Omar KASMANI. 2022. Queer Companions : Religion, Public Intimacy and Saintly Affects. Durkam : Duke University Press, 224 p.

 

juillet  2023  (date de mise en ligne)  

 

recension de
Otávio Amaral, Université du Québec à Montréal et École des hautes études en sciences sociales

 


Dans Queer Companions, Omar Kasmani, chercheur postdoctoral à l’université libre de Berlin, aborde une question centrale dans la recherche en anthropologie du religieux : comment lire le « queer » religieusement ? L’auteur souligne qu’une lecture queer des faits religieux ne se limite pas à une perspective fondée dans le genre ou dans les expériences liées à la sexualité. En réalité, il est impératif de penser le queer comme une manière d’agir (un adverbe) au-delà des normes imposées par le religieux, tout en rendant possible une existence à la fois plurielle et attachée à l’activité du croire. L’auteur propose ainsi une interprétation à partir des données recueillies lors d’une enquête ethnographique de 15 mois, réalisée entre 2009 et 2016­ ; enquête située au croisement de l’anthropologie des faits religieux en Asie du Sud (plus précisément au Pakistan, son pays d’origine) et de la théorie queer. À cet effet, Kasmani nous introduit à l’univers des rapports affectifs entre les connus ascètes soufis, ou « fakir », et les saints, ou « wali » dans le complexe spirituel Sehwan, situé dans la province du Sind, lieu de plusieurs dargah (tombes de saints soufis souvent considérées comme point de chute de divers pèlerinages). En centrant son étude sur la figure de Lal Shahbaz Qalandar, poète et saint soufi ayant vécu dans la région en question au XIIIe siècle, Omar Kasmani divise son ouvrage, dense en réflexions théoriques, en cinq chapitres qui regroupent les récits de ses principaux interlocuteurs.

 

En débutant avec la définition du terme ourdou « qurb », dont la signification littérale est « intimité », Kasmani délimite son cadre théorique : pour lui, l’intimité concerne la manière dont les fidèles associés au complexe de Sehwan présentent publiquement leur relation avec les saints. En effet, incorporer une certaine intimité avec les divinités représente ainsi un moyen de s’insérer dans une « écologie historique des affects » (p. 13). Cette insertion serait donc réalisée selon une dynamique qu’il qualifie d’« affordance » (p. 15). Celle-ci correspond à un entremêlement des attentes, d’une part, du saint et, d’autre part, du fakir. Dans ce réseau relationnel, le saint détient une agentivité faisant de lui, ainsi que du fakir, deux acteurs dans une relation qui dépasse les normes de l’islam (à l’instar d’une relation homosexuelle ou d’une relation polygame dont la femme est celle qui s’engage à la fois avec son mari et le saint). Par conséquent, une nouvelle perception du monde est créée à l’intérieur du mouvement relationnel liant dévot et divinité. Cela est illustré par le récit de Baba (ch. 1), fakir originaire du Pendjab, qui raconte à l’auteur que Lal Qalandar communique directement – et régulièrement – avec lui dans ses rêves. Le contact avec le saint devient, pour l’auteur, une réalité non seulement imaginée, mais surtout perçue à travers les affects.

 

Un autre exemple d’intimité avec le saint est le cas d’Amma (ch. 2), une femme fakir habitant dans Sehwan et qui se reconnaît comme une guide spirituelle des pèlerins. Amma circule dans un espace qui serait autorisé, de prime abord, seulement aux hommes. Négociant constamment sa présence avec les policiers qui surveillent les locaux (qui furent nationalisés par l’État pakistanais en juin 1960), Amma transgresse l’espace de la circulation permise aux femmes et, de ce fait, contribue à une reconstruction de l’organisation spatiale du complexe. S’approcher physiquement du saint, trouble l’ordre « corporel, affectif et émotionnel » (p. 73) des normes qui règlent cet espace. Dans le contexte étudié, être femme et fakir représente une transgression de la ségrégation spatiale. Malgré cela, leur présence reste interdite dans certains espaces : la maison des « sayyids », ou descendants directs du prophète Mahomet, qui est située à l’intérieur de ce complexe religieux, est un exemple de cette interdiction. Par ailleurs, le fait de revendiquer une identité « fakir » en tant que femme introduit également des perturbations dans la sphère domestique, tels qu’un sentiment de souffrance lorsque la femme s’éloigne de la présence du dargah.

