Hijras

 

Mathieu BOISVERT. 2018. Les Hijras. Portrait socioreligieux d’une communauté transgenre du sud-asiatique, avec la collaboration d’Isabelle Wallach, Karine Bates et Mathilde Viau-Tassé. Montréal : Presses universitaires de l’Université de Montréal, 253 p.

 

avril 2019 (date de mise en ligne)  

 

recension de
Roxanne D. Marcotte, Université du Québec à Montréal

 


Fin connaisseur de l’Inde et de l’hindi, Mathieu Boisvert était tout désigné pour étudier des communautés hijras (transgenre) ou kinnars (auto-appellation sans connotations négatives) du Maharashtra. Au cœur de cette recherche, il y a plusieurs intuitions : l’organisation de la communauté hijra reprend celle des communautés ascétiques ; différents « marqueurs » identitaires individuel et collectif relèvent de la « sphère religieuse » ; et le pèlerinage légitime et justifie le « statut distinct » des hijras et « des pouvoirs qui leur sont attribués » (19). Combinées à une présentation du portrait socioreligieux des communautés hijras étudiées et des « univers de sens et de pratique qui structurent leur identité » individuelle et collective (21), ces intuitions sont confirmées : hijras et ascètes appartiennent bien à des communautés « en marge de la société », entre autres, par leur refus et/ou incapacité à participer à la procréation (80). 

 

Les données de l’étude ont été récoltées lors d’entrevues, sous forme de récits de vie détaillés, de 26 participantes hijras de moins de 50 ans, toutes ayant subi le rituel d’initiation hijra (rīt) et étant toujours considérées comme membre de la communauté. Deux grilles d’observation ont été utilisées : l’une (langue, religion, style de vie ; valeurs, attitudes ; dimension structurelle et interactionnelle ; dimension subjective) auprès des différentes lignées d’appartenance (ou « maisons ») (gharāṇā) hijras, des ONG et lors des bénédictions rituelles des hijras (badhāī), et l’autre (performance rituelle ; articulation avec les mythes) sur les sites de pèlerinage (21).

 

L’ouvrage se divise en deux grandes parties d’inégales longueurs : neuf chapitres, sept rédigés par Boisvert et dont la plupart abordent différentes pratiques rituelles (27-190), suivis de trois récits (191-227). Le premier chapitre démontre que l’appartenance religieuse « n’a aucune incidence sur l’identité hijra » (27), qu’elle soit hindoue, musulmane, chrétienne ou autre. Par contre, cette identité religieuse demeure toujours « floue », les « frontières » entre les différentes appartenances religieuses demeurant « fort poreuses », certaines hijras se réclamant être à la fois hindoues et musulmanes ou ni l’une ni l’autre (32).

 

Le chapitre suivant aborde le rituel d’admission « rīt » au sein de la communauté hijra et de l’allégeance à cette communauté, rite de passage qui constitue une « action structurante qui vient réagencer et ordonner la vie de la nouvelle recrue au sein d’un nouvel ordre social et symbolique […] rituel qui officialise le lien entre […] la disciple (celā/śiṣya) – et sa guru, ainsi qu’une lignée d’appartenance (gharāṇā) distincte » (35). Mumbai compte sept lignées distinctes (gharāṇā), chacune avec une chef (nāyak), alors qu’à Pune, il n’y en a qu’une (36-7). Le rīt y est décrit, ainsi que les modèles résidentiels après le rituel. Y sont aussi présentés les rīt pour changer de guru (i.e. palṭī), et les rīt concomitants d’allégeances différentes, par ex. le rīt jogta additionnel (plus fréquent chez les participantes de Pune), propre aux dévots hindous de Yellammā (45-7). 

 

Le troisième chapitre est consacré au rite de « nirvāṇ » ou d’émasculation. On y décrit les conditions et le déroulement du rituel qui, accompli à la maison, « augmenterait la portée symbolique du rituel, puisque l’initiée a reçu la bénédiction de la déesse en traversant cet ordali [sic] » (54). Procédure très risquée, les gurus enjoignent de nos jours leurs disciples à subir l’intervention à l’hôpital. Les 40 jours de réclusion/convalescence qui s’en suivent (rituel de passage à un nouvel état) incluent la dévotion à la déesse Bahucharā (64-6, cf. 29, 52-3, 56-7) que la hijra mariera au terme de sa période de réclusion (56-7). Ce rituel symboliserait le renoncement au cycle des renaissances (saṃsara) avec l’anéantissement du désir, source du maintien dans ce cycle (51), Nirvāṇī ou Nirvāṇ sulṭān devenant un titre honorifique sans équivoque (50), même si le nirvāṇ n’est plus obligatoire, contrairement au rīt, pour devenir hijra (59-62).

