Éric Volant, 2001, Dictionnaire des suicides, Montréal, Liber, 383 p.

 

Spécialiste de l’éthique et de ses rapports avec la mort, auteur de plusieurs ouvrages portant sur ces questions dont Jeux mortels et enjeux éthiques (Sapientia, 1992) et Adieu, la vie... Étude des derniers messages laissés par des suicidés (Bellarmin, 1990), Éric Volant nous offre, avec ce Dictionnaire des suicides, un panorama tout à fait passionnant de la problématique des suicides. Ce pluriel est d’ailleurs essentiel dans la mesure où l’ouvrage démontre avec force combien ce geste renvoie à des valeurs, à des significations et à des enjeux multiples, non réductibles à une explication simple. À travers les époques, les cultures et les religions, tant la distribution des suicides que les méthodes et les finalités démontrent la complexité de cet acte qui obéit à des facteurs sociologiques, religieux, psychologiques et culturels dont l’auteur établit avec finesse la nomenclature et les aspects essentiels.

Ainsi, grâce à quelque trois cents entrées, cet ouvrage permet de saisir les multiples facettes de ce phénomène. L’avantage du dictionnaire sur d’autres formes livresques, c’est qu’il permet d’éliminer une perspective linéaire et didactique au profit d’une exploration multiforme.

On peut lire, à la façon de l’ autodidacte sartrien, le dictionnaire de la lettre A (Adler, Alfred) à la lettre Z (Zweig, Stefan), par coïncidence tous deux Viennois, explorant au gré du hasard alphabétique les différentes dimensions du suicide, que ce soit des auteurs, des figures de suicidés célèbres (réels ou imaginés), des théories, des réflexions sociologiques ou philosophiques, des statistiques, etc. Cet itinéraire permet ainsi de sauter de lieux, d’époques, de paradigmes, déplaçant le lecteur dans un univers démultiplié, semblable à un patchwork où, par exemple, John Donne, chapelain anglais et auteur de Biothanathos (1610), voisine avec Jack D. Douglas, sociologue américain, auteur de l’ouvrage The social meaning of Suicide, et Pierre Drieu La Rochelle, romancier français qui collabora avec les autorités nazies et se suicida à la fin de la guerre.

À cette stratégie de la promenade ouverte aux surprises et aux découvertes, il est bien sûr possible d’opposer d’autres alternatives tout aussi intéressantes. Ainsi, à part la recherche d’une entrée particulière, le lecteur peut organiser des parcours plus individualisés selon ses intérêts. Le dictionnaire peut ainsi être parcouru en enfilant, tel un jeu de perles, les auteurs philosophiques (par exemple, d’Alembert, Aristote, Deleuze, Jankélévitch, d’Holbach, Nietzsche et Voltaire), sociologiques ou psychologiques (Baechler, Durkheim, Freud, Le Breton, Morselli, etc.), permettant de comparer et de confronter les thèses essentielles et les influences à partir d’une présentation des œuvres principales. Une autre avenue que l’on peut emprunter est celle de la littérature. Aux auteurs anciens, comme les poètes Lucrèce ou Virgile, viennent se joindre, par exemple, Goethe, Romain Gary, Primo Levi ou Mishima.

Un troisième itinéraire permet de répertorier les suicidés célèbres, depuis les personnages mythiques ou fictifs, comme Didon, princesse de Tyr, Iphigénie, Tristan et Iseut, ou réels, comme Pauline Julien ou Gudrun Ennslin qui fit partie de la bande à Baader en Allemagne. Un quatrième parcours possible, plus thématique, consiste à associer les entrées de type sociologique (par exemple, âge, autochtones, état civil, économie, exclusion, femmes, immigration, jeunes, sexe, etc.), ce qui aide à comprendre comment les différents déterminants liés aux contextes socio-économiques influencent l’occurrence du suicide.

Les entrées géographiques (Belgique, États-Unis, France, Japon, Québec) permettent, quant à elles, de préciser les variations internationales. Les multiples facteurs psychologiques portant sur la santé mentale et impliqués dans le suicide (alcoolisme, anorexie, brimade, crise, dépression, ennui, risque, etc.) peuvent aussi servir de fil conducteur, tout comme les entrées portant sur les enjeux philosophiques, éthiques et juridiques (éthique, liberté, droit au suicide, suicide assisté). Cette filière particulièrement intéressante contribue à dégager les dilemmes moraux qui sous-tendent la question du suicide, où s’opposent les tenants " de la morale simple condamnant tous les suicides en principe et dans tous les cas, et une morale nuancée, qui est attentive aux différences entre les cas, approuvant les uns, blâmant les autres " (p. 110), ces deux modèles servant de toile de fond aux polémiques entourant cet acte et ce, depuis l’Antiquité. La morale simple sert par ailleurs de ligne de force aux conceptions religieuses sur lesquelles on retrouve quelques entrées (Bible, Bouddhisme, Talmud par exemple). Les informations sur les types de suicide (martyre, sacrifice, kamikaze, attentat-suicide) et les moyens suicidaires peuvent aussi servir de points d’ancrage pour la lecture, et ils mettent en évidence les différentes motivations au suicide et les modes d’accomplissement.

Comme pour tout dictionnaire, on peut cependant dégager certaines limites dans le contenu. Ainsi, il aurait été intéressant d’avoir des entrées traitant de façon plus approfondie des aspects religieux. On retrouve, par exemple, l’entrée " Bouddhisme ", mais les autres religions ne font pas l’objet d’un traitement spécifique, bien que des informations à leur sujet se retrouvent distribuées dans les autres notices. Il en est de même pour les pays dont le choix ne semble pas obéir à des critères clairs.

La liste des figures des suicidés semble aussi redevable d’un traitement arbitraire. Par exemple, on peut noter l’absence d’une entrée " Otto Weininger ", philosophe viennois, auteur de Sexe et caractère, ou de mathématiciens comme Kurt Gödel, qui se suicida au service d’urologie de l’hôpital de Princeton après avoir refusé de se nourrir, sous le prétexte que ses médecins essayaient de l’empoisonner. Il aurait aussi été intéressant d’explorer le thème du suicide dans les arts comme le cinéma qui, à part les entrées sur des cinéastes, n’a pas fait l’objet d’un traitement spécifique. Ces carences sont relativement mineures et pourraient être corrigées dans une édition ultérieure. Ce livre constitue donc une somme particulièrement remarquable qui pourrait nourrir la réflexion des intervenants dans le domaine religieux et de la santé œuvrant à la prévention du suicide, dont on sait combien il constitue un problème aigu au Québec.

Joseph-Josy Lévy

Université du Québec à Montréal