|
|
Roger Lussier[*]
Il y a un peu plus de deux ans déjà paraissait dans un quotidien montréalais un article sur les transformations rapides que connaît l'industrie funéraire nord-américaine depuis le début des années quatre-vingt-dix[1]. On rapportait, entre autres, les propos d'une ex-directrice de maison funéraire de l'Outaouais qui constatait que les changements n'avaient jamais été aussi rapides dans ce domaine qu'au cours des dernières années. Elle évoquait, à cet effet, l'exemple d'une jeune femme morte après une longue maladie. Comme celle-ci l'avait souhaité de son vivant, son corps avait été envoyé directement dans un crématorium après son décès. Par la suite, ses cendres avaient été déposées dans une urne et celle-ci transportée dans une maison funéraire pour être exposée dans un salon normalement utilisé pour l'exposition d'un corps embaumé. Traditionnellement, rappelait-elle, les visites prenaient place avant la crémation ou l'enterrement du corps. Mais ce nouveau cas n'était pas isolé, précisait-elle ; c'était la cinquième fois dans l'espace d'un an que la crémation précédait la visite funéraire. Néanmoins, cela ne la surprenait pas. Au contraire, croyait-elle, cela n'était que le commencement de profondes et rapides transformations. L'article rapportait également que dans les dernières années, la demande pour des funérailles traditionnelles -- l'embaumement, deux journées de visite, l'inhumation au cimetière -- a décliné considérablement alors que de plus en plus de Canadiens choisissent la crémation à la place de l'enterrement. À titre indicatif, rapportait le journal, 36% des Canadiens décédés en 1994 ont été incinérés, comparativement à 25% dix ans plus tôt. Par ailleurs, dans le cas des pré-arrangements, deux personnes sur trois optent pour la crémation au lieu de l'inhumation. La tendance, actuellement, est de placer les urnes funéraires dans des colombariums plutôt que dans des fosses, même si quelques familles préfèrent répandre les cendres elles-mêmes dans la nature. Enfin, l'article faisait état de la présence de nouveaux éléments dans la ritualité funéraire : cercueils biodégradables faits de papier recyclé, urnes funéraires en formes d'objets familiers, cimetières thématiques, et désormais même virtuels...
À la suite de la lecture de cet article, comme d'un certain nombre d'observations dont celui-ci offre une bonne illustration, la question des perceptions contemporaines de la mort et de sa gestion s'est imposée comme un fascinant objet d'étude, d'autant plus pertinent que l'évolution démographique de la population canadienne démontre que le nombre de décès doublera d'ici une trentaine d'années, en raison du phénomène du baby-boom. Nous nous sommes alors demandé si les attitudes devant la mort n'étaient pas en train de se transformer, et si ce qui nous apparaissait vraisemblablement comme un besoin de reformulation des rites funéraires n'était pas le signe précurseur de majeures et profondes transformations, à la fois sociales, culturelles, et surtout religieuses, plutôt que celui d'une simple fantaisie exacerbée?
Les attitudes devant la mort ont profondément changé au fil du temps. De la mort largement «apprivoisée» d'époques plus traditionnelles, nous sommes passés, au cours du présent siècle, à la mort «niée». Nous avons alors vu, pour reprendre la terminologie de l'anthropologue français Louis-Vincent Thomas[2], les rites de mort se simplifier, se privatiser, se techniciser, se professionnaliser, changer de lieux, se dissimuler et parfois même se réduire à leur plus simple expression. Si ces caractéristiques de la mort qu'on peut appeler «moderne» marquent encore largement la ritualité funéraire actuelle, celle-ci tend cependant de plus en plus à s'ouvrir à de nouvelles expressions dans lesquelles on peut justement voir des indices caractéristiques d'une hypothétique mutation postmoderne. Les nouveaux rituels sont de plus en plus éclectiques, traduisent souvent des valeurs nouvelles et différentes, voire une vision du monde réenchantée, c'est-à-dire faisant de plus en plus place au mystérieux et à l'irrationnel.
Ce qui suggère une sorte de revalorisation de la mort serait-il une tendance de ce qu'on appelle la postmodernité? C'est ce que nous nous proposons de sonder dans ce court article qui n'a pas la prétention d'être exhaustif, mais dont l'objectif est néanmoins de tenter de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et plus singulièrement nos attitudes contemporaines devant la mort. Nous espérons ainsi contribuer à illustrer de manière empirique l'hypothèse de ce numéro de Religiologiques sur le caractère heuristiquement fécond de la notion de postmodernité pour comprendre les mutations contemporaines du phénomène religieux.
Dans un premier temps, il s'agira de rappeler brièvement les caractéristiques de la «mort moderne» puisque le Québec est encore largement marqué par celle-ci. On poursuivra en dégageant un certain nombre de traits généraux de la postmodernité susceptibles d'éclairer cette analyse, et plus particulièrement quelques-unes des grandes caractéristiques de la religiosité postmoderne, à partir desquelles on proposera une interprétation de quelques formes de ritualité funéraire contemporaine. Enfin, à la lumière de cet exercice d'herméneutique, quelques hypothèses relatives aux questions qui motivent cet article seront dégagées.
La mort moderne ou la mort en sourdine
Louis-Vincent Thomas a écrit de nombreux ouvrages marquants sur la mort[3]. C'est à lui que l'on doit notamment d'avoir nommé et décrit si justement les caractéristiques modernes de la mort. Il nous apparaît relativement important de les rappeler ici brièvement puisque la postmodernité, faut-il préciser, ne correspond pas à une simple rupture d'avec la modernité. Au contraire, et comme le rappelle le politologue Yves Boisvert, elle inclut aussi la modernité ; elle en est le prolongement[4].
