Patrick Trousson. 1995. Le recours de la science au mythe. Pour une nouvelle rationalité. Paris : L'Harmattan.


Ce livre, paru dans la Collection «Conversciences» dirigée par Philippe Brenot - «espace d'interaction pour que conversent les sciences en Conversion» -, arrive comme le bouquet après le long feu d'artifice d'un Nouvel Esprit Scientifique parti des paradoxes de la physique quantique des années 1920, consolidé à Cordoue (1979) comme à Tsukuba et surtout à Venise (1986) et Washington, et dont les prémisses s'annonçaient dans les travaux du physicien Gérald Holton (1981), de la physicienne Anne Jobert (1984), des Capra, Pribram, Costa de Beauregard, Bohm ou Charon, d'Espagnat, etc.  «Bouquet», disions-nous, c'est-à-dire apex, couronnement, conclusion décisive.  Et ceci parce que Patrick Trousson, responsable des projets de recherches scientifiques à la Commission Européenne de Bruxelles, est à la fois physicien et informaticien; outre la vaste culture philosophique et traditionnelle que révèle la bibliographie de son livre, il est également bon connaisseur de la mythologie, et spécialement de la mythologie celtique et indo-européenne.  Ce que pressentait Bernard d'Espagnat, à savoir une «raison commune» entre mythe et science contemporaine, est ici nettement explicité.

Les fameux «confins de la connaissance» qu'appelait de ses voeux notre «Rencontre de Venise», il y a dix ans, sont ici explorés tout en respectant les «deux langages» de la lecture de l'Univers tels que nous les constations à Cordoue.

Mais - avancée considérable - le recours au mythe permet de faire comprendre la «nouvelle rationalité» des explications scientifiques.  C'est ainsi qu'une relecture attentive du fameux mythe du Titan Prométhée, en rapport direct avec le «miracle grec», ce «coeur aventureux» enchaîné par Héphaïstos, le dieu industrieux de la technique, modèle de notre éthique du «Travailleur» chère à Jünger est finalement délivré par Héraclès le fils du Dieu poursuivi par la colère d'Héra...  Destin bien semblable à celui de la logique binaire du «miracle grec», délivrée sous nos yeux par l'instrumentation des logiques du «tiers-inclu»... C'est ainsi que les scenarii des légendes celtiques de Pwyll et Rhiannon, de Dagda Ollathaïr et Boann, montrent amplement à la fois la fameuse relativité de l'espace et du temps, et le principe de dualitude (ou de système) que F.Capra allait, quant à lui, chercher dans le taoïsme.  Le holisme systémique de la physique contemporaine et les théories de l'émergence du monde sont éclairés en compréhension tant par le mythe du Géant Ymir que par l'Oeuf cosmique du Mahabharata.  Lug, l'Artisan multiple «contestation personnalisée du refus celtique du principe de la dualité» selon Jean Markale, fait comprendre, par une sorte de mise en scène symbolique, la théorie anti-mécaniste du «Bootstrap» de Chew, aussi bien que la logique énergétique de Lupasco.  Odin tout comme l'arbre axe du monde Yggdrasill illustrent à l'intuition des théories des dénivellements d'échelle (temps dissymétrique macroscopique, temps symétrique de la microphysique, etc.) et les seuils des «catastrophes» selon René Thom : chaque «dévoilement des runes» est le modèle épistémologique de la «créativité» (I. Prigogine) scientifique...  En clef de voûte de cette belle quête épistémologique se trouve bien entendu la «complexité» du Graal, modèle de la non-séparabilité des processus de quête de la signification qui se caractérisent (comme Lupasco l'a dit après Niels Bohr) par la complémentarité des antagonismes.

Toute cette «monstration» (Darstellung) du parallélisme entre démarche mythique et «nouvelle» démarche scientifique est confortée encore par de très nombreux tableaux et diagrammes comparatifs.  Mais l'axe fondamental de cette passionnante étude c'est que sont liées «symbolique et logique du tiers-inclu», et la conclusion - le constat si bien instrumenté - est lourde de conséquences pour notre «modernité» et la rationalité que nos sciences sont en train de construire victorieusement pour le troisième millénaire : c'est que l'approche symbolique non seulement est validée par tout l'arsenal de la science de pointe (indéterminisme d'Heisenberg, «réel voilé» de d'Espagnat, «logique floue» de Capra, «bootstrap» solidaire de tout le Cosmos, etc.) mais surtout, comme nous et nos amis des CRI ne cessent de le revendiquer depuis plus de trente ans, que «la symbolique amène, contrairement au langage courant, une néguentropie du langage, un ordre croissant, une augmentation de l'information et de la compréhension...» De nos jours donc lí«abstraction mathématique et la symbolique sont des langages travaillant sur des structures à niveaux multiples».

Jamais, donc, «l'explication» mathématique, devenue plurielle, complexe, non-dualiste, n'a été si proche de la «compréhension» symbolique et mythique. Tout cela était certes pressenti par notre «Science de l'Homme» avec les travaux du «réformisme» de G. Simmel et de Maffesoli (qui vient tout juste de sortir, nous en reparlerons, Éloge de la raison sensible. Grasset. 1996), de la revendication de Sylvie Joubert pour une «sociologie quantique», et avec nos propres travaux.  Mais le «bouquet» que tire Patrick Trousson après toutes et tant de nos fusées nous paraît éclairer d'une lumière plus précise notre entreprise collective et plus que trentenaire de rassembler dans la même gerbe de savoir, et sans exclusives, les oeuvres du génie de l'homme.


Gilbert Durand,
Université de Grenoble

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