussi, sur le rapport conflictuel qu’entretient la tradition chrétienne avec la sexualité (chap. 6), plus de trois pages sont consacrées à Saint Augustin. Or, bien que ce dernier ait effectivement marqué plus qu’aucun autre « l’attitude dominante du christianisme à l’égard de la sexualité » (p. 114), il aurait été intéressant que l’auteur présente, même sommairement, les positions plus « libérales » de théologiens tels que Saint Thomas, Albert le Grand ou Antonin de Florence.

 

Plus didactique dans sa conception que la grande majorité des ouvrages traitant du même sujet, l’ouvrage  se distingue d’abord par sa capacité à renouveler le regard que l’on porte sur des objets que l’on croit pourtant des plus familiers. D’autre part, la volonté de produire un ouvrage posant comme axiome qu’« un effort réel et sincère de compréhension demeure l’une des meilleures façons de fonder une critique éclairée, juste et féconde » (p. 17) doit être saluée. À la question de savoir si la « quête des sens » de nos sociétés contemporaines n’aurait pas quelque chose à voir avec la « quête de sens » de certaines traditions religieuses millénaires, Ménard n’offre pas de réponse péremptoire et arrêtée. Mais déjà, le paradigme religiologique aura certainement semé l’enthousiasme chez ceux et celles qui refermeront son livre.

 

Lien:  http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2018/2018_GMenard.htm