Giancarlo Zizola. 1995. Le successeur. Paris: Desclée de Brouwer, 364 p.



Giancarlo Zizola est un journaliste romain et l'un des vaticanologues les mieux informés de ce qui se passe dans l'entourage de la papauté. Dans ce livre remarquable, il trace un profil nuancé et balancé du pape Jean-Paul II, et il esquisse une espèce de portrait-robot de celui qui pourrait être son successeur à la tête de l'Église catholique à l'aube du troisième millénaire. Selon lui, le pape polonais actuel est un des leaders mondiaux les plus médiatiques qui soient, un homme qui n'a pas peur d'adopter des positions critiques et originales qui vont souvent à contre-courant de l'opinion publique. Avec ses nombreux voyages, le pape, qu'au siècle dernier on appelait «le prisonnier du Vatican», est devenu un si grand voyageur qu'on pourrait presque le taxer maintenant de gyrovague. Toutefois, au plan des idées, il faut bien avouer que c'est un homme qui ne dévie pas beaucoup de la route exigeante qu'il s'est fixée dès son jeune âge.

Zizola accorde beaucoup d'importance dans ce livre aux cardinaux, ces grands électeurs parmi lesquels le prochain pape sera presque sûrement choisi. Il parle beaucoup des récents conclaves, ces réunions extraordinaires de cardinaux convoquées automatiquement suite à la mort d'un pape, et qui sont le plus vieux processus électoral au monde, remontant à l'an 1059. Le prochain conclave se tiendra non pas à la chapelle Sixtine comme c'est le cas depuis longtemps, mais dans un nouveau local dans la partie ouest de la Cité du Vatican appelé l'hospice de Sainte Marthe. En 1978, après la mort subite de Jean-Paul I, Karol Wojtyla, le cardinal de Cracovie, s'est faufilé entre deux candidats italiens, le réactionnaire cardinal Siri de Gênes, et le cardinal modéré Benelli de Florence, ancien substitut à la Secrétairie d'État sous Paul VI et principal stratège de l'élection comme pape d'Albino Luciani de Venise, à peine un mois plus tôt. Le prochain conclave sera immédiatement précédé d'une Congrégation générale qui durera de quinze à vingt jours au maximum, pour donner aux cardinaux le temps d'arriver à Rome et de se consulter sur la recherche de celui qui remplacera le premier pape slave de l'histoire de l'Église.

Zizola s'attend à ce que les cardinaux élisent un cardinal âgé, ce qui donnera un pontificat plutôt bref. Avec leurs 19 électeurs (11 de la Curie et 8 titulaires de sièges épiscopaux), les cardinaux italiens sont maintenant largement minoritaires, mais il y a de bonnes chances que le successeur de Jean-Paul II soit quand même un italien; il est possible aussi que le futur pape soit originaire du Tiers-Monde, qui compte 44.16% des électeurs et 63.8% des catholiques du monde entier. Tout est dorénavant possible depuis l'élection du premier pape non-italien depuis Adrien VI, un Hollandais dont le pontificat ne dura qu'un an, du 31 août 1522 à la mi-septembre 1523. Il y a non seulement l'origine nationale et l'âge, mais aussi la formation, la carrière, l'expérience pastorale, la personnalité, la santé et l'orientation idéologique qu'il faut considérer quant on suppute les chances des papabili. Comme plusieurs de ses prédécesseurs, Jean-Paul II tente sans doute actuellement d'orienter le choix de son successeur par ses nominations épiscopales et cardinalices, mais il n'est pas sûr qu'il puisse y arriver, comme Jean XXIII l'avait réussi pour son dauphin Montini (Paul VI), car les longs pontificats ont souvent pour effet de faire désirer un changement radical de direction - alors que les papes de transition sont souvent bien placés pour aider leur candidat favori, même s'ils n'ont pas eu le temps de renouveler le Collège des cardinaux.

Zizola parle aussi de la Curie romaine, qui demeure une instance très puissante et dans laquelle survit une droite encore assez robuste. La Curie a ses candidats italiens préférés - Camillo Riuni et Pio Laghi. Mais le cardinal Carlo Maria Martini de Milan demeure sans doute le plus papabile des papabili, même si le dicton qui affirme que «quiconque entre comme pape au conclave en ressort le plus souvent comme cardinal» risque de jouer contre lui. Ses appuis dans la Curie sont faibles, mais il est connu et apprécié ailleurs. Il y a plusieurs autres cardinaux dont les noms circulent, surtout depuis que la santé de Jean-Paul II n'est plus ce qu'elle était. Zizola mentionne par exemple le cardinal Piovanelli de Florence et le cardinal Saldarini de Turin, deux italiens moins progressistes que Martini mais tout de même de tendance libérale, et qui pourraient être de bons papes de compromis. Quant à Silvestrini, préfet de la Congrégation pour les Églises orientales, il serait un excellent choix, mais il est peut-être trop progressiste pour plusieurs de ses collègues de la Curie et de l'Italie.

