QUESTIONS D'ÉTHIQUE EN SCIENCES DES RELIGIONS.
Jean-Marc Larouche (1)
PROBLÉMATIQUE ET MISE EN PERSPECTIVE
Dans la foulée du numéro intitulé Construire l'objet religieux
(Religiologiques, 9, 1994), qui regroupait les textes présentés au colloque
parrainé par la Société québécoise pour l'étude de la religion
(SQÉR) dans le cadre du 62e congrès de l'Association canadienne-française pour
l'avancement des sciences (ACFAS), en mai, 1994 à l'Université du Québec à
Montréal (UQAM), ce présent numéro vous offre les textes
présentés lors de deux activités qui ont eu lieu au printemps 1995, soit le
colloque Le rôle éthique des sciences religieuses, que la SQÉR a
organisé dans le cadre du 63e congrès de l'ACFAS, en mai 1995, à
l'Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), et la séance Les dimensions
éthiques et déontologiques de la recherche en sociologie des religions,
organisée conjointement par la SQÉR et la Société internationale de
sociologie des religions (SISR) dans le cadre du 23e congrès de cette dernière
société, à l'Université Laval, en juin 1995
(2). Dans la foulée, disions-nous, puisqu'au gré des communications et
des discussions tenues lors du colloque sur "La construction de l'objet religieux", il apparut en effet que
l'étude du religieux et la problématique de la construction de son objet mettaient en cause
l'éthique, et ce, sur divers plans.
Primo, l'étude du religieux et des religions peut incorporer l'éthique comme
objet : soit l'étude des éthiques religieuses, soit celle des éthiques à
affinité religieuse ou encore celle des éthiques séculières qui prennent une
dimension religieuse(3). Secundo, l'étude du
religieux peut être interpellée par les enjeux et problèmes éthiques
suscités par le facteur religieux dans le devenir de nos sociétés : liberté
religieuse et citoyenneté, identité religieuse et rapports interculturels, discrimination
sexuelle dans les institutions religieuses, enseignement confessionnel dans les écoles publiques,
etc. Tertio, l'étude du facteur religieux peut être intégrée dans une
démarche réflexive de type éthique, comme dans les domaines de la
bioéthique et de l'éthique de l'environnement, cette démarche pouvant prendre
une des trois formes d'une éthique religieuse indiquées plus haut. Enfin, quatro,
l'étude du religieux peut mettre en cause l'éthique non seulement en aval ou sur son
chemin, mais en amont, du lieu même du sujet épistémique s'interrogeant sur
l'éthique de la connaissance et des procédures méthodologiques que celui-ci met
en place.
Si le premier plan peut donner lieu à des analyses et études tout aussi
nécessaires que pertinentes pour comprendre les éthiques religieuses, leur histoire et leur
portée, c'est en rapport aux autres plans que nous avons voulu susciter des réflexions
dans le cadre du colloque sur Le rôle éthique des sciences religieuses et de la
séance consacrée aux Dimensions éthiques et déontologiques de la
recherche en sociologie des religions.
En effet, dans le contexte où les religions et le religieux suscitent des enjeux
éthiques, qu'ils habitent et structurent de nombreuses pratiques sociales, de même qu'ils
nourrissent l'imaginaire social et politique de vastes segments des populations sur tous les continents, il a
semblé impérieux de s'interroger sur le rôle, le ressort et la portée
éthique des sciences des religions dans les débats qui concernent le devenir de nos
sociétés. De plus, il nous a semblé tout aussi urgent d'interpeller les
spécialistes de ces sciences à instruire eux aussi le procès des enjeux et du jeu
éthiques de la connaissance dans leur domaine. Comme le souligne Gabriel Gosselin dans
Une éthique des sciences sociales, "le vrai pouvoir du scientifique n'est pas sur les
usages de ce qu'il crée: il est dans la création même. C'est donc là, au
cour de la démarche, qu'il faut porter l'injonction éthique.
(4)" Injonction éthique qui sourd de la pratique et c'est à partir de
leur expérience, de leur pratique de chercheur et de leur épistémè,
que les collaborateurs de ce numéro ont été invités à partager leurs
réflexions sur les présupposés et aboutissants éthiques de la recherche en
sciences des religions. Ainsi, comme nous le précisions ci-haut, les questions d'éthique en
sciences des religions peuvent être abordées tant en aval, soit les enjeux éthiques
suscités par le facteur religieux, qu'en amont, soit l'éthique en jeu dans la démarche
même du chercheur, de sa démarche de connaissance.