Parmi les caractéristiques de la mort moderne, Louis-Vincent Thomas note d'abord la simplification, la disparition et la privatisation des rites de mort, tout cela étant dû principalement au mode de vie urbain[5]. Ce dernier, note-t-il, a passablement transformé les rites traditionnels. En effet, les rites de mort se sont passablement simplifiés depuis le début des temps modernes et plus spécifiquement au cours de ce siècle. Notamment, remarque Thomas, le cadavre est évacué rapidement après le décès, et les veillées funéraires ne rassemblent plus comme autrefois. À cet égard, le cas du Québec est assez éloquent : jusque dans les années quarante ou cinquante, en milieu rural, et même dans certaines paroisses urbaines, et selon les régions, le défunt était veillé à la maison. Les «visites au corps» duraient jusqu'à trois jours, et les veillées se prolongeaient parfois toute la nuit.[6] Aujourd'hui, au Québec comme un peu partout en Occident, les longues veillées auprès du mourant ou du cadavre sont beaucoup moins courantes. Les enterrements ne mobilisent plus, sauf dans le cas de personnalités célèbres. Les condoléances et la manifestation de la peine tendent à se faire plus discrètes. Les endeuillés souffrent davantage seuls et en silence. Bref, les rites de mort traditionnels sont presque devenus désuets.
L'anthropologue poursuit en notant la technicisation et la professionnalisation des rites de mort. La mort, observe-t-il, est devenue l'affaire de spécialistes. Au moment du décès, le corps est pris en charge par des professionnels de la mort qui se chargent de tout, du traitement du corps (la thanatopraxie) ou de sa crémation à l'inhumation ou la remise des cendres aux proches du défunt, selon qu'on ait choisi l'un ou l'autre. En d'autres mots, serait-on tenté de dire, la mort a changé de mains ; des mains parfois malhabiles mais sans doute aimantes de la famille, elle est passée aux mains expérimentées mais étrangères... pour le meilleur comme pour le pire.
Thomas remarque également le changements de lieux, la dissimulation et la réduction des rites de mort. D'une part, précise-t-il, les lieux ont changé ; on ne veille plus les morts à la maison, mais dans des complexes funéraires réunissant tous les espaces nécessaires à la liquidation de la mort, si l'on ose dire. Parfois encore, ajoute-t-il, il n'y a pas de lieu proprement dit, lorsque, par exemple, les cendres sont dispersées dans la nature. D'autre part, il note la dissimulation de la mort dans les soins que l'on porte au cadavre pour lui donner davantage l'apparence d'un individu endormi plutôt que mort, par exemple, ou encore dans la dissimulation des marques du deuil. Enfin, il note la réduction de la mort qui se traduit selon lui par la réduction du cadavre en cendres et à l'écriture miniaturisée de l'épitaphe. «Autant de signes qui obéissent, selon Thomas, consciemment ou non, à un même principe : évacuer la mort réelle.[7]» En d'autres mots, le rituel funéraire morderne correspondrait largement à celui du déni de la mort.
Si ce portrait de la gestion de la mort moderne -- très brièvement esquissé -- correspond encore aujourd'hui à bien des égards au modèle de la mort au Québec, et plus largement de la mort en Occident, les rites funéraires se transforment rapidement et prennent parfois des allures assez surprenantes. Ces changements semblent bien s'inscrire dans le courant plus large des transformations sociales profondes et rapides que nous connaissons. En quelques décennies, remarque Yves Boisvert, nous sommes passés à l'heure des technologies et des mass média, à l'heure de l'économie postindustrielle. Ce qui n'a pas été, ajoute le politologue, sans transformer notre culture. De cette période historique, le sociologue français Michel Maffesoli croit pour sa part qu'il s'agit d'une période qui annonce une importante transformation de notre «manière d'être»8. Par conséquent, on peut conclure que nos mentalités changent, évoluent, et que par ailleurs nos attitudes devant la mort subissent aussi des transformations.
Ce sont ces mutations sociales qui correspondent, pour un certain nombre de penseurs contemporains en sciences humaines, à ce qu'on nomme la postmodernité. Celle-ci réfère, dans une perspective générale, au pluralisme et à la diversité croissante qui marquent les sociétés occidentales. Elle se traduit également par des valeurs telles que la promotion des droits et libertés individuels, la volonté de choisir soi-même ses critères de vie, etc., ainsi que par des phénomènes tels que l'apparition de la consommation de masse, l'essor technoscientifique, et la montée de l'hédonisme, pour ne nommer que ceux-là.
Si la culture, les individus et, plus globalement, les sociétés occidentales sont en mutation, il n'y a pas de raison que la religion soit en reste de transformations. Les signes actuels le démontrent d'ailleurs avec une certaine éloquence, pour peu qu'on soit attentif à les repérer. Le domaine du religieux aussi se transforme, de telle sorte que, comme le propose ce numéro de Religiologiques, il apparaît pertinent de s'interroger sur cette «religiosité postmoderne». C'est à la lumière des caractéristiques de celles-ci qu'on proposera, dans les pages qui suivent, une interprétation de quelques rites funéraires contemporains. Cela nous permettra de mieux évaluer d'une part s'il y a lieu de croire que nous assistons actuellement, comme cela semble vraisemblable, à l'émergence de nouvelles attitudes devant la mort, et d'autre part si ce qui nous apparaît comme une revalorisation de la mort, c'est-à-dire l'apparition d'un certain nombre de nouvelles valeurs par rapport à celle-ci, peut être une tendance de ce qu'on appelle la postmodernité.
