Roland MEYNET. 2021. QohéletLeuven-Paris-Bristol : Peeters (Rhetorica Biblica et Semitica XXXI). 342 p.

 

février  2022  (date de mise en ligne)  

 

recension de
Jean-Jacques Lavoie, Université du Québec à Montréal

 


Roland Meynet est un exégète qui n’a plus besoin de présentation lorsqu’il s’agit de parler de rhétorique biblique, car il a publié non seulement de nombreuses études où il utilise cette méthode, mais aussi un Traité de rhétorique biblique, paru la première fois en 2007, édition qui a été revue et corrigée en 2013 et à nouveau revue et augmentée en 2021. Le choix de cette méthode au nom controversé – en effet, d’aucuns préfèrent parler de critique structurelle; par ailleurs, dans le monde anglophone, l’approche rhétorique signifie tout autre chose – est assurément pertinent pour analyser les textes bibliques, notamment le livre de Qohélet, car il est notoire que quiconque lit ce livre se heurte à un problème majeur, soit celui de l’organisation et de la cohérence de la pensée. Bien entendu, en travaillant avec une telle méthode, Meynet adopte une approche strictement synchronique. À ce sujet, il estime, non sans raison, que « l’histoire de la formation du texte, en ses différentes couches rédactionnelles (…) semble avoir fait son temps. » (p. 7). Toutefois, il ne suffit pas de dire que « les tensions [sont] inévitables, surtout dans un texte de réflexion comme celui de Qohélet » (p. 8), pour expliquer les contradictions, apparentes ou réelles, du livre. C’est là une solution qui sera sûrement jugée comme un peu trop expéditive et facile. Concernant Qo 12,9-14, qu’il identifie comme un épilogue de la main de Qohélet, il se contente de déclarer qu’il « n’est pas rare dans les écrits bibliques qu’un auteur parle de lui à la troisième personne du singulier » (p. 309). Étonnamment, l’argument n’est appuyé que par un seul exemple qui n’est pas concluant, puisqu’il s’agit de Qo 7,27!

 

Quiconque connaît les travaux de Meynet sait qu’il ne trouvera pas dans cette étude une « structure » ou un « plan » du livre de Qohélet qui s’apparente à une simple liste de péricopes. En effet, fidèle à sa méthode, Meynet analyse le livre de Qohélet à tous les niveaux, et ce, en partant des niveaux inférieurs ou non autonomes (terme, membre, segment, morceau et partie), en poursuivant avec les niveaux supérieurs ou autonomes (passage, séquence, section, livre et versant) et en passant parfois par les niveaux intermédiaires (sous-partie, sous-séquence et sous-section). Du point de vue méthodologique, chaque péricope est présentée en respectant les quatre étapes suivantes : le texte, la composition (celle du passage, de la sous-séquence, de la séquence, etc.), le contexte et l’interprétation.

 

Le texte, qui correspond à la première étape, comprend la traduction et une brève annotation. Dans l’ensemble, la traduction est assez littérale et pourtant elle est à maintes reprises discutable. Par exemple, le mot hbl est rendu par « buée » pour la simple raison que c’est ce mot « qui rend le mieux son sens concret et qui calque l’original du point de vue phonique » (p. 23). D’aucuns trouveront que cette justification est un peu rapide. Toutefois, il est vrai qu’il n’y a aucune traduction de ce mot clé du livre de Qohélet qui fasse actuellement consensus parmi les exégètes. En Qo 2,1, wr’h bṭwb est rendu mot à mot par « et vois le bonheur » et non par « et goûte au bonheur », verbe plus concret correspondant mieux au verbe « expérimenter » qui le précède (p. 45). Par ailleurs, dans le même verset, le mot smḥh est traduit par « joie », un terme plus abstrait que le mot « jouissance » qui rend mieux le caractère concret et charnel du bonheur selon Qohélet. En Qo 2,12, le maintien de la traduction littérale est paradoxalement rendu possible grâce à l’ajout injustifié du verbe « faire » entre parenthèses : « car quoi (fera) l’humain qui viendra après le roi? Ce que déjà ils l’ont fait » (p. 55). Quant à la traduction de la réponse, elle est incompréhensible et inexpliquée dans la trop brève annotation du v. 12. Comme la meilleure façon de critiquer une traduction est d’en proposer une autre, voici celle qui me semble préférable, mais qu’il m’est impossible de justifier dans le cadre d’un compte rendu : « En effet, que vaut l’homme qui viendra après le roi? Ce que déjà on a fait de lui! » La traduction de Qo 2,25 ne fera pas davantage l’unanimité : « car qui mangera et qui jouira sinon de lui? » (p. 61). Affirmer que « ‘jouir’ semble mieux convenir au contexte que ‘s’inquiéter’ » est questionnable, notamment du point de vue structurel et philologique. La traduction suivante me semble plus juste : « Car qui festoiera et qui se fera du souci en dehors de lui? » En Qo 3,15 (p. 87), la traduction « et Dieu recherche le persécuté » n’est guère plus convaincante, car elle s’adapte mal au contexte et ne donne aucun sens satisfaisant. La traduction suivante me semble préférable : « et Dieu recherche ce qui a été chassé », c’est-à-dire il reproduit le passé. Enfin, pour ne donner qu’un dernier exemple, la traduction de npš par « âme », en Qo 2,24; 6,2.3 et 7,28 (p. 61; 147; 175), est nettement problématique du point de vue anthropologique et pour le moins surprenante de la part d’un exégète qui cherche à donner une traduction plutôt littérale du texte.