Si les questions abordées en aval ont été principalement le lot des
communications sur Le rôle éthique des sciences religieuses - mais non
exclusivement - , celles de l'amont ont été au cour de la séance sur Les
dimensions éthiques et déontologiques de la recherche en sociologie des religions.
Dans ce dernier cas, nous voulions précisément répondre à l'invitation
lancée par le président de la SISR, Roland Campiche (Lausanne), en vue du
congrès de cette société en juin 1995: "deux aspects de notre travail me
semblent avoir été laissés quelque peu dans l'ombre: la méthodologie
et la déontologie du chercheur. Deux problématiques liées puisque la seconde
touche entre autres au rapport sujet/objet."(5) De
manière explicite, le lien entre la thématique de la construction de l'objet et celle de
la dimension éthique de cette construction est ici posé et nous revenons à ce
que nous voulions évoquer en débutant ce texte par "dans la foulée".
Présentation des contributions
Dans une première section, nous avons regroupé deux textes qui s'inscrivent à
plein dans la foulée du numéro sur la construction de l'objet et qui souscrivent à
la nécessité d'une réflexion éthico-épistémique, ceux
de Georges Tissot et de Gilbert Vincent. Dans une deuxième section, sont regroupés les
textes de sociologues de la religion qui, sur la base de leurs pratiques, s'interrogent sur les repères
éthiques et les balises déontologiques qui structurent tant les recherches de terrain que
les développements théoriques en sociologie des religions; ce sont les textes de Liliane
Voyé, de Jean-Paul Rouleau et d'Alfred Dumais. Dans la troisième section, nous avons
regroupé des textes qui abordent la relation éthique/sciences des religions devant diverses
pratiques sociales; les textes de Hubert Doucet, de Monique Dumais et d'Éric Volant. Enfin, dans
une quatrième section deux spécialistes de l'histoire des religions illustrent le rôle
éthique que peut jouer cette discipline; les textes d'Antonio Gualtieri et de Sheila McDonough.
Sans vouloir reprendre ici les résumés des textes présentés dans les
dernières pages de ce numéro, nous voulons cependant les mettre en perspective et
en dégager les points saillants.
Dans un texte intitulé "Sciences des religions, une éthique?", Georges Tissot
propose une réflexion de fond - pour ne pas dire fondamentale - sur ce qui se joue dans
l'interrogation propre à une science des religions et qu'il reconnaît comme étant
une éthique. Réflexion de fond en ce qu'elle s'ancre dans une anthropologie de la
connaissance, voire plus précisément de la raison/intelligence que lui inspire notamment
les travaux du philosophe français Manuel de Dieguez. Ce faisant, G. Tissot ne craint pas de
relever un défi majeur du développement actuel des sciences humaines que Jean-Marc
Ferry énonce ainsi: "non pas le dépassement de la philosophie par les sciences humaines,
mais le devenir philosophique de ces sciences." (6) Ainsi, pour
G. Tissot, la science des religions est aussi le lieu d'une raison prospective car "non seulement elle
ouvre à décrire l'histoire, à certains égards complexes, des us et coutumes,
des mours et des grandes figurations [raison descriptive], mais à montrer ce qui a
été pondéré en vue du possible que le sujet, responsable dorénavant
de la vie et de la mort, voudra bien créer et incarner dans l'histoire". Pour G. Tissot, une telle
science des religions "ouvre donc le débat tout entier de l'étude des humains". Elle
s'inscrit dans ce que Jean-Marc Ferry nomme le discours reconstructif, celui de la compréhension
critique du monde qui "reconstruit dans une "science de l'expérience de la conscience" le
procès de formation au cours duquel se succèdent des positions déterminées
sur ce qui est : des compréhensions du monde" (7)
.