Religiosité postmoderne et ritualités funéraires
Dans un article sur la religiosité postmoderne, Guy Ménard soutient qu'une lecture postmoderniste des choses s'impose,
si tant est que l'on tienne à pouvoir repérer dans la culture actuelle, d'authentiques formes d'expériences religieuses qui, sans un tel analyseur, risquent de passer inaperçues. Et celà, bien sûr, ajoute-t-il, au prix d'un appauvrissement non négligeable de notre compréhension du monde et de notre capacité d'y intervenir avec intelligence.[9]
Le présent exercice d'interprétation de quelques manifestations contemporaines de ritualités funéraires s'inscrit dans ce désir de mieux comprendre les transformations qui caractérisent cette forme particulière de ritualité. Cet «analyseur», pour reprendre le terme de Ménard, permet selon nous de mieux situer le courant dans lequel s'inscrivent les nouvelles formes de rituels funéraires et par ailleurs d'y trouver du sens. Pour ce faire, pour chaque caractéristique de la religiosité postmoderne dégagée par Ménard, on associera une ou plusieurs formes de manifestations rituelles funéraires contemporaines. De façon plus précise, on verra comment l'effritement des grands récits, les micromythologies contemporaines, l'inversion des rapports entre le mythe et le rite, la disponibilité au réenchantement, la religion «à la carte», la religiosité tribale et la religiosité «light» contribuent à ce qui nous apparaît comme l'émergence de nouvelles attitudes devant la mort, et par ailleurs à la reformulation des rites de mort.
I. Effritement des grands récits
La postmodernité se caractériserait tout d'abord, et peut-être avant tout, selon la proposition de Jean-François Lyotard, par la dégradation des «grands récits» fondateurs, traditionnels ou classiques, au profit de nouveau récits à la fois plus simples et plus hétéroclites. Autrement dit, notre culture pluraliste ferait en sorte qu'il n'existerait plus une seule vérité pour comprendre la réalité, mais des vérités multiples et compatibles entre elles. Les individus opteraient aujourd'hui pour des valeurs qui correspondent davantage à leur style de vie personnel qu'à une vérité absolue. Ainsi, dans un sens, tout en vient à se valoir et à s'équivaloir, et chaque individu assume pleinement ses choix, de quelque nature qu'ils soient.
Au plan religieux, par exemple, on remarque que les croyances eschatologiques occidentales se sont passablement transformées au fil du temps et laissent place actuellement par une sorte d'éclatement et de fragmentation dans la culture. À vrai dire, les croyances eschatologiques chrétiennes ne sont plus à elles seules représentatives de l'ensemble des croyances contemporaines par rapport à l'au-delà. L'individu postmoderne possède ses propres croyances en fonction de ses valeurs et du sens qu'il donne à son existence. C'est d'ailleurs pourquoi le modèle chrétien ne fait plus l'unanimité ; certains individus croient que la mort correspond au néant ; d'autres croient à la réincarnation, d'autres encore sont demeurés attachés à la représentation chrétienne traditionnelle de l'au-delà ou tout au moins à certains de ses contenus[10]. Il n'est d'ailleurs plus rare que les croyances eschatologiques d'un individu soient le résultat d'une sorte de mélange de plusieurs traditions religieuses. L'individu emprunte alors à différents ensembles de croyances ce qui lui convient le mieux en regard de ses valeurs personnelles. Cette façon de «bricoler» son propre système de croyances eschatologiques, pour reprendre le terme de Ménard, illustre bien l'éclectisme qui caractérise l'individu et la société postmodernes ainsi que la fin des grandes valeurs universelles. Partant, chaque représentation de l'au-delà se vaut puisque chacune est basée sur un ensemble de valeurs et de croyances représentatif de la diversité des mentalités. Cet ensemble aura, bien entendu, un impact considérable sur l'attitude de l'individu postmoderne face à la mort, la sienne ou celle d'un être cher, et sur la façon qu'il choisira de ritualiser l'une ou l'autre.
Il n'y a pas que l'eschatologie qui connaisse de profondes mutations dues à l'effritement des grands récits. Des changements sont aussi perceptibles au niveau des rituels funéraires comme tels. L'apparition de nouveaux éléments tels que les cercueils et les urnes funéraires en forme d'objets familiers et les cimetières thématiques illustrent également l'éclectisme qui marque la fin des grandes valeurs et croyances universelles. Il est possible aujourd'hui de se faire inhumer dans un cercueil biodégradable ou encore dans un cercueil en forme de poisson, d'automobile, d'immeuble à bureaux, etc., selon les fantaisies... et le porte-feuille de chacun.[11] Il est également possible de faire déposer ses cendres dans une urne en forme de botte de cow-boy ou de sac de golf, notamment... Enfin, on peut aussi choisir l'endroit de son inhumation selon ses préférences dans la vie par le biais -- on y reviendra -- des cimetières thématiques.
Le choix d'être inhumé ou incinéré tient également le plus souvent des croyances et valeurs des individus. Par exemple, selon qu'on croit ou non à la résurrection des corps à la fin des temps, ou encore que l'idée de la lente décomposition du corps dans la terre suscite de l'angoisse, on choisira soit d'être inhumé soit d'être incinéré. À une époque où le corps est voué à un culte, celui de la beauté notamment, on peut comprendre aisément que des individus préfèrent la destruction rapide et presque totale du cadavre plutôt que sa lente décomposition. Mais quel que soit le choix de chacun en matière de ritualités funéraires, on retiendra, comme l'écrit Ménard à propos de l'effritement des grands récits, qu'«on y cherche vraisemblablement de moins en moins "la" vérité -- unique et exclusive, éclipsant toutes les autres -- et bien davantage "une" manière de dire le sens (du monde, de la vie), une manière parmi d'autres, compatible et combinable avec d'autres.[12]»
II. Micromythologies contemporaines
La fin des grands récits ne correspond pas pour autant au désenchantement total des individus postmodernes. Des micromythes permettent aux individus de continuer à croire, sans pour autant tomber dans le dogmatisme qu'instaurent souvent les grandes idéologies. C'est ainsi que les références personnelles de chacun deviennent le centre de leur récit quotidien et que, par conséquent, l'individu privilégie le moment présent au passé ou au futur[13]. Autrement dit, l'individu postmoderne préfère les petites histoires, plus près de son quotidien, qui lui donnent un sens maintenant, que les grands récits aux morales universalisantes, dont il se sent le plus souvent bien loin dans son existence quotidienne. De ces nouveaux mythes, Ménard rappelle pour sa part qu'ils sont éphémères et fugaces, mais qu'ils ont néanmoins un impact considérable.[14]
La mort de la princesse Diana, à la fin de l'été 1997 en est un bon exemple. Dès l'annonce de la mort tragique de celle-ci par les médias, l'attention de la planète entière a été mobilisée autour de l'événement. Pendant une semaine toutes les caméras du monde ont été tournées sur les capitales anglaise et française. La presse internationale entière n'en a eu presque exclusivement que pour les débordements de toutes sortes qu'a suscités la mort de Diana. La couverture médiatique a été immédiate, et d'heure en heure, aux quatre coins de la planète, on a pu suivre les événements entourant sa mort. D'ailleurs, en quelques jours, des centaines, voire même des milliers de sites virtuels de commémoration à la mémoire de la princesse tant aimée ont vue le jour sur l'Internet. Comme quoi la postmodernité est aussi synonyme d'efficacité mass-médiatique.
