L’objectif
de l’ouvrage est clairement ciblé dès le départ : établir le bien-fondé
d’une laïcité publique à la fois sans compromis et pleinement respectueuse de
la justice et des droits et, à cette fin, tracer une voie de passage,
résolument libérale et moderne, par-delà les impasses du communautarisme et
du fondamentalisme. Six
chapitres composent ce petit ouvrage didactique et ciselé. Visant d’entrée de
jeu à définir les limites de la liberté de conscience, le chapitre 1
s’emploie à établir la valeur objective du traitement égalitaire des
individus – à fixer, « de manière objective et transcontextuelle »
(15), les limites de l’exercice de la liberté de conscience. Les repères liés
aux décisions collectives et communautaires ne suffiraient pas, notamment
ceux qui sont basés sur les équilibres entre majorité et minorités. Le
traitement égalitaire de la liberté de conscience doit être fondé
« objectivement », inscrit dans la nature et la dynamique mêmes de
son exercice. Portant
sur la zone proprement religieuse de la liberté de conscience, le chapitre 2
entend établir la primauté de l’égalité sur tout éclatement débridé de
l’exercice de la liberté de religion. Ce serait d’ailleurs là la meilleure
façon – la seule, en fait – de protéger l’identité éthique des personnes et
d’assurer la pacification des sociétés pluralistes. Cette identité éthique des
individus, qui comprend aussi la capacité de corriger leurs propres
trajectoires, n’a pas à être définie par la communauté : elle est
structurelle et intrinsèque. Dans
cette foulée, le chapitre 3 vise à montrer que cette autodétermination
éthique est un droit dont la « possibilité » doit être pleinement
assurée. On n’exclura donc pas qu’on puisse légitimement contrer les
dispositifs visant à empêcher ou à limiter les possibilités de dérive,
d’erreur et de réorientation. « S’il est évident que l’être humain est
faillible dans le domaine de l’observable et du calculable, y compris en ce
qui touche les choses simples de tous les jours, alors il n’y a pas de raison
qu’il ne le soit pas quant à ce qui serait fondamental, mais
impalpable » (36). L’autodétermination n’a pas à être protégée contre la
possibilité de faillir et de changer. L’accueil des différences ne
découlerait donc pas d’une simple décision collective de le pratiquer :
il s’enracine plutôt et fermement dans cette réalité humaine fondamentale de
l’autodétermination, à la fois un droit et une capacité. Dans
le chapitre 4, l’auteur entend établir ce qui constitue la base de son
argumentation : la neutralité de l’État permet seule le respect de la
justice pour tous. Cette neutralité a des fondements à la fois éthiques –
« un État qui s’exprime (…) sans connotation religieuse ou
métaphysique » (58) – et épistémiques – « théoriquement impossible
de construire une défense universellement convaincante d’énoncés dogmatiques
ou métaphysiques » (59). S’engager sur la voie totalisante de la
croyance imposée conduirait à soutenir des jugements de fait portant sur les
phénomènes intramondains qui émaillent inévitablement les croyances
proprement dites et dont l’État ne peut se faire le promoteur sans combattre
les rationalités établies, notamment celle de la science. Compromettre sa
neutralité serait pour l’État compromettre la justice dont il doit être le
garant. C’est à ce titre que, justice oblige, l’État neutre peut et doit
contester les affirmations improuvables de tous les fondamentalismes. Cueillant
les résultats de la démarche des chapitres précédents, le chapitre 5 examine
les tenants et aboutissants d’un État séculier et démocratique, engagé dans
la défense et la promotion de l’usage public de la raison, seul capable de
« procurer la légitimité nécessaire aux décisions politiques »
(75). Une voie est ainsi tracée entre Rawls et les républicains kantiens,
dont Habermas et Jean-Marc Ferry, une voie qui n’oblige d’ailleurs pas à
choisir, puisque « la différence entre les théories habermassiennes et
rawlsiennes quant à ce qui rend possible un usage public de la raison est, en
définitive, négligeable » (87) : les deux promeuvent « une raisonnabilisation généralisée des doctrines et des
personnes » (87). Cette position irait directement à l’encontre des
thèses de Taylor, lesquelles, tout compte fait, rejettent l’usage public de
la raison au profit des appartenances communautaires et de leurs croyances
constitutives, sapant dès lors la possibilité même d’une discussion
rationnelle et glissant vers les apories du multiculturalisme. Si tolérant
soit-il, un « modus vivendi ne peut pas se substituer à un
véritable consensus normatif » (99). Le
chapitre 6 poursuit l’analyse des impasses du communautarisme. L’auteur s’emploie
à y montrer que le déploiement séculier et neutre de l’État moralement et
politiquement libéral, garant de la liberté pour tous, est incompatible avec
les thèses communautariennes. En liant identité
privée et identité publique, le communautarisme n’arriverait pas à
« rendre légalement les individus libres et capables en pratique
d’examiner, de réviser ou de changer leurs fins, en plus d’en faire des êtres
pleinement fonctionnels hors de leur communauté, et intellectuellement et
politiquement autonomes dans leur société » (107). La
conclusion reprend la visée essentielle du propos et coule de
source : « la raisonnabilisation des
consciences et des doctrines ne pourra effectivement se maintenir qu’à l’aide
d’un cadre politique, juridique et scolaire venant l’étayer ; elle ne se
fera pas seule » (114). On comprend dès lors que, pour assurer la
justice, l’État doit intervenir pour assurer l’exercice public de la raison,
éventuellement même à l’encontre de « revendications politiques ou
juridiques présentées ouvertement au nom du respect des identités,
individuelles et collectives » (115) : c’est l’égalité et la
liberté fondamentales des personnes qui sont ici en cause. L’ouvrage
constitue une contribution intelligente et utile au souhaitable recadrage des
débats entourant la laïcité, trop souvent empêtrés dans des approches qui la
relèguent d’emblée dans l’ordre des moyens – en l’occurrence, un moyen pour
assurer la réalisation de fins définies comme « supérieures »,
nommément les libertés de conscience et de religion. On peut d’ailleurs
penser qu’on s’y embourbera aussi longtemps qu’on ne considérera pas la
laïcité comme un authentique projet social et politique ayant sa légitimité
propre et des avantages pour tous, voire ses lettres de créance dans le meilleur
de la modernité et, ajouterions-nous volontiers, dans l’épistémè chrétienne
elle-même. L’ouvrage de Marco Jean semble naviguer dans cette direction et
doit en être salué. Lien: https://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2022/2022_MJean.htm
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