Fin connaisseur
de l’Inde et de l’hindi, Mathieu Boisvert était tout désigné pour étudier des
communautés hijras (transgenre) ou kinnars
(auto-appellation sans connotations négatives) du Maharashtra.
Au cœur de cette recherche, il y a plusieurs intuitions : l’organisation
de la communauté hijra reprend celle des communautés ascétiques ;
différents « marqueurs » identitaires individuel et collectif
relèvent de la « sphère religieuse » ; et le pèlerinage
légitime et justifie le « statut distinct » des hijras et
« des pouvoirs qui leur sont attribués » (19). Combinées à une
présentation du portrait socioreligieux des communautés hijras
étudiées et des « univers de sens et de pratique qui structurent leur
identité » individuelle et collective (21), ces intuitions sont
confirmées : hijras et ascètes appartiennent bien à des
communautés « en marge de la société », entre autres, par leur
refus et/ou incapacité à participer à la procréation (80). Les
données de l’étude ont été récoltées lors d’entrevues, sous forme de récits
de vie détaillés, de 26 participantes hijras de moins de 50 ans,
toutes ayant subi le rituel d’initiation hijra (rīt)
et étant toujours considérées comme membre de la communauté. Deux grilles d’observation ont été utilisées :
l’une (langue, religion, style de vie ; valeurs, attitudes ;
dimension structurelle et interactionnelle ; dimension subjective)
auprès des différentes lignées d’appartenance (ou « maisons ») (gharāṇā)
hijras, des ONG et lors des bénédictions rituelles des hijras (badhāī), et l’autre (performance
rituelle ; articulation avec les mythes) sur les sites de pèlerinage
(21). L’ouvrage
se divise en deux grandes parties d’inégales longueurs :
neuf chapitres, sept rédigés par Boisvert et dont la plupart abordent
différentes pratiques rituelles (27-190), suivis de trois récits (191-227).
Le premier chapitre démontre que l’appartenance religieuse « n’a aucune
incidence sur l’identité hijra » (27),
qu’elle soit hindoue, musulmane, chrétienne ou autre. Par contre, cette
identité religieuse demeure toujours « floue », les « frontières »
entre les différentes appartenances religieuses demeurant « fort
poreuses », certaines hijras se réclamant être à la fois hindoues et
musulmanes ou ni l’une ni l’autre (32). Le
chapitre suivant aborde le rituel
d’admission « rīt »
au sein de la communauté hijra et de l’allégeance à cette communauté, rite de
passage qui constitue une « action structurante qui vient réagencer et ordonner
la vie de la nouvelle recrue au sein d’un nouvel ordre social et
symbolique […] rituel qui officialise le lien entre […] la disciple (celā/śiṣya) – et sa guru, ainsi qu’une lignée
d’appartenance (gharāṇā) distincte » (35). Mumbai compte
sept lignées distinctes (gharāṇā), chacune avec une chef (nāyak), alors qu’à Pune, il n’y en a qu’une (36-7). Le
rīt y est décrit, ainsi que les modèles
résidentiels après le rituel. Y sont aussi présentés les rīt pour changer de guru (i.e. palṭī), et les rīt concomitants d’allégeances différentes, par ex. le rīt jogta additionnel (plus fréquent chez
les participantes de Pune), propre aux dévots hindous de Yellammā (45-7).
Le troisième chapitre est consacré au rite
de « nirvāṇ » ou d’émasculation. On y décrit les
conditions et le déroulement du rituel qui, accompli à la maison, « augmenterait
la portée symbolique du rituel, puisque l’initiée a reçu la bénédiction de la
déesse en traversant cet ordali [sic] » (54). Procédure très risquée, les gurus enjoignent de nos jours leurs disciples à subir l’intervention à
l’hôpital. Les 40 jours de réclusion/convalescence qui s’en suivent (rituel
de passage à un nouvel état) incluent la dévotion à la déesse Bahucharā (64-6, cf. 29, 52-3, 56-7) que la hijra mariera au terme de sa période de réclusion (56-7). Ce rituel
symboliserait le renoncement au cycle des renaissances (saṃsara) avec l’anéantissement du désir, source du
maintien dans ce cycle (51), Nirvāṇī ou
Nirvāṇ sulṭān
devenant un titre honorifique sans équivoque
(50), même si le nirvāṇ n’est plus obligatoire, contrairement au rīt, pour devenir hijra (59-62). Le chapitre suivant est consacré au pèlerinage des hijras aux divinités liées aux récits mythiques « plus étroitement
associé[s] à l’émasculation, au travestissement ou à l’homosexualité »
qui permettent « de légitimer un changement de statut plus permanent »
(70), récits qui sont liés à la déesse Bahucharā,
au dieu Aravan (70-2, cf. 29) et à la déesse Yellāmmā. Cette déesse paradoxale (de nature
pure et impure) est rattachée au mythe de la naissance des trois premières hijras ; elle est aussi associée aux jogtī (qui ne subissent
jamais le nirvāṇ) (66-8, cf. 29, 45). Il existe aussi le
