Dans Queer Companions,
Omar Kasmani, chercheur postdoctoral à l’université
libre de Berlin, aborde une question centrale dans la recherche en
anthropologie du religieux : comment lire le
« queer » religieusement ? L’auteur souligne qu’une lecture
queer des faits religieux ne se limite pas à une perspective fondée dans le
genre ou dans les expériences liées à la sexualité. En réalité, il est
impératif de penser le queer comme une manière d’agir (un adverbe) au-delà
des normes imposées par le religieux, tout en rendant possible une existence
à la fois plurielle et attachée à l’activité du croire. L’auteur propose
ainsi une interprétation à partir des données recueillies lors d’une enquête
ethnographique de 15 mois, réalisée entre 2009 et 2016 ; enquête située
au croisement de l’anthropologie des faits religieux en Asie du Sud (plus précisément
au Pakistan, son pays d’origine) et de la théorie queer. À cet effet, Kasmani nous introduit à l’univers des rapports affectifs
entre les connus ascètes soufis, ou « fakir », et les saints, ou
« wali » dans
le complexe spirituel Sehwan, situé dans la
province du Sind, lieu de plusieurs dargah (tombes de saints soufis souvent considérées comme
point de chute de divers pèlerinages). En centrant son étude sur la figure de
Lal Shahbaz Qalandar, poète et saint soufi ayant
vécu dans la région en question au XIIIe siècle, Omar Kasmani divise son ouvrage, dense en réflexions
théoriques, en cinq chapitres qui regroupent les récits de ses principaux
interlocuteurs. En débutant avec la
définition du terme ourdou « qurb »,
dont la signification littérale est « intimité », Kasmani délimite son cadre théorique : pour lui,
l’intimité concerne la manière dont les fidèles associés au complexe de Sehwan présentent publiquement leur relation avec les
saints. En effet, incorporer une certaine intimité avec les divinités
représente ainsi un moyen de s’insérer dans une « écologie historique des
affects » (p. 13). Cette insertion serait donc réalisée selon une
dynamique qu’il qualifie d’« affordance » (p. 15). Celle-ci
correspond à un entremêlement des attentes, d’une part, du saint et, d’autre
part, du fakir. Dans ce réseau
relationnel, le saint détient une agentivité faisant de lui, ainsi que du
fakir, deux acteurs dans une relation qui dépasse les normes de l’islam (à
l’instar d’une relation homosexuelle ou d’une relation polygame dont la femme
est celle qui s’engage à la fois avec son mari et le saint). Par conséquent,
une nouvelle perception du monde est créée à l’intérieur du mouvement
relationnel liant dévot et divinité. Cela est illustré par le récit de Baba
(ch. 1), fakir originaire du Pendjab, qui raconte à l’auteur que Lal Qalandar communique directement – et régulièrement – avec
lui dans ses rêves. Le contact avec le saint devient, pour l’auteur, une
réalité non seulement imaginée, mais surtout perçue à travers les affects. Un autre exemple
d’intimité avec le saint est le cas d’Amma (ch. 2), une femme fakir
habitant dans Sehwan et qui se reconnaît comme une
guide spirituelle des pèlerins. Amma circule dans un espace qui serait
autorisé, de prime abord, seulement aux hommes. Négociant constamment sa
présence avec les policiers qui surveillent les locaux (qui furent
nationalisés par l’État pakistanais en juin 1960), Amma transgresse l’espace
de la circulation permise aux femmes et, de ce fait, contribue à une
reconstruction de l’organisation spatiale du complexe. S’approcher
physiquement du saint, trouble l’ordre « corporel, affectif et
émotionnel » (p. 73) des normes qui règlent cet espace. Dans le contexte
étudié, être femme et fakir représente une transgression de la ségrégation
spatiale. Malgré cela, leur présence reste interdite dans certains
espaces : la maison des « sayyids », ou descendants directs du
prophète Mahomet, qui est située à l’intérieur de ce complexe religieux, est
un exemple de cette interdiction. Par ailleurs, le fait de revendiquer une
identité « fakir » en tant que
femme introduit également des perturbations dans la sphère domestique, tels
qu’un sentiment de souffrance lorsque la femme s’éloigne de la présence du dargah. Kasmani explique que la
proximité avec le saint est, en effet, ressentie dans le corps. Zaheda, une autre femme fakir reconnue dans le complexe de Sehwan
comme une guérisseuse qui utilise sa salive comme « agent de
guérison » (p. 90), explicite sa relation avec le saint à travers ses
pratiques corporelles. La corporéité, aussi bien de la divinité (le saint)
que des ascètes, est mise en contact de sorte à édifier des signes
identificatoires de cette identité de « compagnon » (à la lumière
du titre de l’ouvrage) du saint. Ces corps ne demeurent pas simplement
proches du saint. Ils rencontrent, en fait, la corporéité du saint en
établissant une « grammaire critique du corps » (p. 106). En
d’autres termes, les corps ressentent non seulement la présence divine, mais
également son absence, en traduisant celle-ci par une souffrance décrite dans
les récits d’un corps malade, voire d’un corps qui rejette une sexualité
conjugale – comme c’est le cas, par exemple, de Zaheda. Ce rejet de la
sexualité conjugale, voire du contact familial, engendre un élément central
de la relation avec le saint : la solitude (tanhayi, en ourdou) (ch. 3). Kasmani note que la sexualité
entre en jeu dans les récits des enquêtés. Il affirme que la sexualité et
l’affection s’entrelacent de façon à produire un lien entre sexualité et
sacralité (ch. 4). Cette intimité dont il est question dans ses analyses,
traversant corps et esprit, est l’expression de ce que l’auteur nomme des
« affordances non hétéronormatives » (unstraight affordances) (p. 109) : une nouvelle manière de se placer dans
le monde qui superpose transgression et soumission. Les expériences sexuelles
– qui sont traditionnellement interdites aux ascètes – reprennent une
nouvelle forme et sont considérées par Murad, un fakir qui allait bientôt se
marier au moment de sa rencontre avec l’auteur, comme un attribut des morts.