 

Le chapitre suivant est consacré au pèlerinage des hijras aux divinités liées aux récits mythiques « plus étroitement associé[s] à l’émasculation, au travestissement ou à l’homosexualité » qui permettent « de légitimer un changement de statut plus permanent » (70), récits qui sont liés à la déesse Bahucharā, au dieu Aravan (70-2, cf. 29) et à la déesse Yellāmmā. Cette déesse paradoxale (de nature pure et impure) est rattachée au mythe de la naissance des trois premières hijras ; elle est aussi associée aux jogtī (qui ne subissent jamais le nirvāṇ) (66-8, cf. 29, 45). Il existe aussi le pèlerinage à certains mausolées (dargāh) de saints soufis musulmans (72-8) lors de l’anniversaire de décès (urs), par ex. du saint de Dargāh Sharif et d’Haji Malang (banlieue de Mumbai) ; il y a également le pèlerinage lors de la Kumbhamelā (78-80).

 

Le cinquième chapitre présente en détail la signification, le déroulement et les différentes pratiques rituelles de bénédiction (badhāī) des hijras, qui ont le pouvoir de bénir les naissances et les couples nouvellement mariés. Cette activité est réglée par la « hiérarchie sociale » des communautés hijras, certains quartiers constituant même des monopoles. Autre rituel similaire, mais de moindre envergure, le maṅgtī est l’offre de bénédiction lors de l’ouverture de nouveaux commerces ou d’entreprises pour en assurer la prospérité, ou offerte dans des endroits particuliers (trains, certains carrefours et temples).

 

Le chapitre suivant aborde les rituels funéraires et postfunéraires dont la prise en charge relève traditionnellement de la famille, mais qui revient souvent à la guru de la défunte ou à la chef de sa lignée familiale. Les pratiques diffèrent grandement « en fonction de l’appartenance religieuse » de celle-ci (100, 106). La question de l’incinération et de l’inhumation se pose donc lors de l’appartenance religieuse à plus d’une tradition (par ex. suite à une conversion à l’islam). Plus récemment, des cimetières pour les hijras de Mumbai et de Pune ont été aménagés par le gouvernement ; par contre, un décès suite au Sida condamne le corps à être incinéré dans un crématorium électrique.  

 

Le septième chapitre s’attarde à la famille et à la structure sociale de la communauté hijra, tous deux ancrées dans la tradition hindoue. Les liens traditionnels avec la famille biologique sont souvent rompus, l’honneur (izzat) de la famille ayant été entaché. Par contre, de nouveaux liens se tissent avec la famille symbolique d’adoption (sasurāl), notamment le lien avec la guru, la dévotion à cette dernière et à sa lignée familiale et à la maison des chefs. Alors qu’il y a absence de classe, de caste et sous-castes au sien de la communauté hijra, celle-ci demeure pourtant « hiérarchisée », avec sa « structure organisationnelle » qui reprend le « modèle » familial.

 

Isabelle Wallach rédige le chapitre suivant sur les perceptions et expériences du vieillissement chez les hijras. Elle aborde les sujets de la construction du statut (hiérarchique supérieur) d’aînée, de leur position dans la communauté, de la place de la sexualité (et l’idéal ascétique hindou d’abstinence), des relations avec les plus jeunes, du rôle de soutien et de la solidarité intergénérationnelle. Le dernier chapitre, rédigé par Matilde Viau-Massé et Karine Bates, aborde la lutte pour l’acquisition de droits des hijras. Différents éléments du droit, notamment criminel sont identifiés comme source de marginalisation de la communauté hijra (dès 1852 avec la nouvelle législation indienne coloniale). Puis sont abordées les luttes pour l’accès à la justice, la reconnaissance juridique de l’identité hijra — avec le jugement de 2014 qui reconnait l’autodétermination et l’auto-identification du genre, incluant un « troisième genre » officiel sur les documents d’identité — et les nouvelles aspirations de la communauté.

 

Trois récits complètent l’ouvrage. Deux sont des récits (traduits, synthétisés et abrégés) de participantes. Le troisième, propose un essai réflexif rédigé par une assistante de recherche interprète sur sa découverte de la communauté hijra. L’ouvrage inclut un tableau des participantes, un fort utile glossaire (241-246), une bibliographie, qui contient quelques références à la législation indienne (247-251), ainsi qu’un cahier de huit pages contenant 23 photographies en couleur. (Une ou deux coquilles ont été aperçues.)

 

Chaque chapitre est extrêmement informatif et détaillé, décrivant dans ses moindres détails un univers qui nous est inconnu. Toutefois, à plusieurs endroits, des questionnements féconds sont laissés en friche là où on y attendrait une réponse, un développement ou une analyse comparative supplémentaire pour bonifier le propos, par ex. en faisant appel à des études sur les rituels d’initiation et d’allégeance (ch. 2), de passage (ch. 3) et de bénédiction (ch. 5) ou sur les pratiques de pèlerinage et leurs rapports aux mythes et aux questions de genre et de sexualité (ch. 4). Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage propose une fascinante incursion dans le monde clos et secret des hijras des régions de Mumbai et Pune dont on suit avec passion le récit de leurs vies qu’elles nous racontent.

 

 

Lien:  http://www.religiologiques.uqam.ca/recen_2019/2019_MBoisvert.html