Guy Ménard, professeur honoraire au
Département des sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal,
explore dans ce livre les multiples attitudes avec lesquelles les religions
ont partout et toujours cherché à gérer, coder et baliser la sexualité,
considérée comme une force ambivalente qui doit être maîtrisée. À travers
plusieurs études de cas et douze chapitres, il montre que ces différentes
attitudes peuvent être ramenées à deux postures : ou bien le contrôle
strict de l’activité sexuelle, accompagné de la condamnation de certaines
pratiques, ou bien l’usage de la sexualité comme substrat de l’expérience
religieuse elle-même. Le projet est considérable : plus de cinq
millénaires d’histoire sont couverts par cette synthèse, fruit d’une
trentaine d’années de recherche et d’enseignement universitaire. Deux idées principales se dégagent et guident
la démarche de l’auteur. La première est que les différentes approches avec lesquelles les religions ont considéré la dimension
sexuelle de l’existence humaine sont tributaires de « grandes intuitions
originales » (p. 13), intuitions ayant permis aux religions non
seulement de doter l’activité sexuelle d’un sens, mais également de nourrir
le caractère proprement religieux de leur tradition par l’expression de leurs
mythes et de leurs symboles. La deuxième est que l’étude des rapports entre
religion et sexualité dans l’histoire permet de mettre en lumière certains
phénomènes actuels liés à la sexualité au sein de notre propre culture.
Suivant cette dernière perspective, Ménard fait bien davantage que compiler
des faits et des mythes : au-delà de l’aspect proprement historique de
l’enquête, ce sont les comportements de ses contemporains qui constituent
l’objet premier de ses réflexions. S’adressant aussi bien à des étudiant-e-s
qu’à des chercheurs plus spécialisés, Ménard nous invite à comprendre
« comment sont apparues diverses cristallisations des rapports entre
religion et sexualité, dans quels contextes elles se sont développées, sous
l’impact de quels facteurs elles se sont déployées » (p. 17). Amorçant son
parcours dans le pourtour du Croissant fertile, il montre que c’est d’abord
une certaine conception antique de la causalité, basée sur des analogies et
des ressemblances, qui permet de rendre compte du sens donné à l’acte sexuel
accompagnant les anciens rites de fertilités et les mariages sacrés (chap.
1). Abordant les traditions de l’Inde (chap. 3), il explique que la
sexualité y est considérée comme intrinsèquement dangereuse, étant une
importante source de maya
(« illusion »). Mais alors que le concept de maya donne son sens négatif à la sexualité, il sert aussi de
fondement à certaines pratiques sexuelles transgressives et hautement
ritualisées : tantrisme « de la main gauche » et yoga de la Kundalini. Remontant ensuite aux origines de la pensée
sotériologique (chap. 5), Ménard montre comment les facteurs démographiques
et géographiques ont influencé le peuple de la Bible, non seulement dans sa
conception d’un salut collectif, mais aussi dans son rapport à la sexualité
(« Croissez et multipliez… ») et son rejet des cultes idolâtriques (l’épisode du « veau d’or »,
par exemple). Si, en regard des traditions indiennes et mésopotamiennes, les
« religions de salut » se distinguent par une posture plus normative et
répressive, Ménard fait remarquer qu’elles ne présentent pas moins entre
elles des attitudes qui sont parfois fortement contrastées. Par exemple, dans
le monde islamique (chap. 8), où une grande importance est accordée à l’awra (« pudeur
»), les délits de nature sexuelle ne sont pas considérés comme des atteintes
au droit de l’individu, mais comme des atteintes « au droit de Dieu ».
Considérés honteux, ils doivent être tus. La distance est donc considérable
entre cette injonction au non-dit et la pratique de la confession dans le
christianisme (chap. 12), où le fidèle est exhorté à avouer ses péchés, y
compris ceux de nature sexuelle. De l’importance de la dualité des sexes dans
la Chine taoïste (chap. 4) à la figure d’Éros dans la mythologie grecque
(chap. 2) et à la genèse de notre conception de l’amour en Occident (chap.
9), chacun des thèmes abordés correspond à une époque et à un lieu singulier.
Loin des schémas historicistes, Ménard manipule les objets de savoir avec un
relativisme à la fois assumé et cohérent. Attentif aux pratiques culturelles,
styles de vie et identités marginales, prenant acte de l’émergence d’un
« nouveau moralisme »
(p. 196), il offre un contenu clair et bien argumenté. Certaines
démonstrations sont particulièrement brillantes, notamment lorsqu’est abordé
le « cas » de l’homosexualité dans les traditions juive et chrétienne
(chap. 7). Notons, enfin, que des sujets tels que l’institution des berdaches et la figure mythique du trickster
(chapitre 10) viennent à point nommé nourrir un intérêt grandissant pour
l’étude des sociétés autochtones. Religion et sexualité
à travers les âges
n’est pas exempt de quelques rares inexactitudes, sans incidences sur le
propos général. Sur la réprobation biblique concernant les pratiques
contraceptives, Ménard ne mentionne le « péché d’Onan
» qu’en note de bas de page (p. 93), et sans aborder la coutume du Lévirat,
qui exprime pourtant de manière significative la problématique abordée et va
dans le sens de sa démonstration. Aussi, sur le rapport conflictuel
qu’entretient la tradition chrétienne avec la sexualité (chap. 6), plus de
trois pages sont consacrées à Saint Augustin. Or, bien que ce dernier ait
effectivement marqué plus qu’aucun autre « l’attitude dominante du
christianisme à l’égard de la sexualité » (p. 114), il aurait été
intéressant que l’auteur présente, même sommairement, les positions plus
« libérales » de théologiens tels que Saint Thomas, Albert le Grand ou
Antonin de Florence. Plus didactique dans sa conception que la
grande majorité des ouvrages traitant du même sujet, l’ouvrage se distingue d’abord par sa capacité
à renouveler le regard que l’on porte sur des objets que l’on croit pourtant
des plus familiers. D’autre part, la volonté de produire un ouvrage posant
comme axiome qu’« un effort réel et sincère de compréhension demeure l’une des
meilleures façons de fonder une critique éclairée, juste et féconde » (p. 17)
doit être saluée. À la question de savoir si la « quête des sens » de nos sociétés
contemporaines n’aurait pas quelque chose à voir avec la « quête de sens » de certaines traditions
religieuses millénaires, Ménard n’offre pas de réponse péremptoire et
arrêtée. Mais déjà, le paradigme religiologique aura certainement semé
l’enthousiasme chez ceux et celles qui refermeront son livre. Lien: http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2018/2018_GMenard.htm
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