Dans cette perspective, et en guise de transition vers le texte de Gilbert Vincent, ce qui compte
maintenant, ce n'est pas la constitution subjective de l'objectivité en général, mais
ce que nous comprenons et ce qui définit cette compréhension à un moment
donné (nous suivons ici encore J.-M. Ferry) : non pas l'idée d'un Sujet originaire tout
constitué qui constitue son monde, mais l'événement intersubjectif de la
compréhension; non pas le thème de la constitution mais celui de l'interprétation
(8). En effet, dans son texte intitulé "Forme symbolique
des objets de connaissance et éthique de la distanciation. Perspectives éthiques en
sociologie des religions", Gilbert Vincent démontre que "la réflexion éthique n'est
pas un exercice marginal, témoin embarrassant du remords ou de la mauvaise conscience du
chercheur encore en proie à quelque aspiration humaniste. Du moins n'est-elle pas marginale si
et pour autant que c'est bien la question de la double implication éthico-épistémique
du subjectif par l'objectif et de l'objectif par le subjectif qu'elle entend assumer." Débusquant les
stratégies d'évitement de la question éthique ou celles de sa réduction
à une "surenchère déontologique", G. Vincent met à jour l'implication
éthique de toute construction de l'objet religieux. Celle-ci ne saurait se contenter d'une exigence
de rupture épistémologique trop souvent accompagnée d'une rupture
communicationnelle et limitée aux "modalités déontologiques du chercheur".
Pour G. Vincent, seule une exigence de distanciation peut permettre une objectivation scientifique non
réductionniste et ouverte aux formes symboliques de l'objet religieux. Loin de limiter son propos
à la seule présentation des exigences éthico-épistémiques, il en
propose une actualisation en se tournant vers l'approche durkheimienne de la religion et sur les
défis que posent les analyses contemporaines des phénomènes identitaires et
sectaires.
Les trois textes suivants sont ceux de sociologues de la religions qui, comme nous le disions plus
haut, ont accepté d'interroger les dimensions éthiques et déontologiques de la
recherche en sociologie des religions. Moins portés que les textes précédents
à poser le questionnement en amont, ces textes ont en commun d'interroger ce que rencontrent,
en cours de recherche et en aval de celle-ci, les sociologues des religions.
Dans "Droits à la connaissance et droits des personnes", Jean-Paul Rouleau met en relief
le fait que la pratique scientifique de la sociologie des religions est une pratique sociale qui s'inscrit sur
un fond de relations interpersonnelles, celles qui s'instaurent entre le chercheur et les sujets-objets de
ses recherches, nommément lorsque celles-ci impliquent des enquêtes dites de terrain.
Pour J.-P. Rouleau, tant la phase de cueillette des informations que celle de la diffusion des
résultats suscitent des enjeux éthiques qu'il convient d'examiner de plus près. Ici,
le sociologue des religions n'est pas dans une position tellement différente d'autres chercheurs en
sciences sociales et même en recherche sociale où les méthodologies impliquent
"l'accès, le traitement ou l'utilisation d'informations provenant de la sphère personnelle
et intime du sujet" (9). Comme tous ceux qui font de telles
recherches, le sociologue des religions doit être interpellé par le fait que les règles
déontologiques actuelles sont de plus en plus problématiques. C'est ce qu'ont notamment
signalé Guy Bourgeault et Lorraine Caron dans un colloque sur L'éthique de la recherche
sociale tenu à l'ACFAS en 1994. Pour eux, les balises communément admises par les
comités universitaires de déontologie de la recherche traduisent une éthique
minimaliste, voire étriquée et corporatiste. En effet, si l'on veut promouvoir les droits des
personnes qui sont sujets-objets de la recherche, il faut par exemple se distancier des règles
usuelles du consentement qui, fût-il libre et éclairé et une fois donné, est en
même temps, trop souvent, un renoncement à son statut de personne! Quant à la
diffusion des résultats, "rien n'est généralement prévu [...] qui
reconnaîtrait de façon claire le droit des personnes participant à la recherche et des
groupes, compte tenu de leurs intérêts et en retour de leur collaboration, à une
information privilégiée quant aux résultats de la recherche, la confidentialité
des données personnelles étant bien sûr, assurée"
(10). On saura gré à J.-P. Rouleau de conclure son article par un appel
à la communauté des chercheurs afin qu'en ce domaine une éthique
discutée et une responsabilité partagée puisse se tailler un chemin et
endiguer la mise en place de plus en plus marquée des mécanismes de contrôle.