Bien que le contact sexuel avec une femme puisse affaiblir la puissance
divine des fakirs, ce contact est quand même une façon de développer une
intimité avec soi-même et avec le soufisme. Dès lors, sexualité et
spiritualité ne se montrent pas opposées, mais plutôt entrelacées. La recomposition de
la trajectoire de Lal Shahbaz Qalandar à travers
les récits des enquêtés apporte une présence de créatures
« hybrides » aux côtés des fakirs (ch. 5). Cette articulation entre mémoire historique de l’espace
et de la vie du saint est, pour l’auteur, l’expression de « faire le
monde avec les saints » (worlding with saints) (p.133). Par ailleurs, ici, le monde
devient une image de la réalité enracinée dans l’histoire de Sehwan. De ce fait, la présence non-matérielle de
quelques personnages mythiques génère un processus de recomposition
d’affordances mutuelles qui donne lieu à une expression de l’intimité comme
une révélation (wahy en
ourdou). Autrement dit, l’intimité produite par l’imagination d’un
monde particulier à cette relation de dévotion génère les affects éprouvés
par ses enquêtés. Kasmani conclut l’ouvrage en
définissant le rapport qu’entretiennent les fakirs et le saint en termes de
« suhbet », un mot ourdou polysémique, allant de la pratique sexuelle à la
rencontre spirituelle ; alors qu’en persan, « suhbet » signifie « entrer en dialogue avec ». Ce
choix n’est pas du tout anodin. Son étude explore et décrit des pratiques
transgressives de la manière de voir, d’expérimenter, d’incorporer et de raconter
le monde vécu par des individus reconnaissant dans la figure d’un saint soufi
un possible « compagnon ». Cette possibilité de transgression
développée par les ascètes locaux crée une reconnaissance autant individuelle
qu’historique de la vie du saint, et cela, en faisant du contact avec
celui-ci une expérience remplie d’affects. La capacité d’une interprétation
religieuse et queer de la vie des répondants permet donc une perception
non-normative de la sacralité. En somme, l’ouvrage
de Omar Kasmani apporte une contribution importante
aux débats queer. Si les discussions concernant la théorie queer se
focalisent souvent sur le rapport entre sexualité et identité de genre,
l’ouvrage de Kasmani nous montre que le queer peut
aller au-delà des frontières des études sur les genres et être appliqué dans
les études régionales (notamment de l’Asie du Sud) aussi bien que les
enquêtes sur la pluralité des manières d’expérimenter le religieux dans la
vie quotidienne. Penser le queer de manière « religieuse » revient
ainsi à réfléchir aux mécanismes de résistance et de transgression des normes
courantes imposées par les dogmes religieux. En s’appuyant sur les récits de
quelques ascètes soufis, l’ouvrage documente la dévotion envers un saint en
centrant un regard attentionné aux affects, c’est-à-dire une analyse centrée
sur les moyens de communication et de construction de l’intimité des fakirs
avec le saint. Contribuant à la fois aux études queer et aux études sur la
religiosité soufie, cet ouvrage représente une référence importante pour tous
ceux et toutes celles qui s’intéressent non seulement à la scène religieuse
en contexte pakistanais, mais, avant tout, à ceux et celles qui interprètent
le religieux depuis une perspective fondée dans les affects et les
expériences sensorielles. Lien: http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2023/2023_OKasmani.htm |