 

L’annotation, qui vise surtout à expliquer le sens de certains mots et parfois à résoudre certains problèmes de critique textuelle, est trop brève et ne permet donc pas de clarifier tous les problèmes que pose le texte de Qohélet. Par exemple, seuls certains mots des v. 3.8a.14.17 sont sommairement annotés en Qo 1,3-11 et 1,12-18 (p. 27 et 39). De même, pour le chapitre deux, qui comprend 26 versets, seuls quelques mots de sept versets (cf. Qo 2,3.8.12. 14.15.21.25) sont annotés (p. 45; 55-56; 61).

 

La deuxième étape, soit celle de la composition, occupe la plus grande partie du livre. Pour dévoiler la composition du texte, Meynet reprend la traduction présentée dans la première étape, mais cette fois-ci à l’aide d’un subtil découpage du texte, de différents caractères (majuscule, minuscule, italiques, gras, etc.) et de différentes couleurs (noir, orange, rose, brun, vert, différents tons de bleu, etc.). Ces compositions sont souvent difficiles à décrypter. En outre, comme il y a dix niveaux de composition, le même texte est cité à plusieurs reprises, mais les mots qui le composent sont presque à chaque fois identifiés par des caractères différents et de nouvelles couleurs. Par exemple, la traduction de Qo 2,1-11 est reprise en partie ou en totalité à onze reprises : Qo 2,1-11 (p. 45); Qo 2,1-3 (p. 46); Qo 2,4-9 (p. 47), Qo 2,10-11 (p. 48); Qo 2,1-11 (p. 49); Qo 1,12-2,11 (p. 51 et 52); Qo 1,12,-2,26 (p. 69); Qo 1,12-2,11 (p. 70; 78 et 314). Quant à la traduction de Qo 3,10-22, elle est reprise en partie ou en totalité à douze reprises : Qo 3,10-17 (p. 87); Qo 3,10-11 (p. 88); Qo 3,12-15 (p. 89); Qo 3,16-17 (p. 90); Qo 3,10-17 (p. 91); Qo 3,10-22 (p. 101); Qo 3,10-16 (p. 131); Qo 3,18-22 (p. 132 et 133); Qo 3,10-16 (p. 134) et Qo 3,10-22 (p. 232 et 244). On aura donc compris que les redites sont nombreuses et que le commentaire est forcément redondant. La délimitation de certaines péricopes est discutable. C’est par exemple le cas de Qo 3,10-17.18-22 (p. 87; 90-91; 95; 98; 101). En effet, du point de vue structurel ou rhétorique, Qo 3,10-15 et 3,16-22 forment deux péricopes bien délimitées : le verbe « voir » à la première personne, en Qo 3,10a.16a et Qo 4,1a, fait fonction de mot crochet, l’adverbe « encore » en Qo 3,16a rattachant le v. 16 au v. 10 et le verbe « tourner » en Qo 4,1a rattachant le v. 1 à Qo 3,16. En outre, on ne peut séparer le v. 17 du v. 18, comme le fait Meynet, car les versets 17-19 sont construits sous la forme d’un parallélisme :

 

A     j’ai dit moi en mon cœur (3,17a)

 B    le juste et le méchant, le Dieu les jugera (3,17b)

  C    car (ky) il y a un temps pour toute chose et sur toute l’œuvre, là (3,17c)

A’     j’ai dit, moi, en mon cœur, au sujet des fils de l’humain (3,18a)

 B’    c’est pour que le Dieu les éprouve et qu’eux voient qu’ils ne sont, eux, que des bêtes pour eux (3,18bc)

  C’   car (ky) le sort des fils de l’humain et le sort de la bête, c’est un même sort pour eux (3,19a).