Quoi qu'il en soit, le monde entier a pu vivre intensément la mort de Diana. Qui n'a pas été touché par la montagne de gerbes de fleurs déposées devant la résidence de la princesse? Qui n'a pas été également impressionné par les centaines de milliers d'individus, à Londres comme à Paris, venus se recueillir respectivement devant Kensington Palace, ou devant la Flamme de la liberté située aux abords du pont de l'Alma? L'émotion était intense, le mythe extrêmement puissant. Néanmoins, une fois la cour du château déchargée de ses tonnes de bouquets et objets de toute sorte, la princesse inhumée, les journalistes du monde entier retournés à leurs pupîtres et les caméras éteintes, déjà le mythe de la princesse adulée avait perdu de sa force. Dans un sens, et comme l'exprime bien Ménard, c'est comme si l'intensité du mythe postmoderne compensait pour sa courte durée[15].
Plus récemment, au début de 1999, la mort du roi Hussein de Jordanie a également donné lieu à une sorte de micromythe à la fois éphémère et intense. Les télévisions du monde entier ont suivi les événements entourant sa maladie et sa mort. Si le roi a été un homme aimé par ses sujets et respecté par la diplomatie internationale toute sa vie, c'est cependant l'annonce de son agonie puis celle de sa mort qui ont donné lieu à la création d'un micromythe, comparable à certains égards à celui qu'a provoqué la mort de Diana.
En l'espace de -- et durant -- quelques jours seulement, l'attention du monde entier a été retenue par les événements entourant sa mort. De nombreux témoignages ont souligné l'humanité de l'homme, le respect qu'on lui vouait dans le monde entier, les accords de paix dont il a été à l'origine, etc. On a également remémoré les grands événements de sa vie et de son règne, faisant de lui une sorte de héros planétaire. Des images du deuil douloureux du peuple jordanien nous sont aussi parvenues appuyant le sentiment unanime d'avoir perdu un artisan de la paix mondiale. Mais dans ce cas-ci, comme dans celui de la princesse de Galles, le mythe aura été bien éphémère. Quelques jours après les obsèques du monarque, déjà le mythe avait perdu de son intensité. Si l'émotion suscitée par de tels événements est intense pour quelques jours ou quelques semaines, tout porte à croire que la mémoire de l'individu postmoderne ait tendance à oublier rapidement. Cela se comprend si tant est que la mémoire du passé et la perspective du futur n'ont plus l'importance qu'on leur accordait il n'y a encore pas si longtemps.
III. Inversion des rapports entre le mythe et le rite
Si, de façon générale le rite naît du mythe, tout se passe comme si, à notre époque, on assistait de plus en plus à une inversion de ce rapport ; c'est-à-dire que ce soit une pratique ritualisée quelconque qui donne lieu à l'émergence de nouveaux petits récits, qu'ils soient individuels ou collectifs, et plus ou moins élaborés[16]. La prise de risque est une manifestation de ce modèle d'inversion des rapports entre le mythe et le rite. Le sociologue David Le Breton, dans un essai intitulé Passions du risque[17], s'est intéressé à ce phénomène bien particulier. L'auteur explique que par la prise de risque, par le biais d'une mise à l'épreuve du corps, l'individu cherche une voie d'accès au sens de son existence ; que pour s'assurer de celle-ci, il choisit parfois d'aller jusqu'au bout de sa résistance. Ce type de passion individuelle culmine parfois par la mort de celui ou celle pour qui, vraisemblablement, mourir n'est pas trop cher payé pour assurer -- symboliquement -- la valeur de son existence. Autrement dit, la prise de risque devient la source de constructions mythiques fondatrices d'identité, de raison d'être.[18] L'histoire du skipper canadien Gerry Roufs est à cet égard éloquente.
D'aucuns se souviendront de la disparition du skipper en janvier 1997 pendant la course Vendée Globe. Après plusieurs semaines en mer, on n'a soudainement plus reçu de nouvelles de Roufs. À défaut d'avoir retrouvé son corps et son bateau après plusieurs semaines de recherches, les autorités ont été forcées de conclure à son décès en mer. Gerry Roufs était sans doute conscient du risque potentiel qu'il encourait de mourir en mer. On a beau être un navigateur d'expérience, lorsque l'océan se déchaîne, on court toujours le risque de ne jamais sortir vivant de la tempête, surtout lorsqu'on est seul à bord. Quoi qu'il en soit, n'a-t-il pas donné pour toute réponse à l'inquiétude de sa mère, avant son départ pour ce qui fut sa dernière course, que si jamais il devait mourir en mer, ce serait sans doute la plus belle mort qu'il puisse souhaiter, compte tenu de sa passion pour la mer... et pour le risque?