 

Kasmani explique que la proximité avec le saint est, en effet, ressentie dans le corps. Zaheda, une autre femme fakir reconnue dans le complexe de Sehwan comme une guérisseuse qui utilise sa salive comme « agent de guérison » (p. 90), explicite sa relation avec le saint à travers ses pratiques corporelles. La corporéité, aussi bien de la divinité (le saint) que des ascètes, est mise en contact de sorte à édifier des signes identificatoires de cette identité de « compagnon » (à la lumière du titre de l’ouvrage) du saint. Ces corps ne demeurent pas simplement proches du saint. Ils rencontrent, en fait, la corporéité du saint en établissant une « grammaire critique du corps » (p. 106). En d’autres termes, les corps ressentent non seulement la présence divine, mais également son absence, en traduisant celle-ci par une souffrance décrite dans les récits d’un corps malade, voire d’un corps qui rejette une sexualité conjugale – comme c’est le cas, par exemple, de Zaheda. Ce rejet de la sexualité conjugale, voire du contact familial, engendre un élément central de la relation avec le saint : la solitude (tanhayi, en ourdou) (ch. 3).

 

Kasmani note que la sexualité entre en jeu dans les récits des enquêtés. Il affirme que la sexualité et l’affection s’entrelacent de façon à produire un lien entre sexualité et sacralité (ch. 4). Cette intimité dont il est question dans ses analyses, traversant corps et esprit, est l’expression de ce que l’auteur nomme des « affordances non hétéronormatives » (unstraight affordances) (p. 109) : une nouvelle manière de se placer dans le monde qui superpose transgression et soumission. Les expériences sexuelles – qui sont traditionnellement interdites aux ascètes – reprennent une nouvelle forme et sont considérées par Murad, un fakir qui allait bientôt se marier au moment de sa rencontre avec l’auteur, comme un attribut des morts. Bien que le contact sexuel avec une femme puisse affaiblir la puissance divine des fakirs, ce contact est quand même une façon de développer une intimité avec soi-même et avec le soufisme. Dès lors, sexualité et spiritualité ne se montrent pas opposées, mais plutôt entrelacées.

 

La recomposition de la trajectoire de Lal Shahbaz Qalandar à travers les récits des enquêtés apporte une présence de créatures « hybrides » aux côtés des fakirs (ch. 5). Cette articulation entre mémoire historique de l’espace et de la vie du saint est, pour l’auteur, l’expression de « faire le monde avec les saints » (worlding with saints) (p.133). Par ailleurs, ici, le monde devient une image de la réalité enracinée dans l’histoire de Sehwan. De ce fait, la présence non-matérielle de quelques personnages mythiques génère un processus de recomposition d’affordances mutuelles qui donne lieu à une expression de l’intimité comme une révélation (wahy en ourdou). Autrement dit, l’intimité produite par l’imagination d’un monde particulier à cette relation de dévotion génère les affects éprouvés par ses enquêtés.

 

Kasmani conclut l’ouvrage en définissant le rapport qu’entretiennent les fakirs et le saint en termes de « suhbet », un mot ourdou polysémique, allant de la pratique sexuelle à la rencontre spirituelle ; alors qu’en persan, « suhbet » signifie « entrer en dialogue avec ». Ce choix n’est pas du tout anodin. Son étude explore et décrit des pratiques transgressives de la manière de voir, d’expérimenter, d’incorporer et de raconter le monde vécu par des individus reconnaissant dans la figure d’un saint soufi un possible « compagnon ». Cette possibilité de transgression développée par les ascètes locaux crée une reconnaissance autant individuelle qu’historique de la vie du saint, et cela, en faisant du contact avec celui-ci une expérience remplie d’affects. La capacité d’une interprétation religieuse et queer de la vie des répondants permet donc une perception non-normative de la sacralité.

 

En somme, l’ouvrage de Omar Kasmani apporte une contribution importante aux débats queer. Si les discussions concernant la théorie queer se focalisent souvent sur le rapport entre sexualité et identité de genre, l’ouvrage de Kasmani nous montre que le queer peut aller au-delà des frontières des études sur les genres et être appliqué dans les études régionales (notamment de l’Asie du Sud) aussi bien que les enquêtes sur la pluralité des manières d’expérimenter le religieux dans la vie quotidienne. Penser le queer de manière « religieuse » revient ainsi à réfléchir aux mécanismes de résistance et de transgression des normes courantes imposées par les dogmes religieux. En s’appuyant sur les récits de quelques ascètes soufis, l’ouvrage documente la dévotion envers un saint en centrant un regard attentionné aux affects, c’est-à-dire une analyse centrée sur les moyens de communication et de construction de l’intimité des fakirs avec le saint. Contribuant à la fois aux études queer et aux études sur la religiosité soufie, cet ouvrage représente une référence importante pour tous ceux et toutes celles qui s’intéressent non seulement à la scène religieuse en contexte pakistanais, mais, avant tout, à ceux et celles qui interprètent le religieux depuis une perspective fondée dans les affects et les expériences sensorielles.

 

Lien:  http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2023/2023_OKasmani.htm