Si la sociologie des religions est une pratique sociale, "Le sociologue est aussi un acteur
social" comme l'indique le titre du texte de Liliane Voyé et, pour le mettre en perspective, on nous
permettra ici d'emprunter les remarques d'une des évaluations externes de cet article : "Il s'agit
d'un article fort intéressant qui permet de poser avec amplitude et pertinence de nombreuses
questions au sujet du métier de sociologue et dont le propos est illustré avec
éloquence à partir du cas de la Belgique. Bien que le texte soulève plus de
questions qu'il n'en résout, il témoigne d'une compréhension approfondie de la
complexité de la pratique sociologique et des enjeux de la production de ce type de savoir. Si
les questions d'éthique sont abordées de manière très
générale, ce texte contextualise cependant fort bien le débat qui préoccupe
la communauté scientifique en ce domaine." En effet, c'est faute de débat sur ces
questions aux apparences futiles pour certains, qu'il importe que des sociologues, comme ici Liliane
Voyé, puissent, "sans prétention" et à partir de leur expérience, partager
leur réflexion sur les dimensions éthiques et déontologiques en sociologie des
religions. L Voyé s'intéresse notamment à montrer que la question de la
définition de la religion, sur laquelle les sociologues de la religion reviennent sans cesse, a des
implications socio-éthiques, voire politiques et qu'y est donc engagée la
responsabilité du sociologue. Dans nos sociétés, la place de la religion dans la
sphère publique n'est pas seulement l'objet de guerres fratricides entre diverses positions
religieuses mais également de positions scientifiques sur la religion. En effet, les sociologues des
religions - mais aussi les autres spécialistes en sciences des religions - produisent des
études qui ont des effets de légitimation ou de contestation des pratiques sociales,
même si ces acteurs scientifiques ne se mêlent pas toujours in concreto aux
débats. En guise d'exemple récent, le directeur des affaires publiques de l'Église
de scientologie de Montréal réagissait ainsi aux propos du chroniqueur aux affaires
religieuses du journal Le Devoir: "Comment se fait-il - écrit-il - que des universitaires
de renom (Roland Chagnon, UQAM; Petro Bilaniuk, Université de Toronto; Regis Dericquebourg,
Université de Lille; Brian Wilson, Université d'Oxford), qui ont étudié
sérieusement la religion de scientologie continuent de reconnaître sa nature religieuse alors
que Stéphane Baillargeon [le journaliste] affirme le contraire?
(11) " Ainsi, des pratiques religieuses - quelles qu'elles soient - peuvent revendiquer leur
légitimité sociale et bénéficier des politiques fiscales ou autres en fondant
cette légitimité sur la scientificité éprouvée de leur statut de religion.
Telle est l'une des problématiques que L. Voyé aborde dans son texte.
Enfin, le troisième article de cette section, "L'éthique ou les exigences du
métier" d'Alfred Dumais, reprend sous un autre angle quelques une des questions abordées
dans les articles précédents, notamment la relation sujet/objet, l'articulation
éthique/religion et la question des déontologies. Dumais ajoute à ces thèmes
une incursion fort appropriée dans l'éthique des fondateurs en sociologie des religions.
Pour A. Dumais, on ne peut répondre aux préoccupations actuelles sans se tourner vers
des auteurs qui ont, sur ces sujets, tracé des voies incontournables. Ainsi fait-il d'abord
écho à Nietzsche et à son image de l'ombre reprise avec force par Fernand Dumont
dans L'anthropologie en l'absence de l'homme (Paris: PUF, 1981)
(12), ensuite à la neutralité axiologique et à l'éthique
du métier de Max Weber, et enfin à E. Troltsch pour l'articulation éthique et
religion.
Dans la troisième section portant sur les pratiques sociales, les trois auteurs sont des
spécialistes de l'éthique, pour ne pas dire ici des éthiciens, qui font carrière
dans des départements de sciences religieuses ou de théologie (H. Doucet, M. Dumais,
É. Volant) - des religious ethicists, comme les appellent nos collègues anglo-saxons.
Dans un texte intitulé "Religion et bioéthique. Réflexions sur l'histoire de
leur relation", Hubert Doucet dégage la place qu'a prise la religion dans l'entreprise
bioéthique nord-américaine depuis son émergence, au milieu des années
1960, jusqu'à aujourd'hui. À la lumière de l'analyse que l'auteur nous propose de
"l'attirance réciproque et [de] la tension continue qui caractérisent la relation entre
bioéthique et religion", on pourrait formuler le constat suivant : le facteur religieux en
bioéthique est d'abord le fait d'une éthique théologique dont les représentants
protestants et catholiques ont tour à tour pris de l'importance selon que le contexte
socio-économique ait favorisé une attention forte aux droits des individus
(années 1970 et début des années 1980) - et, dans ce cas, domine le
modèle protestant - ou que ce contexte ait favorisé une attention forte sur le bien
commun (fin des années 1980 et début des années 1990) - et, dans ce cas,
resurgit le modèle catholique. Ainsi, les éthiques religieuses sont à étudier
non seulement dans une perspective internaliste, mais surtout dans une perspective qui s'intéresse
aux rapports complexes qui se tissent entre elles et le milieu social dans lequel elles se développent.