Parmi les non-italiens, les possibilités sont nombreuses. Zizola parle des papabili africains comme Gantin et Arinze, des latino-américains comme le brésilien de droite Moreira Neves et l'argentin de gauche Eduardo Pironio, héritier spirituel de Jean XXIII. Les asiatiques et les américains du nord par ailleurs ne semblent même pas dans la course. Quant aux cardinaux titulaires d'archevêchés en Europe, Zizola n'en parle point, mais d'autres observateurs, c'est bien connu, mentionnent souvent le nom du cardinal Lustiger de Paris, à cause de son origine juive, et Zizola lui-même parle du belge Schotte comme un candidat favori de la Curie. Quant à Roger Etchegaray, ancien archevêque de Marseille et président de la Commission «Justice et Paix», Zizola le mentionne en passant, mais il ne semble pas penser qu'il a la moindre chance d'être élu pape.

Les derniers chapitres du livre de Zizola sont étonnamment discrets concernant les noms des papabili et les chances de chacun. L'auteur se contente, après avoir tracé une ébauche du portrait de Jean-Paul II, de dessiner quelques scénarios pour réformer la papauté, et pour changer la façon de sélectionner les évêques dans l'Église latine. Selon lui, comment un seul homme peut-il choisir 5 000 évêques et un nombre encore plus grand de professeurs de théologie, dans tous les pays du monde, sans s'en remettre à une bureaucratie centralisatrice? Zizola, à la suite de Hans Küng, Bernard Häring et d'autres théologiens connus, opte plutôt pour la subsidiarité et la décentralisation des décisions, et le primat du service et de la charité. Il conseille à l'Église de ne pas rater le train de l'histoire sur le plan de la démocratisation et de l'assouplissement du pouvoir interne, et sur le plan de l'accueil de la légitime diversité et pluralité des formes chrétiennes. Il souhaite même la tenue d'un nouveau concile oecuménique qui pourrait avoir lieu cette fois-ci, comme ce fut le cas pour le premier concile, à Jérusalem même, et qui réunirait tous les évêques et responsables d'Églises chrétiennes. Le dialogue pourrait s'étendre aussi aux autres grandes religions mondiales par des invitations d'observateurs.

Le dernier chapitre du livre de Zizola a pour titre : «Pour l'unité du genre humain». Zizola y fait référence à la rencontre de la Conférence des Églises européennes à Assise en mai 1995 qui a reconnu que les divisions qui déchirent la société et les désastres écologiques qui défigurent la Création ont un sens éminemment oecuménique, car ils blessent «le Corps du Christ considéré comme le Corps de l'humanité crucifiée». Il cite en l'approuvant le théologien Hans Küng qui affirme: «une théologie au service de l'humanité doit se mettre au service de l'entente et de la collaboration entre les religions; son objectif est de fonder une éthique mondiale». (p. 340) L'Église doit aussi favoriser la défense des droits humains, la démocratie planétaire, ainsi que le passage à une autorité mondiale. Pour cela, elle doit contrer les pouvoirs économiques dominants liés au néolibéralisme, travailler au dépérissement des États nationaux, et aider concrètement au transfert de la souveraineté nationale à un ordre politique supérieur.

Même s'il ne semble pas favorable au rigorisme moral du pape sur les questions familiales et sexuelles, ni à son conservatisme au plan de certaines nominations d'évêques, ni à son appui à des groupes de droite comme Opus Dei et Comunione e liberazione, Zizola reste impressionné par l'action de Jean-Paul II au plan de la géopolitique et de l'oecuménisme, et par certains de ses écrits comme Centesismus annus et Sollicitudo rei socialis où il est beaucoup question de problèmes socio-économiques et d'environnement, que le pape perçoit de façon assez progressiste. Mais selon Zizola, il reste encore beaucoup de chemin à faire avant que le pape ne se mette à agir «comme un possible prophète de l'humanité plus que comme simple chef de son Église» (p. 359). Zizola a l'espoir que le successeur de Jean-Paul II sera moins prisonnier que Jean-Paul II des vues étriquées de certains secteurs de la Curie romaine et qu'il entreprendra les réformes devenues nécessaires de la structure monarchique-absolutiste de la papauté, qui permettraient de revenir à la fonction essentielle et primitive de Pierre considérée comme «signe de communion de tous les disciples du Christ» (p. 294).

En somme, ce livre-enquête est une mine d'informations précises sur la papauté, livrées par un observateur pondéré, modéré, au jugement sûr. C'est un livre qui doit être lu par tous ceux qui se permettent de pontifier sur un pontificat qui est beaucoup plus riche et plus complexe que l'on ne peut l'imaginer en lisant uniquement les condamnations péremptoires et les vignettes hagiographiques à l'eau de rose des journaux et des magazines.


Jean-Guy Vaillancourt
Université de Montréal

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