Gerry Roufs n'est jamais revenu de son voyage en solitaire qui devait le conduire jusqu'à l'hémisphère sud. Cependant, on peut sans doute conclure que ses nombreuses courses en mer, qu'elles soient consciemment ritualisées ou non, étaient la source de son mythe personnel, c'est-à-dire l'histoire d'un individu trouvant un sens à son existence et une raison de vivre en poussant toujours plus loin ses limites humaines. Bref, pour le skipper canadien, et à l'instar de tous ceux et celles qui défient leurs limites, la vie valait probablement la peine d'être vécue parce qu'il avait la mer pour mordre dans la vie... au risque d'y laisser sa peau.
IV. Disponibilité au réenchantement
Parmi les caractéristiques de la religiosité postmoderne, Ménard, à la suite d'autres analystes, note également une disponibilité au réenchantement. Il entend par là une disponibilité des individus «à des nouvelles formes de religiosité diffuses à travers de nombreux lieux de la culture.[19]» L'attrait actuel pour toutes sortes de nouvelles formes de spiritualité d'influence orientale ou Nouvel Âge, l'engouement pour le Moyen Âge, la fascination pour les extraterrestres et les ovnis, énumère-t-il, n'en sont que quelques exemples. À cette enseigne, l'étude des rites de mort est particulièrement féconde.
Si on a déjà abordé la question des croyances eschatologiques, on se permettra d'y revenir ici car il s'agit d'un type de croyance particulièrement marqué aujourd'hui du sceau du réenchantement. Qu'on évoque seulement les productions cinématographiques et télévisuelles portant notamment sur la réincarnation, les anges et la vie après la vie, ou encore les témoignages des expériences de mort imminente. Dans les deux cas, le mystérieux et l'irrationnel prennent le dessus sur la rationalité moderne, ce qui permet par ailleurs à Ménard de conclure que «notre époque semble en tout cas bien loin d'avoir jeté les dieux, les mythes et les croyances "aux poubelles" de l'histoire.[20]»
Au cinéma, le récent film américain intitulé What dreams may come dans lequel un médecin, incarné par l'acteur Robin Williams, se retrouve dans un au-delà tout à fait enchanteur à la suite d'un accident d'automobile fatal, démontre bien que l'imaginaire contemporain n'est pas en panne de croyances eschatologiques ; qu'au contraire, il donne de plus en plus lieu à toutes sortes de «bricolages» de l'éclectisme postmoderne. Dans ce film, le réalisateur, à sa façon, «recycle» un certain nombre de croyances liées à la vie après la vie issues de différentes traditions religieuses : survivance de l'âme, espace paradisiaque et infernal, présence d'entités bonnes et mauvaises, réincarnation, etc. Si certains critiques ont qualifié le film d'une sorte de délire à saveur Nouvel Âge, il n'en demeure pas moins selon nous qu'il traduit un désir de réenchantement qui se manifeste sous diverses formes et en divers lieux, incluant celui de l'eschatologie. On notera également la présence, au petit écran québécois, du téléroman La part des anges dans lequel le personnage principal... est un ange !
Les expériences de mort imminente sont également intéressantes à analyser sous l'angle du réenchantement. Les individus qui ont traversé «de l'autre côté du miroir» temporairement reviennent presque tous avec le souvenir d'une expérience à la fois mystérieuse et fascinante. Par exemple, plusieurs avouent avoir senti une présence lumineuse réconfortante, d'autres ont reconnu des êtres chers décédés. La plupart auraient souhaité ne pas revenir tellement ils se sentaient bien. Quoi qu'on puisse penser de ce type d'expérience, il semble que les témoignages contribuent au réenchantement qui marque la religiosité postmoderne. Que les expériences de mort imminente diffèrent et qu'elles suscitent de nombreuses questions, l'attention grandissante qu'elles suscitent illustre néanmoins la re-disponibilité de notre époque à recourir à des dieux, des mythes et des croyances pour donner un sens à l'existence humaine et à la mort qui en marque le terme. À cela, l'individu postmoderne ne fait pas exception.
V. La religion à la carte
La religiosité postmoderne est également souvent définie par l'expression «religion à la carte[21]». Ménard la traduit respectivement par le mot et l'expression «éclectisme» et «bricolage syncrétiste». Par exemple, les croyances religieuses de chaque individu sont propres à sa convenance. Chacune et chacun se «bricole» un ensemble de croyances représentatif de son monde intérieur. Il n'est par ailleurs pas rare que la vision panoramique d'un seul individu embrasse à la fois des croyances issues du christianisme, du bouddhisme, de l'astrologie, etc. C'est d'ailleurs pourquoi nous parlons d'un «syncrétisme religieux[22]».
Ce «magasinage» et ce «bricolage» sont perceptibles sous bien des formes dans le paysage de la ritualité funéraire. Un exemple frappant est sans doute celui d'une jeune femme que nous connaissions personnellement et qui est décédée l'an dernier d'un cancer, à peine âgée d'une trentaine d'années. Catholique par le baptême, c'est dans le bouddhisme que la jeune femme a trouvé paix et réconfort pendant sa maladie. En effet, dans les dernières années de sa vie, celle-ci s'était bricolé une spiritualité correspondant à ses croyances et ses valeurs. Si elle ne reniait pas la religion que lui avaient transmise ses parents, elle avait cherché, surtout depuis l'apparition de sa maladie, des réponses à ses questionnements existentiels à la fois dans la tradition chrétienne et dans la tradition bouddhique. Après sa mort, et selon son désir, deux funérailles furent célébrées : l'une à l'église catholique, et l'autre dans un temple bouddhiste. On nage ici en plein syncrétisme. En fait, la jeune femme n'a rien fait d'autre que de se composer une spiritualité «à la carte». Elle a gardé de sa foi catholique les éléments qui lui convenaient puis a laissé de côté d'autres éléments qui lui convenaient moins ou pas du tout. Puis, elle a adopté d'une autre tradition, le bouddhisme, les éléments qui lui manquaient pour s'assurer une vie spirituelle complète et satisfaisante. Il s'agit là d'une attitude tout à fait représentative de la religiosité postmoderne.