Ici, on comprendra qu'on puisse évoquer l'inspiration des travaux de Max Weber pour un
tel chantier.
D'autre part, dans la mesure où les intervenants dans les milieux de la santé
sont de plus en plus sensibles à la dimension spirituelle de l'expérience de la maladie et
de la souffrance et que cette même dimension échappe de plus en plus aux pratiques
éthiques dominantes, l'étude de H. Doucet indique le rôle grandissant qu'est
appelée à jouer une science des religions dans la formation des intervenants et dans
le débat bioéthique. En effet, si la bioéthique se préoccupe des
malades au titre de sujets de droits, elle ne réussit pas ou prou à tenir compte que ces
personnes ont toujours "une vie profonde qui ne s'approche que dans le symbolique", soit, pour le dire
autrement, qu'elles ont une âme (13). Ici, ce
n'est plus seulement la théologie qui peut avoir voix au chapitre, mais aussi la science des
religions "qui ouvre à l'intelligence des différentes religions et sensibilités
spirituelles".
Présente en bioéthique, l'éthique religieuse s'investit également
dans les questions écologiques, notamment sous la plume des chercheuses féministes
en théologie et sciences des religions. Comme le souligne le titre de l'article de Monique Dumais,
"Préoccupations écologiques et éthique féministe", il en va d'un
affinité élective entre ces deux termes ainsi que l'exprime bien le concept
d'écoféminisme. Ce concept, écrit l'auteure, "rassemble deux mouvements
dans un unique dynamisme: il contient les divers efforts des femmes pour sauver la Terre et les
transformations du féminisme en Occident qui indiquent une nouvelle façon de
considérer les femmes et la nature". Porté par des théologiennes,
l'écoféminisme leur permet d'élaborer plus qu'une éthique, mais
aussi une esthétique et une spiritualité de la création.
Si les sciences des religions peuvent ainsi contribuer aux diverses entreprises éthiques
que sont la bioéthique et l'éthique de l'environnement, elles peuvent aussi, selon
Éric Volant, apporter leur éclairage sur des problématiques sociales "qui
produisent ou qui risquent de produire la souffrance des populations". Prenant l'exemple du
chômage, É. Volant aborde le problème social de l'exclusion et montre que,
par delà les analyses économiques et instrumentales, il y a place pour une analyse
éthique "qui étudie le phénomène de l'exclusion dans l'optique
d'une juste répartition des fardeaux et des bénéfices entre les membres de
la société, de la création de liens de responsabilité mutuelle entre les
partenaires socio-économiques et les populations affectées". Cependant, cette
approche a également des limites devant la condition humaine en ce qu'elle "rencontre
sur son chemin des mythes qui sous-tendent des prises de position, des lois, ou des directives".
C'est ici que l'auteur appelle à l'éclairage de l'anthropologie, de l'histoire et de la
philosophie de la religion. Plus, É. Volant plaide en faveur d'une cohabitation entre sciences
des religions et éthique afin "d'instaurer une interrogation critique à l'égard des
rapports historiques des forces opposées qui sont à l'ouvre dans le tout social, y
compris dans le domaine religieux". Sans y référer explicitement, l'article d'É.
Volant n'est pas sans évoquer l'étude que Pierre Bourdieu a mise en ouvre sur la
souffrance sociale (14). Que la science des religions
puisse jouer un rôle dans le décryptage des mythes qui sous-tendent les formes
dominantes de représentation sociale et politique qui forment un "écran de projections,
parfois absurdes, parfois odieuses, derrière lequel la souffrance se cache"
(15), voilà certes une tâche éthique en ce qu'elle participe
à une sorte de maïeutique sociale qui, à l'instar de l'approche
préconisée par Bourdieu dans son étude, "se situe à l'intersection de
la science sociale, de la politique et de la morale civique" (16).