 

Deux introductions identiques (A-A’) portent sur l’agir divin (B-B’) et se terminent par une affirmation introduite par ky, qui concerne la totalité des choses et de l’œuvre (C) et la totalité de la vie, c’est-à-dire les humains et les bêtes (C’). Autrement dit, c’est le v. 18 qui explicite la signification du jugement divin : juger et éprouver sont ici synonymes. En résumé, contrairement à ce que dit Meynet, qui estime que Qohélet déclare, au v. 17, que le méchant ne restera pas impuni (p. 93 et 136), l’originalité de Qohélet réside dans le fait que le jugement n’est plus une rétribution; il ne signifie plus que la mort! Le jugement ne révèle que l’étroite parenté de l’être humain avec le monde animal! Les titres donnés aux différents niveaux littéraires, qui sont censés illustrer les articulations du texte (p. 246), sont parfois vagues et peu pertinents. C’est par exemple le cas pour la séquence B6, qui couvre Qo 7,15 à 8,15 : « Les réponses du sage » (p. 195; 246). De même, le titre de l’ensemble de la deuxième section, qui va de Qo 3,1 à 7,11, ne semble pas très judicieux : « Fils d’Adam, fils de Dieu » (p. 19; 83; 231). Du point de vue de la macrostructure, ou de la section pour reprendre le vocabulaire de la rhétorique, il est étonnant que Meynet n’ait pas vu que Qo 1,3-3,9 forme un ensemble bien structuré. En effet, Qo 3,2-8 fait écho à Qo 1,4-11, car les deux textes présentent un tableau qui prétend à la totalité et commencent par une opposition entre les deux pôles de l’existence : la vie et la mort (Qo 1,4a et 3,2a). En outre, ces deux textes se présentent sous la forme d’un chiasme avec une pointe émergente:

 

A      Question du profit (Qo 1,3)

 B     Poème : la totalité de l’espace et du temps donne à penser sur la finitude humaine (Qo 1,4-11)

  C    Présentation grandiose des réalisations de Qohélet (Qo 1,12-2,26)

 B’    Poème : la totalité du temps donne à penser sur la finitude humaine (Qo 3,1,-8)

A’     Question du profit (Qo 3,9).

 

Enfin, Qo 3,10-15 ne débute pas une deuxième section qui va jusqu’à Qo 9,10, comme l’affirme Meynet (p. 83-84), mais se présente plutôt comme un commentaire théologique de Qo 1,4-3,8. En effet, Qo 3,10-15 reprend, du point de vue thématique, une idée essentielle de chacune des grandes parties de Qo 1,4-3,8 : les v. 10-11 traitent du créateur et du temps et renvoient à Qo 3,1-8; les v. 10-12 concernent le bonheur donné par Dieu et reprennent le thème du bilan de Qo 1,12-2,26; enfin, en abordant le thème de l’éternel retour d’un monde dont l’ordre est invariable, les v. 14-15 résument une idée centrale de Qo 1,4-11. La première synthèse théologique du livre s’articule donc autour de trois unités, lesquelles sont confirmées du point de vue structurel : Qo 3,10 s’ouvre par une observation (« j’ai considéré ») qui est suivie de deux réflexions introduites par l’expression « je sais » (Qo 3,12.14). Du point de vue des niveaux supérieurs, maintes analyses de Meynet en laisseront plus d’un sceptique. Par exemple, il me semble douteux qu’un seul verset, soit Qo 9,3, puisse être identifié à une séquence d’une sous-section organisée de manière concentrique : Qo 8,16-9,2 : la recherche de la sagesse; Qo 9,3 : le mal des fils d’Adam; Qo 9,4-10 : la recherche de la vie (p. 203; 213; 215; 217; 231; 246). À mon avis, Qo 9,11-12 n’est pas la première sous-séquence de la troisième section du livre, comme le pense Meynet (p. 251). Au contraire, Qo 9,1-12 constitue une péricope délimitée par la formule indiquant l’ignorance humaine (yn ywdh’dm au v. 1 et l’ ydh’dm au v. 12) et par la racine qrh qui désigne le destin (mqrhḥd aux v. 2-3 et yqrh au v. 11). Par ailleurs, cette péricope se subdivise elle-même en trois unités bien distinctes : Qo 9,1-6.7-10.11-12. Qo 9,1-6 est délimité par la reprise du couple « amour – haine », aux v. 1.6. Quant à l’unité qui va du v. 7  au v. 10, elle est marquée, d’une part, par le passage à la deuxième personne du singulier au v. 7a et, d’autre part, par l’inclusion avec le verbe hlk et le substantif m‘śh aux v. 7 et 10. Enfin, la péricope formée des v. 11-12 est constituée de cinq observations (v. 11b-f) et de deux comparaisons (v. 12bc), qui s’organisent autour de deux justifications introduites par ky (v. 11g et 12a), et elle est introduite par l’expression « je me suis retourné et j’ai vu », qui sert plus d’une fois comme formule de transition (cf. Qo 4,1.7).