L'éclectisme et le bricolage syncrétiste des rites funéraires s'affichent également par la récupération d'éléments traditionnels. Par exemple, alors que de plus en plus d'individus choisissent de se faire incinérer, un certain nombre d'entre eux tiennent cependant à ce que leurs cendres soient déposées dans une fosse située dans un cimetière-jardin. Autrement dit, si on privilégie un moyen technique perfectionné pour faire disparaître rapidement le cadavre, la terre demeure néanmoins un élément rassurant qui a peut-être pour effet de compenser la radicalité de la technique d'incinération[23]. Cette tendance peut également traduire, dans certains cas, une ambivalence entre une communion totale à des valeurs écologiques et le sentiment rassurant de retourner dans le sein de la terre-mère.
Les cérémonies funéraires sont également parfois le lieu de bricolages intéressants. D'aucuns se souviendront de la mort de la jeune comédienne et animatrice de télévision Marie-Soleil Tougas survenue à la fin de l'été 1997. Si on a privilégié une cérémonie funèbre laïque pour la jeune femme, c'est dans une église catholique que celle-ci a eu lieu. Cela n'a d'ailleurs pas été sans soulever certaines perplexités dans l'opinion publique. Tous n'ont pas vu d'un bon oeil que ce qu'ils ont perçu ni plus ni moins comme un «show» ait eu lieu dans une église. Si cet exemple soulève des questions d'ordre moral, il a plutôt pour but d'illustrer la possible récupération d'éléments traditionnels dans le cadre des rites funéraires. Dans ce cas-ci, si le contenu de la cérémonie était laïque, le cadre, lui, était traditionnel.
En fait, ces quelques exemples de récupération d'éléments traditionnels démontrent tous l'esprit d'ouverture qui marque la société postmoderne. On l'a déjà dit, tout se vaut et ainsi tout est accueilli avec une sorte de respect de la différence qui fait en sorte que tous les bricolages sont possibles. C'est sans doute d'ailleurs ce qui est le plus fascinant dans la postmodernité, c'est-à-dire cette espèce d'ouverture à tous les possibles qui fait en sorte que chaque individu peut se composer une réalité unique qui lui convienne parfaitement, sans pour autant que celle-ci menace la réalité de l'autre. C'est sans doute une des raisons pourquoi les rites de mort sont aujourd'hui très diversifiés et collent de moins en moins exclusivement aux modèles traditionnels, tout en prenant de nettes libertés par rapport aux valeurs caractéristiques de la modernité pure et dure.
D'ailleurs, les complexes funéraires ont bien compris cette tendance du «à la carte». C'est aussi pourquoi nombre de professionnels de la mort ne sont pas peu fiers d'offrir ce qu'ils appellent dans le métier du «sur mesure», du «prêt-à-enterrer». Pour ce faire, les complexes funéraires sont aménagés de sorte qu'on puisse répondre le plus adéquatement possible aux demandes qui sont de plus en plus diversifiées et originales. Cela, compte tenu notamment de l'éclatement des valeurs et des croyances, ainsi que de la diversité des origines, dans le cas du Québec. Et les gestionnaires de la mort ont compris et ne négligent aucun détail, comme en fait foi l'exemple qui suit. Au Centre funéraire Côte-des-Neiges, à Montréal, le socle -- ou plus précisément le catafalque -- sur lequel on dépose le cercueil est de forme pyramidale afin de satisfaire les exigences de certains adeptes de l'ésotérisme. Selon cette doctrine, a-t-on appris, la forme pyramidale est propice au passage de courants d'énergie cosmique.[24]
VI. Religiosité tribale
Par «religiosité tribale», Ménard, dans la foulée des études du sociologue Maffesoli, entend une «forme d'être ensemble typique de la postmodernité, mouvante et non exclusive, oscillant entre l'individualisme et la masse, davantage fondée sur l'affectif et les affinités identitaires que sur la rationalité et les identités préétablies.[25]» Cet aspect tribal de la religiosité postmoderne est particulièrement fécond pour l'analyse de nouvelles formes de ritualités funéraires. On donnera par ailleurs quelques exemples, des réalités terrestres aux réalités disons plus... virtuelles !
Le premier exemple que nous analyserons est celui des cimetières thématiques. Il existe, en Ontario, un cimetière dont une portion de l'espace -- le Fairway to Heaven -- a été aménagée à l'image d'un «par trois» de golf. Le fameux cimetière, Pleasantview Memorial Gardens, situé dans la région de Niagara, offre 288 terrains sur le «fairway» pour la mise en terre de cercueils et 100 plus petits lots sur les «greens» pour la mise en terre d'urnes funéraires. Apparemment, les autorités du cimetière ne fournissent pas à la demande ! Voila une belle illustration de cette forme d'être-ensemble typique de la postmodernité. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'effectivement, le choix de se faire inhumer sur ce qui ressemble en tous points à un terrain de golf est basé sur l'affectif et les affinités identitaires. Ce qui confirme également le dicton suivant : «qui se ressemble s'assemble», même au-delà de la mort...
Une autre forme de religiosité tribale est également perceptible dans les nouvelles formes de rituels liés aux individus décédés des suites du virus du sida. Au fil des années, différents projets sont nés, autant en Amérique du nord qu'en Europe, pour ritualiser de façon particulière la mort des victimes du virus. Dans les premières années de la maladie, alors que les autorités médicales connaissaient encore mal l'infection, on se souviendra que les corps des victimes étaient systématiquement brûlés pour des raisons d'ordre sanitaire. Aussi, le tabou entourant la maladie avait pour conséquence de compliquer la gestion de la mort des victimes, si l'on ose dire. Les rites de mort étaient souvent escamotés, lorsqu'ils n'étaient tout simplement pas écartés, certaines familles ayant carrément abondonné leur proche atteint de la maladie. Bref, dans bien des cas, les victimes du sida étaient complètement oubliées.