Spécialiste de l'histoire comparée des religions à l'Université
Carleton (Ottawa), Antonio Gualtieri aborde, dans son article, la question des symboles religieux dans les
institutions civiles contemporaines en prenant l'exemple du port du turban par des sikhs membres de la
Gendarmerie royale du Canada (GRC/RCMP) dont l'uniforme est, par ailleurs, un emblème fort de
l'identité canadienne. Puisque ce cas est allé devant les tribunaux canadiens et qu'il a
mis en cause la liberté religieuse et les limites de l'exercice des droits inhérents à
celle-ci, il n'est pas sans interpeller les spécialistes de l'étude de la religion. Dans ce cas
comme dans d'autres analogues, les spécialistes des sciences des religions ont certes un
rôle à jouer, voire un rôle éthique dans la mesure où leur visée
de compréhension du religieux s'inscrit dans une visée socialement élargie d'une
intercompréhension qui puisse être rationnellement motivée. Nous évoquons
bien sûr ici toute la thématique de l'éthique de la discussion
développée par J. Habermas et qui est en même temps le moyen par lequel peut
se déployer les exigences de la démocratie (17).
En effet, quelles sont les conditions de possibilité du pluralisme religieux et de la tolérance
des multiples formes d'expressions religieuses dans une société qui veut honorer en
même temps les exigences de la démocratie? On le voit, les questions religieuses suscitent
de plus en plus de débats socio-éthiques auxquels les spécialistes des sciences des
religions peuvent contribuer en apportant une connaissance valide de ce que mettent effectivement en
cause les symboles religieux, ainsi que le fait ici avec à propos A. Gualtieri.
Si le rôle éthique des sciences religieuses peut se mesurer à leur contribution
aux débats socio-éthiques, il peut aussi se mesurer à leur contribution à
l'amélioration des relations humaines. Tel est le propos de l'article de Sheila McDonough, "What
Can the Study of Religion Contribute to Society?". Pour elle, l'histoire des religions apporte une
connaissance des religions qui permet de transcender et de contrer les préjugés.
On peut ainsi entrevoir la contribution des sciences des religions à une reconnaissance
d'autrui qui puisse nourrir la coexistence pacifique et enrichissante des personnes et des cultures.
Dans cette perspective, l'enseignement des sciences des religions, même dès le primaire,
favorise une connaissance concrète des valeurs des autres religions et cultures ainsi que de leurs
pratiques, leurs rites, leur art. S. McDonough montre que loin d'être statiques, ces traditions
s'inscrivent dans le procès de l'histoire; mieux, qu' elles demeurent le fruit de choix et
d'interprétations cumulatifs et renvoient à la complexité des contextes particuliers.
Elle tire des ses propres recherches et expériences, en particulier de sa connaissance intime de
l'islam, de nombreux exemples qui illustrent son propos. Ce texte devient un vibrant appel à
l'écoute de la vie concrète des traditions et des personnes, à sonder les images,
les symboles et les métaphores spécifiques aux cultures, à dépasser les
vues simplistes, fruit de l'ignorance, et à voir que la médiation de la connaissance de
l'autre accroît la connaissance de soi (18).
Au terme de ce parcours, on ne prétendra pas que ce numéro ait fait le tour
complet du jardin, celui-ci étant par ailleurs aussi extensif que le sont les diverses approches
en sciences des religions. Cependant, nous croyons qu'il offre une première récolte de
réflexions sur les questions d'éthique en sciences des religions et on ne peut que
souhaiter qu'elle en suscite d'autres. En effet, la réflexion éthico-épistémique
et le débat sur le rôle éthique des sciences des religions ne nous apparaissent pas
comme un luxe ni comme une futilité, mais plutôt comme un devoir propre à toute
communauté scientifique. Ainsi, conclurons-nous en empruntant au sociologue belge Luc Van
Campenhoudt les dernières lignes d'un article fort pertinent pour notre problématique :
"Loin d'être simples et données d'emblée, les réponses aux questions que
se posent les chercheurs de toutes les disciplines ne peuvent se construire qu'à la faveur de
dispositifs concrets, de méthodes d'organisation et d'animation du travail universitaire, de sorte
que les chercheurs développent non seulement leur conscience et leur responsabilité
éthiques et politiques mais aussi, plus prosaïquement, l'obligation, l'intérêt et
le goût d'aborder frontalement ces questions. Au sens le plus fort du terme, c'est peut-être
un certain style du travail scientifique qu'il faut tenter de promouvoir.
(19)" Ainsi avions-nous entrevu les activités dont sont issus les textes qui
suivent.