 

La troisième étape du commentaire de Meynet, soit celle du contexte, n’a étonnamment guère de lien avec l’analyse de la composition qui constitue la partie essentielle du livre. En effet, loin de venir confirmer ses analyses rhétoriques par le biais d’une analyse intratextuelle, cette étape du commentaire relève davantage de l’analyse intertextuelle. Par exemple, Qo 1,1-2 est comparé à Am 1,1-2 (p. 24) et Qo 4,17-5,6 à Am 3,1-6,14 (p. 124). Par ailleurs, le choix de l’intertexte n’est pas toujours le plus convaincant. Par exemple, la comparaison de Qo 4,1-3 avec Is 40,1; 66,13 et Lm 1,2.9.17.21 aurait été plus concluante que celle qui est effectuée avec le récit du déluge (p. 109), car ces textes d’Is et de Lm ont des points communs précis avec Qo 4,1, lesquels permettent d’identifier le consolateur absent à nul autre que Dieu.

 

Le contenu de la quatrième et dernière étape du commentaire, soit l’interprétation – un titre étrange, car ne laisse-t-il pas entendre que les étapes précédentes ne relèvent pas de l’interprétation? –, s’apparente souvent au contenu de l’étape précédente. Par exemple, les comparaisons avec les premiers chapitres de la Genèse, qui sont désormais bien connues, occupent une place importante aussi bien dans la troisième étape du commentaire (p. 25; 32; 35; 76; 99; 102; 109; 116; 165; 181; 291; 323-325) que dans la quatrième (p. 32-33; 36; 44; 100; 103; 109; 166; 199; 281; 328-329), et ce, non sans quelques redites.

 

L’interprétation de la théologie du livre en surprendra plus d’un, notamment lorsque Meynet identifie le Dieu de Qohélet au « Seigneur » (p. 93; 190; 214; 248) et à un père (p. 146; 201; cf. aussi les p. 83; 137; 195; 224; 226; 231 et 326). En outre, il me semble abusif de déclarer que « Dieu peut soutenir l’homme qui lui offre un sacrifice pur, qui acquitte le vœu qu’il lui a fait » (p. 130). En effet, en Qo 4,17-5,6, les seules actions cultuelles qui affectent Dieu sont celles des insensés (Qo 4,17; 5,2-3) et la seule réaction explicitement mentionnée à l’égard des rituels religieux, qui lui est attribuée, est négative et destructrice (Qo 5,5). En somme, colère et crainte de Dieu appartiennent ici au même imaginaire théologique : dans les deux cas, Qohélet met en évidence la distance qu’il y a entre l’être humain et Dieu (Qo 5,1).

 

Il est bien connu que le livre de Qohélet est traversé par des invitations à jouir de la vie et que, par conséquent, ces invitations permettent de vérifier la manière dont s’articulent les différents niveaux littéraires du livre. Or, Meynet est d’avis qu’il n’y a que sept occurrences de ces invitations au bonheur (p. 7; 320) et semble ignorer que de nombreux exégètes reconnaissent maintenant qu’il y en a huit, ajoutant à la liste habituelle des passages le texte de Qo 7,14 (cf., par exemple, Eunny P. Lee, The Vitality of Enjoyment in Qohelet’s Theological Rhetoric, Berlin-New-York, Walter de Gruyter, 2005 et Bernard Pinçon, L’énigme du bonheur. Étude sur le sujet du bien dans le livre de Qohélet, Leiden-Boston, Brill , 2008, deux exégètes ignorés par Meynet). Bien entendu, on ne saurait reprocher à Meynet de ne pas connaître l’ensemble des recherches actuelles sur le livre de Qohélet (surtout lorsque l’on sait qu’il y a plus de 180 livres qui ont été publiés depuis l’an 2000, et ce, sans compter les innombrables articles!), mais on peut tout de même s’étonner de l’absence de certaines études qui portent précisément sur la composition, la structure ou la rhétorique du livre de Qohélet. Je pense ici notamment au livre d’Andreas Reinert, Die Salomonfiktion. Studien zu Struktur und Komposition des Koheletbuches, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2010, mais aussi à d’autres études, comme celle de Norbert Lohfink, « Das Koheletbuch : Strukturen und Struktur », dans Ludger Schwienhorst-Schönberger (Hg.), Das Buch Kohelet. Studien zur Struktur, Geschichte, Rezeption und Theologie, Berlin, Walter de Gruyter, 1997, p. 39-121.

 

En somme, ces quelques remarques critiques montrent bien l’intérêt que j’ai pris à la lecture de ce commentaire inusité, lequel devra désormais figurer dans les bibliothèques de ceux et de celles qui comptent sérieusement étudier le livre de Qohélet, mais sans craindre de pénétrer dans les dédales d’un véritable labyrinthe !

 

 

Lien:  http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2022/2022_RMeynet.htm