C'est dans cette perspective, notamment, que sont apparus différents projets pour ritualiser la mort des victimes du sida.[26] Le mouvement est né à San Francisco en 1987 sous le nom Names Project et plus d'une trentaine de pays s'en sont inspirés depuis. Au Canada, il existe un projet connu sous le nom du «Projet des Noms-Canada» qui sert à commémorer et ritualiser la mort des victimes de l'épidémie. Il s'agit essentiellement d'une courtepointe commémorative comprenant à la fois des panneaux collectifs et individuels évoquant le souvenir d'êtres chers décédés du sida. C'est une façon concrète d'évoquer leur mémoire, de les honorer et, pour les survivants, de s'aider collectivement à vivre leur deuil. En Allemagne, le projet de commémoration a pris la forme d'une «Installation». Il s'agit de 250 pavés installés dans un endroit public sur lesquels sont gravés les noms de personnes décédées du sida afin de rappeler la présence de la maladie et de ses victimes. Ces projets sont typiques de la forme d'être-ensemble de la postmodernité évoqué par Ménard. Ils sont basés sur l'affectif et les affinités identitaires puisque, d'une part, ils sont l'initiative des proches des victimes et, d'autre part, commémorent le souvenir d'un groupe particulier de victimes, celles du virus du sida qui, on le sait, a particulièrement décimé la communauté homosexuelle mâle.
Ménard parle également d'une forme mouvante et non exclusive d'être-ensemble, oscillant entre l'individualisme et la masse. Les projets sont particulièrement représentatifs de ces caractéristiques puisque, d'une part, la participation à un projet de commémoration de cette nature n'empêche pas de commémorer également la mémoire d'un disparu du sida d'une façon plus traditionnelle et que, d'autre part, ils ont pour effet d'insérer la mémoire de chaque individu dans un grand tout collectif tel un pavé, une courtepointe, etc. En d'autres mots, les projets commémorent à la fois les victimes individuellement et l'ensemble des victimes du sida. D'ailleurs, l'objectif des projets est double : si les participants tiennent à honorer la mémoire de chaque victime individuellement, ils tiennent également pour la plupart à faire en sorte que l'ensemble des victimes, dont les mémoires sont rassemblées autour d'un projet unique, rappellent que la maladie est présente et qu'elle tue, mais aussi qu'elle n'est pas honteuse...
Enfin, l'exemple le plus original de la religiosité tribale est probablement celui des cimetières virtuels. En effet, l'univers cybernétique a donné lieu à une forme pour le moins insolite de commémoration des morts. Depuis l'apparition du cyberespace, de nombreux cimetières virtuels ont vu le jour, offrant la possibilité de perpétuer le souvenir d'êtres chers disparus. Si ces sites étaient encore assez rares et rudimentaires au début des années 90, ils sont aujourd'hui relativement nombreux et offrent des possibilités qui en font sourire plus d'un... À titre d'exemple, un site de cimetière virtuel américain, le Virtual Memorials, annonce que, pour un peu plus de mille dollars, une famille peut acheter un hommage à une personne aimée pour une durée de trois ans sous la forme d'un site web offrant trois pages de textes à propos de la personne décédée, trois photos, une tribune pour la famille et les amis ainsi qu'un clip audio d'une minute de la voix de la personne décédée et un clip vidéo de trente secondes.
Un autre site, canadien celui-là, fondé par un jeune ingénieur ontarien, le World Wide Cemetery, en plus d'offrir la possibilité d'adapter des photographies de l'être cher, des images animées et du son à un monument virtuel, offre également la possibilité de créer des liens hypertextes parmi les membres des familles, contribuant ainsi à forger rien de moins qu'une généalogie internaute ! Le site offre de plus la possibilité de choisir parmi une liste la rubrique thématique de commémoration correspondant au disparu dont on désire perpétuer la mémoire. Par exemple, selon que l'être cher soit décédé des suites du sida ou du cancer, selon qu'il se soit suicidé, qu'il soit mort au combat, ou encore qu'il ait fait un don d'organe, on choisira la rubrique correspondante. Voilà sans doute une belle illustration de religiosité tribale. Dans le premier cas, celui de la création d'une généalogie internaute, l'identité est fondée sur l'usage de l'Internet. Une filiation peut être établie à partir des usagers du cimetière, faisant ainsi en sorte que le lien biologique ne soit plus le critère exclusif à la base du principe de généalogie. Dans le second cas, celui des rubriques thématiques, l'identité est fondée davantage sur le motif de la mort, si l'on ose dire...
VII. Religiosité «light»
Proposer une lecture postmoderne des rites de mort et ne pas aborder le thème de la légèreté serait sans doute nous priver d'une caractéristique importante susceptible d'en éclairer la compréhension. L'air du temps dans lequel nous vivons est marqué par l'indifférence et le narcissisme. La déstandardisation et la séduction ont pris le pas sur la rigidité et l'austérité. Dans la société postmoderne, l'hédonisme est roi, le présent plus important que le passé et l'avenir[27].
Au niveau de la religiosité contemporaine, on retrouve également cette tendance à la légèreté qui fait oublier le caractère sérieux et sévère qui marquait il n'y a pas encore si longtemps les grandes religions, dont notamment le christianisme, et plus particulièrement le catholicisme québécois[28]. Aussi, si la religiosité est plus légère aujourd'hui que jamais auparavant, cela n'est pas sans affecter la ritualité funéraire. C'est d'ailleurs cette sorte de «religiosité light» qui est à la base des transformations que nous connaissons actuellement en matière de rite de mort. Le trait le plus marquant est sans doute la légèreté qui caractérise les funérailles contemporaines comparativement à la lourdeur des funérailles traditionnelles. D'abord, les cortèges funèbres d'aujourd'hui font figure de parent pauvre à côté des cortèges traditionnels qui défilaient encore dans nos rues il n'y a pas si longtemps. Puis, les funérailles sont moins dramatiques qu'autrefois, si l'on ose dire. On fait en sorte que l'atmosphère soit plus légère, si bien qu'elles prennent parfois des allures proprement ludiques. Ce fut le cas des funérailles originales de l'homme d'affaires Pierre Péladeau qui se sont terminées par la prestation d'un orchestre de mariachis. Ce fut le cas également de la cérémonie tenue à la mémoire de Marie-Soleil Tougas pendant laquelle on a chanté du gospel et tapé dans les mains. Bref, l'atmosphère est parfois davantage à la fête qu'au recueillement et à l'expression de la peine. L'individu postmoderne, fier, séducteur, démontre plus difficilement sa peine. De quoi aurait-il l'air?