(1) Jean-Marc Larouche est professeur en sociologie de l'éthique à
la Faculté de théologie de l'Université Saint-Paul (Ottawa).|Retourner au texte|
(2) Sans dire ici qu'une tradition est en train de naître, on ne peut que
se réjouir de cette collaboration entre la revue Religiologiques et la Société
québécoise pour l'étude de la religion quant à la publication, dans la
première, des actes des colloques organisés par la deuxième dans la cadre
des congrès de l'ACFAS et ailleurs. On osera espérer, dans le respect des
prérogatives et responsabilités spécifiques de chacun, qu'une telle association
puisse se poursuivre et inspirer la mise en oeuvre de telles collaborations dans notre communauté
scientifique, celle des chercheurs ayant pour objet l'étude de la religion.
On me permettra de remercier ici ceux et celles qui ont rendu possible la tenue de ces deux
activités scientifiques. D'abord les membres du conseil de la SQÉR et son
président Jean-Paul Rouleau (Université Laval) pour avoir accepté de les
parrainer; à Georges Tissot (Université d'Ottawa) qui a été coresponsable
avec le soussigné du colloque de l'ACFAS; à Roland Campiche (Lausanne) et Grace
Davie (Exeter) du conseil de la SISR; à Pauline Côté et Jacques Zylberberg
(Université Laval) pour leur collaboration soutenue dans l'organisation de la séance
tenue à l'U. Laval; enfin à tous les participants et à la direction de
Religiologiques.|Retourner au texte|
(3) Pour ces distinctions, voir François-André Isambert, De la
religion à l'éthique. Paris: Cerf, 1992, p. 395-427.
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(4) Gabriel Gosselin, Pour une éthique des sciences sociales.
La limite et l'urgence. Paris: L'Harmattan (coll. "Logiques sociales"), 1992, p. 11.
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(5)Roland Campiche, "Mot du président", Bulletin de la SISR/Réseau,
no 2, octobre 1994, p. 1.|Retourner au texte|
(6) Jean-Marc Ferry, Les puissance de l'expérience. Tome 2: Les
ordres de la reconnaissance. Paris: Cerf, 1991, p. 107.|Retourner
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(7) Jean-Marc Ferry, Les puissances de l'expérience. Tome 1:
Le sujet et le verbe. Paris: Cerf, 1991, p. 141.|Retourner au
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(8) Ibid., p. 144.|Retourner au
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(9) Gary Mullins, "Le consentement éclairé", dans L'éthique
en recherche sociale. Actes du colloque du Conseil québécois de la recherche
sociale (ACFAS, UQAM, 16 mai 1994). Gouvernement du Québec, CQRS, 1995, p. 23.
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(10) Guy Bourgeault et Lorraine Caron, "La déontologie de la recherche
sociale: aspects critiques", dans L'éthique en recherche sociale. Actes du colloque du Conseil
québécois de la recherche sociale (ACFAS, UQAM, 16 mai 1994). Gouvernement du
Québec, CQRS, 1995, p. 141.
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(11) Jean Larivière, Intolérance et désinformation. La nature
religieuse de l'Église de scientologie est reconnue. Le Devoir, 20 février 1996, p.
A-7.|Retourner au texte|
(12) Ce livre demeure à notre avis une des plus importante contribution
à la réflexion éthico-épistémologique.
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(13) Voir à ce propos notre article "Cure des âmes et modernité:
le cas des théologiens en bioéthique", Le Supplément (Paris, Cerf), no
185, juin-juillet 1993, p. 177-184.|Retourner au texte|
(14) Pierre Bourdieu, La misère du monde. Paris: Seuil, 1993, 948
p.|Retourner au texte|
(15) Pierre Bourdieu avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses. Pour une
anthropologie réflexive. Paris: Seuil, 1992, p. 173.
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(16) Ibid. p. 172.|Retourner au
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(17) Voir notamment, J. Habermas, De l'éthique de la discussion
[trad. de M. Hunyadi]. Paris: Cerf, 1992, 206 p|Retourner au
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(18) Nos remarques reprennent ici des observations exprimées par
Georges Tissot lors de la préparation du colloque de l'ACFAS.
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(19) Luc Van Campenhoudt, "Recherche sociologique, éthique et politique", dans H. Ackermans (dir.) Variations sur l'éthique. Hommage à Jacques Dabin. Bruxelles: Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1994, p. 690. |Retourner au texte|