pèlerinage à certains mausolées (dargāh) de saints soufis musulmans (72-8) lors
de l’anniversaire de décès (urs), par ex. du
saint de Dargāh Sharif et d’Haji Malang (banlieue de Mumbai) ; il y a également
le pèlerinage lors de la Kumbhamelā (78-80). Le cinquième chapitre présente en détail la
signification, le déroulement et les différentes pratiques rituelles de
bénédiction (badhāī) des hijras, qui ont le
pouvoir de bénir les naissances et les couples nouvellement mariés. Cette
activité est réglée par la « hiérarchie sociale » des communautés
hijras, certains quartiers constituant même des monopoles. Autre
rituel similaire, mais de moindre envergure, le maṅgtī
est l’offre de bénédiction lors de l’ouverture de nouveaux commerces ou
d’entreprises pour en assurer la prospérité, ou offerte dans des endroits
particuliers (trains, certains carrefours et temples). Le chapitre suivant aborde les rituels
funéraires et postfunéraires dont la prise en charge relève
traditionnellement de la famille, mais qui revient souvent à
la guru de la défunte ou à
la chef de sa lignée familiale. Les pratiques diffèrent grandement « en
fonction de l’appartenance religieuse » de celle-ci (100, 106). La
question de l’incinération et de l’inhumation se pose donc lors de
l’appartenance religieuse à plus d’une tradition (par ex. suite à une
conversion à l’islam). Plus récemment, des cimetières pour les hijras de Mumbai et de Pune ont été aménagés par le gouvernement ;
par contre, un décès suite au Sida condamne le corps à être incinéré dans un
crématorium électrique. Le septième chapitre s’attarde à la famille
et à la structure sociale de la communauté hijra, tous deux ancrées
dans la tradition hindoue. Les liens traditionnels avec la famille biologique
sont souvent rompus, l’honneur (izzat) de la famille ayant été entaché. Par contre, de nouveaux liens se
tissent avec la famille symbolique d’adoption (sasurāl), notamment le lien avec la guru, la dévotion à cette dernière et à sa lignée
familiale et à la maison des chefs. Alors qu’il y a absence de classe, de
caste et sous-castes au sien de la communauté hijra, celle-ci demeure
pourtant « hiérarchisée », avec sa « structure
organisationnelle » qui reprend le « modèle »
familial. Isabelle Wallach rédige le chapitre suivant sur les perceptions et expériences du
vieillissement chez les hijras. Elle aborde les sujets de la
construction du statut (hiérarchique supérieur) d’aînée, de leur position
dans la communauté, de la place de la sexualité (et l’idéal ascétique hindou
d’abstinence), des relations avec les plus jeunes, du rôle de soutien et de
la solidarité intergénérationnelle. Le dernier chapitre, rédigé par Matilde Viau-Massé
et Karine Bates, aborde la lutte pour l’acquisition de droits des hijras. Différents éléments du droit, notamment criminel sont identifiés
comme source de marginalisation de la communauté hijra (dès 1852 avec la
nouvelle législation indienne coloniale). Puis sont abordées les luttes pour l’accès à la justice, la
reconnaissance juridique de l’identité hijra — avec le jugement
de 2014 qui reconnait l’autodétermination et l’auto-identification du genre,
incluant un « troisième genre » officiel sur les documents
d’identité — et les nouvelles aspirations de la communauté. Trois
récits complètent l’ouvrage. Deux sont des récits (traduits, synthétisés et
abrégés) de participantes. Le troisième, propose un essai réflexif rédigé par
une assistante de recherche interprète sur sa découverte de la communauté hijra. L’ouvrage inclut un tableau des
participantes, un fort utile glossaire (241-246), une bibliographie, qui
contient quelques références à la législation indienne (247-251), ainsi qu’un
cahier de huit pages contenant 23 photographies en couleur. (Une ou deux
coquilles ont été aperçues.) Chaque chapitre est extrêmement informatif et
détaillé, décrivant dans ses moindres détails un univers qui nous est
inconnu. Toutefois, à plusieurs endroits, des questionnements féconds sont
laissés en friche là où on y attendrait une réponse, un développement ou une
analyse comparative supplémentaire pour bonifier le propos, par ex. en
faisant appel à des études sur les rituels d’initiation et d’allégeance
(ch. 2), de passage (ch. 3) et de bénédiction (ch. 5) ou
sur les pratiques de pèlerinage et leurs rapports aux mythes et aux questions
de genre et de sexualité (ch. 4). Il n’en demeure pas moins que
l’ouvrage propose une fascinante incursion dans le monde clos et secret des hijras des régions de Mumbai et Pune dont on suit avec passion le récit de
leurs vies qu’elles nous racontent. Lien: http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2019/2019_MBoisvert.html |