Si la légèreté est un trait important marquant les rites de mort, leur déstandardisation est tout aussi remarquable. L'âge postmoderne, remarque Gilles Lipovetsky, marque la fin du devoir et par ailleurs la prédominance de la jouissance de l'instant présent au détriment du passé ou de l'avenir[29]. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les rites de mort sont de nos jours aussi variés. La notion de devoir s'amenuisant, l'individu postmoderne se sent plus à l'aise de choisir des rites funéraires qui lui conviennent et correspondent davantage à ses valeurs et ses croyances qu'à un modèle préétabli auquel il doit obéir. C'est peut-être ce qui explique par exemple que le traditionnel chapelet entrelacé dans les mains de la dépouille se fait plus rare aujourd'hui et qu'on n'hésite plus à le remplacer par un objet familier au défunt, comme par exemple une balle et un baton de golf dans le cas d'un passionné de ce sport, ce qui indique que la ritualité funéraire contemporaine n'échappe pas à la mutation de la «manière d'être» de l'individu postmoderne.
*
Si cette analyse des rites funéraires nous permet de conclure que ceux-ci subissent encore «l'assaut de la modernité», pour reprendre l'expression de Louis-Vincent Thomas, elle indique également qu'ils sont aussi de plus en plus marqués par les caractéristiques de la religiosité postmoderne, et plus largement de la culture postmoderne. En d'autres mots, si le fond moderne des rites de mort persiste toujours, ceux-ci sont de plus en plus l'objet d'une reformulation comme l'indique notre lecture. C'est aussi ce qui nous permet de croire que la postmodernité est porteuse de nouvelles attitudes devant la mort, correspondant moins à son déni qu'à sa revalorisation, aussi timide et subtile soit-elle. Dans le sens de la recherche sur la compréhension du présent, cette analyse a montré que, de fait, l'hypothèse postmoderne peut être féconde pour comprendre l'évolution actuelle des rites funéraires et, donc, l'évolution de la religiosité et de la culture dans son ensemble.
[*]Roger Lussier prépare une maîtrise en sciences des religions à l'Université du Québec à Montréal.
[1]David Johnston, «Aging Boomers Put a Spin on Funeral Industry», The Gazette, 3 septembre 1996, p. A1.
[2]Louis-Vincent Thomas a consacré une grande partie de sa vie aux questions relatives à la mort. Ses ouvrages ont permis, entres autres, de mieux comprendre les conséquences de la modernité sur les rites de mort. Louis-Vincent Thomas est décédé en 1994.
[3]Parmi ses ouvrages les plus importants on note : Anthropologie de la mort, 1975 ; Mort et pouvoir, 1978 ; Rites de mort, pour la paix des vivants, 1985 ; La mort en question : traces de mort, mort des traces, 1991.
[4]Voir Yves Boisvert, Le Postmodernisme, coll. Boréal Express, Montréal, Boréal, 1995, p. 16-18.
[5]Voir L.-V. Thomas, La mort, coll. Que sais-je ?, no 236, Paris, PUF, 1988, p. 98-102.
[6]Voir Réal Brisson, La mort au Québec, Dossier exploratoire, Québec, CÉLAT, Université Laval, p. 23-24.
[7]Louis-Vincent Thomas, La mort, p. 102.
[8]Voir Y. Boisvert, Le Postmodernisme, p.11.
[9]Guy Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», dans Yves Boisvert, dir., Postmodernité et sciences humaines. Une notion pour comprendre notre temps, Montréal, Liber, 1998, p. 94.
[10]Voir Reginald W. Bibby, Fragmented Gods : The Poverty and Potential of Religion in Canada, Toronto, Irwin Publishing, 1987, p. 65-67 et 246-251.
[11]Voir Chris Pritchard, «Cercueils de collection», L'Actualité, 1er mai 1998, p. 40-41.
[12]Voir G. Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 105.
[13]Voir Y. Boisvert, Le Postmodernisme, p. 44.
[14]Voir G. Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 105.
[15]Voir G. Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 105.
[16]Voir G. Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 109.
[17]Voir D. Le Breton, Passions du risque, Paris, Métailié, 1991.
[18]Voir G. Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 109.
[19]Voir Guy Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderne du phénomène religieux», p. 103.
[20]Voir Guy Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 103.
[21]L'expression est ici empruntée à Reginald W. Bibby et tirée de Fragmented Gods : The Poverty and the Potential of Religion in Canada.
[22]Cette expression est également empruntée à Bibby.
[23]Voir Luce Des Aulniers, «Par terre et par feu, pérégrinations humaines vers l'infini», Frontières, vol. 10, no 2 (hiver), 1998, p. 15-20.
[24]Voir Luc Chartrand, «Ceci est mon rite», L'Actualité, 1er mai 1998, p. 32-38.
[25]Voir Guy Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 111.
[26]Voir Stéphane Abriol, «Des fleurs et des flammes sur des pavés», Frontières, vol. 10, no 2 (hiver), 1998, p. 45-49.
[27]Voir Gilles Lipovetsky, L'ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.
[28]Voir G. Ménard, «Le bricolage des dieux. Pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux», p. 113.
[29]Voir Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992.