Marco Jean, La religion entre individus et communautés, Pour une laïcité assumée

 

Jean, Marco. 2022.  La religion entre individus et communautés. Pour une laïcité assumée. Montréal : Liber, 118 p.

 

octobre  2022  (date de mise en ligne)  

 

recension de
Pierre Lucier, Chaire Fernand-Dumont sur la culture, Institut national de la recherche scientifique


 

 

L’objectif de l’ouvrage est clairement ciblé dès le départ : établir le bien-fondé d’une laïcité publique à la fois sans compromis et pleinement respectueuse de la justice et des droits et, à cette fin, tracer une voie de passage, résolument libérale et moderne, par-delà les impasses du communautarisme et du fondamentalisme.

 

Six chapitres composent ce petit ouvrage didactique et ciselé. Visant d’entrée de jeu à définir les limites de la liberté de conscience, le chapitre 1 s’emploie à établir la valeur objective du traitement égalitaire des individus – à fixer, « de manière objective et transcontextuelle » (15), les limites de l’exercice de la liberté de conscience. Les repères liés aux décisions collectives et communautaires ne suffiraient pas, notamment ceux qui sont basés sur les équilibres entre majorité et minorités. Le traitement égalitaire de la liberté de conscience doit être fondé « objectivement », inscrit dans la nature et la dynamique mêmes de son exercice.

 

Portant sur la zone proprement religieuse de la liberté de conscience, le chapitre 2 entend établir la primauté de l’égalité sur tout éclatement débridé de l’exercice de la liberté de religion. Ce serait d’ailleurs là la meilleure façon – la seule, en fait – de protéger l’identité éthique des personnes et d’assurer la pacification des sociétés pluralistes. Cette identité éthique des individus, qui comprend aussi la capacité de corriger leurs propres trajectoires, n’a pas à être définie par la communauté : elle est structurelle et intrinsèque.

 

Dans cette foulée, le chapitre 3 vise à montrer que cette autodétermination éthique est un droit dont la « possibilité » doit être pleinement assurée. On n’exclura donc pas qu’on puisse légitimement contrer les dispositifs visant à empêcher ou à limiter les possibilités de dérive, d’erreur et de réorientation. « S’il est évident que l’être humain est faillible dans le domaine de l’observable et du calculable, y compris en ce qui touche les choses simples de tous les jours, alors il n’y a pas de raison qu’il ne le soit pas quant à ce qui serait fondamental, mais impalpable » (36). L’autodétermination n’a pas à être protégée contre la possibilité de faillir et de changer. L’accueil des différences ne découlerait donc pas d’une simple décision collective de le pratiquer : il s’enracine plutôt et fermement dans cette réalité humaine fondamentale de l’autodétermination, à la fois un droit et une capacité.

 

Dans le chapitre 4, l’auteur entend établir ce qui constitue la base de son argumentation : la neutralité de l’État permet seule le respect de la justice pour tous. Cette neutralité a des fondements à la fois éthiques – « un État qui s’exprime (…) sans connotation religieuse ou métaphysique » (58) – et épistémiques – « théoriquement impossible de construire une défense universellement convaincante d’énoncés dogmatiques ou métaphysiques » (59). S’engager sur la voie totalisante de la croyance imposée conduirait à soutenir des jugements de fait portant sur les phénomènes intramondains qui émaillent inévitablement les croyances proprement dites et dont l’État ne peut se faire le promoteur sans combattre les rationalités établies, notamment celle de la science. Compromettre sa neutralité serait pour l’État compromettre la justice dont il doit être le garant. C’est à ce titre que, justice oblige, l’État neutre peut et doit contester les affirmations improuvables de tous les fondamentalismes.

 

Cueillant les résultats de la démarche des chapitres précédents, le chapitre 5 examine les tenants et aboutissants d’un État séculier et démocratique, engagé dans la défense et la promotion de l’usage public de la raison, seul capable de « procurer la légitimité nécessaire aux décisions politiques » (75). Une voie est ainsi tracée entre Rawls et les républicains kantiens, dont Habermas et Jean-Marc Ferry, une voie qui n’oblige d’ailleurs pas à choisir, puisque « la différence entre les théories habermassiennes et rawlsiennes quant à ce qui rend possible un usage public de la raison est, en définitive, négligeable » (87) : les deux promeuvent « une raisonnabilisation généralisée des doctrines et des personnes » (87). Cette position irait directement à l’encontre des thèses de Taylor, lesquelles, tout compte fait, rejettent l’usage public de la raison au profit des appartenances communautaires et de leurs croyances constitutives, sapant dès lors la possibilité même d’une discussion rationnelle et glissant vers les apories du multiculturalisme. Si tolérant soit-il, un « modus vivendi ne peut pas se substituer à un véritable consensus normatif » (99).

 

Le chapitre 6 poursuit l’analyse des impasses du communautarisme. L’auteur s’emploie à y montrer que le déploiement séculier et neutre de l’État moralement et politiquement libéral, garant de la liberté pour tous, est incompatible avec les thèses communautariennes. En liant identité privée et identité publique, le communautarisme n’arriverait pas à « rendre légalement les individus libres et capables en pratique d’examiner, de réviser ou de changer leurs fins, en plus d’en faire des êtres pleinement fonctionnels hors de leur communauté, et intellectuellement et politiquement autonomes dans leur société » (107).

 

La conclusion reprend la visée essentielle du propos et coule de source : « la raisonnabilisation des consciences et des doctrines ne pourra effectivement se maintenir qu’à l’aide d’un cadre politique, juridique et scolaire venant l’étayer ; elle ne se fera pas seule » (114). On comprend dès lors que, pour assurer la justice, l’État doit intervenir pour assurer l’exercice public de la raison, éventuellement même à l’encontre de « revendications politiques ou juridiques présentées ouvertement au nom du respect des identités, individuelles et collectives » (115) : c’est l’égalité et la liberté fondamentales des personnes qui sont ici en cause.

 

L’ouvrage constitue une contribution intelligente et utile au souhaitable recadrage des débats entourant la laïcité, trop souvent empêtrés dans des approches qui la relèguent d’emblée dans l’ordre des moyens – en l’occurrence, un moyen pour assurer la réalisation de fins définies comme « supérieures », nommément les libertés de conscience et de religion. On peut d’ailleurs penser qu’on s’y embourbera aussi longtemps qu’on ne considérera pas la laïcité comme un authentique projet social et politique ayant sa légitimité propre et des avantages pour tous, voire ses lettres de créance dans le meilleur de la modernité et, ajouterions-nous volontiers, dans l’épistémè chrétienne elle-même. L’ouvrage de Marco Jean semble naviguer dans cette direction et doit en être salué.

 

 

Lien:  https://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2022/2022_MJean.htm